N. 19 - 2021

Disparitions forcées : Les nouvelles initiatives à lancer.

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Il serait sans doute trop ambitieux de prévoir dix initiatives pour les dix années à venir, donc je vais essayer de réfléchir à un programme à plus court terme et demander quelles pourraient être les quatre initiatives prioritaires auxquelles on pourrait donner un coup d’envoi à partir de cette année 2021.

1°/Première initiative, une campagne internationale en vue de la ratification universelle

A l’occasion des dix ans de l’entrée en vigueur de la Convention, il faut rappeler que beaucoup a déjà été fait. Plusieurs webinaires ont eu lieu, y compris le webinaire conjoint du Groupe de travail sur les disparitions forcées (GTDFI) et du Comité des disparitions forcées (CED) lors de la dernière session du CED en octobre dernier, mais aussi deux webinaires organisés respectivement par la Fédération euro-méditerranéenne contre les disparitions forcées (FEMED) et le Collectif des familles de disparus en Algérie (CFDA) – et je sais que la Coalition internationale contre les disparitions forcées souhaite organiser un nouvel événement en février.

Le HCDH a aussi fait de gros efforts ces derniers mois et je voudrais rendre hommage appuyé à cet égard à toute l’équipe de la branche des traités du Haut Commissariat, en particulier à l’équipe du secrétariat du CED sous la direction d’Albane Prophette : webstory, clips de présentation, interviews dans les médias… Les initiatives se sont multipliées de manière tout à fait inédite. On peut dire que nous n’avions jamais vu cela auparavant aux Nations Unies. Il faut que cette prise de conscience se traduise institutionnellement, et je salue à cet égard la présence de M. Mahamane Cissé-Gouro, qui démontre l’appui du Bureau de la Haute Commissaire.

Un autre aspect très positif, c’est l’intégration dans le programme du Treaty Body Capacity Building Programme d’actions visant à encourager les Etats à ratifier la Convention. C’est crucial car cela permet l’organisation de séminaires de promotion sur le plan local avec les acteurs locaux : or ce sont les acteurs locaux bien plus que les diplomates à Genève qu’il faut toucher. Les membres des institutions nationales des droits de l’Homme (INDH), les parlementaires, les fonctionnaires des ministères… etc. J’ai personnellement participé à un de ces séminaires à destination de l’INDH de la Malaysie et je l’ai trouvé très utile. Il faudrait multiplier ce type de séminaires de formation et de sensibilisation, d’autant plus que leur tenue est rendue beaucoup plus aisée maintenant que ce type d’événement peut avoir lieu en ligne.

Beaucoup d’initiatives, mais jusqu’à présent on ne peut pas parler d’une « vraie » campagne en faveur de la ratification. Ce dont nous avons besoin c’est d’une stratégie qui réunisse tous les acteurs dans un effort coordonné en vue de parvenir rapidement à la ratification universelle.

Cela ne se décrète pas, comme avait cru pouvoir le faire l’ancien Haut Commissaire M. Zeid Al Hussein qui, en 2017, lors du 10ème anniversaire de la signature de la Convention, avait promis de doubler le nombre de ratifications en cinq ans. Il y avait 55 Etats parties à l’époque, il y en a huit de plus aujourd’hui. On est bien loin de l’objectif fixé de 110. Pour y arriver, il faut y mettre quelques moyens et il faut une volonté politique. Il y a des exemples et des précédents : je pense en particulier à l’initiative en faveur de la Convention sur la torture (CTI), qui pourrait servir de modèle .

Évidemment, les regards sont rivés vers les « États amis » de la Convention car c’est naturellement vers eux qu’on aimerait se tourner : en tant qu’amis, n’ont-ils pas vocation à initier un tel effort ? Nous attendions des annonces en 2020, qui ne sont pas venues. Nous espérons que 2021 verra les États amis prendre des initiatives, mais il faudrait que cela se fasse en impliquant tous les acteurs et en premier lieu les familles de disparus et leurs associations.

Il serait souhaitable à cet égard que soit convoqué dans l’année un forum mondial sur la question de la disparition forcée, qui permettrait de réunir les États parties à la Convention, les familles de disparus, les ONG de défense des droits de l’homme intéressées et les experts – pour travailler sur la base d’une proposition de plan d’action. A partir de là, il serait possible de rechercher des financements et de passer à l’action. Ce pourrait être aussi le lieu et le moment de lancer les trois autres initiatives qui suivent.

2°/ Deuxième initiative en direction des victimes et des associations de victimes de la disparitions forcée

J’aimerais faire à cet égard deux constats :

– Premier constat, le combat contre les disparitions forcées n’a jamais avancé sans les victimes. La question « disparitions forcées » commence avec les mères de la Place de Mai en Argentine et les autres mouvements de mères de disparus dans le cône Sud – ce sont grâce à elles que la commission interaméricaine puis l’ONU vont être saisies de la question. Les premiers efforts de rédaction de la convention, dès le début des années 80, sont le fait des associations. Alors bien sûr, les États sont des acteurs fondamentaux, mais si on néglige les victimes et leurs associations, on se prive du moyen décisif pour combattre ce crime odieux.

– Deuxième constat : les associations de familles se forment par la force des choses sur une base nationale et c’est tout à fait normal. Mais les rencontres entre familles de différents pays sont d’une importance majeure : pas seulement parce qu’elles facilitent la coopération et permettent de donner plus de force à leur plaidoyer. Je dirais qu’elles ont aussi, ces rencontres, un effet presque thérapeutique : souvent les victimes pensent qu’elles sont seules au monde et elles développent un complexe de culpabilité ; et puis lorsqu’elles rencontrent des personnes qui ont vécu la même chose dans un autre pays, elles s’aperçoivent qu’elles font en réalité face au même crime, à la même technique de terreur qui est répliquée d’un pays à l’autre pour terroriser la population ; elles ressentent la même souffrance ; elles subissent la même torture de l’angoisse et de l’incertitude ; elles doivent surmonter les mêmes problèmes matériels ; elles sont confrontées à un appareil gouvernemental qui leur oppose l’indifférence et le déni. Et ces rencontres sont alors une source de réconfort – certes relatif – mais aussi une motivation pour agir.
Nous l’avons vu au début des années 2000, lorsque s’est créée une formidable initiative aux Pays-Bas, avec l’ONG Linking Solidarity, dirigée par Ewoud Plate, qui avait justement pour objet le renforcement de ces liens. Je peux dire que si la Convention a finalement été adoptée, c’est aussi grâce à cette initiative.

Favoriser ce type de rencontres – ne serait-ce que pour échanger, pour parler – n’est donc pas un luxe, un accessoire. C’est central. Il faut aider à la formation d’organisations de familles dans les États, lorsqu’elles n’existent pas encore, les soutenir lorsqu’elles existent déjà, y compris en leur offrant des moyens financiers : c’est une dimension majeure de la lutte contre les disparitions forcées qui a été trop oubliée ces dernières années.

J’aimerais à cet égard saluer le Comité international de la Croix Roux (CICR) et son projet sur les « personnes disparus » qui, lors de plusieurs séminaires et webinaires, a permis ce type de rencontre et a rendu possible aussi, à travers un site internet collaboratif, de retisser progressivement quelques liens entre des familles de différents pays.

Mais il faut aller plus loin. Au-delà d’un lieu de rencontre et de dialogue, d’un soutien pratique et logistique, une initiative sur la réparation, la réhabilitation et l’assistance aux victimes de la disparition forcée est également nécessaire. On a trop souvent ignoré la particularité du trauma de la disparition forcée, son caractère genré aussi. Des approches spécifiques existent et devraient être mises en œuvre, avec des programmes et des lignes de financement en direction de cette catégorie de victimes.

J’aimerais donc lancer ici un appel aux États, au Haut-Commissariat, aux fondations, aux bailleurs privés, à venir en aide aux associations de familles de disparus qui sont souvent dans le dénuement le plus total et ont beaucoup de mal à exister et à mener leurs activités.

3°/ Troisième initiative : un dialogue intergouvernemental sur les disparitions forcées.

Une troisième initiative pourrait se situer à un niveau plus intergouvernemental. Nous avons besoin d’un dialogue entre pairs et plus exactement entre les pays qui ont fait ou font l’expérience de la disparition forcée. Un tel dialogue devrait bien entendu être structuré, et d’abord autour d’un certain nombre de thématiques bien précises, et viser des objectifs précis. Je pense en particulier à la question des stratégies de recherche – qui comme vous le savez ont fait l’objet des principes directeurs du comité – mais aussi de la question des enquêtes pénales , et à l’interaction entre deux composantes fondamentales de la recherche de la vérité et de la lutte contre l’impunité.

Pourquoi ne pas proposer, par exemple, un dialogue intergouvernemental, en marge des Nations Unies ou d’une organisation régionale, qui prendrait pour point d’appui les principes directeurs du Comité et qui permettrait aux pays d’échanger sur leurs expériences respectives et leurs bonnes pratiques ?

4°/ Quatrième initiative : renforcement de la complémentarité entre tous les organes internationaux compétents

Cette initiative se situerait à un niveau plus institutionnel. Elle viserait à renforcer la complémentarité institutionnelle entre les organes internationaux compétents sur la question des disparitions forcées – ceci en vue de maximiser leur impact sur le terrain. Bien sûr certains organes sont très étroitement coordonnés : c’est le cas des deux mécanismes de l’ONU, le Groupe de travail sur les disparitions forcées ou involontaires et le Comité des disparitions forcées, qui sont très proches par la force des choses. C’est aussi le cas, mais dans une moindre mesure, des autres comités conventionnels et également des procédures spéciales comme le rapporteur spécial sur les exécutions ou le rapporteur spécial sur la justice transitionnelle. Tous ces organes font partie du même système et leur coordination devrait être aisée, et elle mérite d’être encore renforcée. Plus compliquée est la coordination avec les mécanismes régionaux : récemment, nous avons renforcé nos liens avec la Commission africaine des droits de l’Homme et des peuples, mais les contacts avec la Cour européenne, la Cour interaméricaine demeurent encore trop rares ou la Cour africaine des droits de l’Homme et des peuples, sans même compter les cours sous-régionales africaines, restent encore trop rares.

Pourrait-on proposer la tenue d’une conférence, sinon annuelle, mais à tout le moins biennale, qui mettrait autour de la table tous les organes internationaux de protection avec une double approche : thématique, pour échanger sur des questions juridiques et pratiques autour des problématiques liées à la disparition forcée ; et géographique, pour discuter de la situation des pays sur lesquels nous travaillons, ce qui permettrait de nous épauler mutuellement dans nos efforts et dans nos contacts avec les gouvernements respectifs ?

Voilà Mesdames et Messieurs quelques pistes et quelques idées d’initiatives qui pourraient être lancées dès cette année, sans que cette liste prétende évidemment à l’exhaustivité. J’aurais pu évoquer beaucoup d’autres idées – et notamment la nécessité de mieux identifier les nouvelles formes de disparitions forcées, comme on a pu les appeler : les disparitions forcées de courte durée dans le cadre de la lutte contre le terrorisme, ou les disparitions forcées liées à la traite ou aux migrations. En fait, le chantier est évidemment infini. Il nécessite la mobilisation de tous les acteurs de bonne volonté. Mais j’y insiste : rien ne se fera sans les victimes, sans les proches, sans les mères de disparus. Donc, s’il fallait donner la priorité des priorités, ce serait celle-ci : une grande initiative permettant d’aider ces victimes à se rencontrer, à s’organiser, à définir leur agenda, à réfléchir à leurs besoins, et surtout à défendre leurs droits inaliénables à la vérité, à la justice et à la réparation.