N. 22 - 2024

Note sous Comité des droits économiques, sociaux et culturels, Sara Vázquez Guerreiro, D. S. V. et Y. S. V. c. Espagne, 9 octobre 2023, communication n° 70/2018, U.N. doc. E/C.12/74/D/70/2018

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L’auteure est une femme espagnole, mère de deux enfants, dont un âgé de moins d’un an au commencement de la procédure d’expulsion litigieuse. Le 21 décembre 2017, un tribunal madrilène juge que l’auteure occupe illégalement un logement de l’Office du logement social de la Communauté de Madrid (§ 2.4), auprès duquel elle avait pourtant dès 2015 déposé une demande de logement social (§ 2.2). Le 19 juillet 2018, le juge espagnol ordonne en dernière instance la libération du logement sous un mois, avertissant que la mesure d’expulsion serait exécutée le 28 septembre en l’absence de sortie volontaire de la part de l’auteure (§ 2.7). L’auteure obtient toutefois le report de l’expulsion au 28 octobre (§ 2.9). Six jours avant l’échéance, elle saisit le Comité des droits économiques, sociaux et culturels (ci-après le « Comité ») qui, le 26 octobre, sur la base de l’article 5 du Protocole Facultatif, demande à l’État partie de surseoir à l’expulsion de l’auteure et de ses enfants tant que leur communication serait à l’examen ou, à défaut, de leur attribuer un logement convenable, après avoir dûment consulté l’auteure (§ 1.2). Le 25 juin 2019, l’État partie procède à l’expulsion de la famille sans satisfaire de telles exigences (§ 2.14).

L’affaire soulève la problématique – classique – de la conventionnalité de l’expulsion de l’auteure et de ses enfants au regard de l’article 11 du Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels (ci-après le « Pacte »), lequel reconnaît « le droit de toute personne à un niveau de vie suffisant pour elle-même et sa famille, y compris une nourriture, un vêtement et un logement suffisants ». Si les conclusions du Comité des droits économiques, sociaux et culturels sont prévisibles, puisqu’il constate la violation par l’Espagne de ses obligations découlant de l’article 1 du Pacte, ainsi que de l’article 5 du Pacte en raison de la méconnaissance des mesures provisoires qu’il a émises, la présente décision comporte toutefois un intérêt majeur pour deux raisons principales. D’une part, elle dénote une volonté de la part des experts onusiens de fournir à l’État défendeur, mais plus largement à l’ensemble des États parties, un guide détaillé de l’expulsion conventionnelle au regard du Pacte. D’autre part, ces constatations comportent une avancée jurisprudentielle considérable ayant trait à la prise en compte des droits de l’enfant dans de telles procédures.

Sur le premier point, force est de constater que le Comité offre à travers ces constatations une synthèse particulièrement riche et pédagogue de sa jurisprudence en matière d’expulsion. Historiquement, le régime juridique de l’article 11 du Pacte s’est bâti en deux temps : entre 1991 et 1997, ses bases théoriques sont posées avec les Observations générales n° 4 et n° 7 relatives respectivement au droit au logement et aux expulsions forcées ; à partir de 2015, ce droit s’opérationnalise grâce aux saisines nombreuses du Comité dans des affaires individuelles (dans le cas de l’Espagne, plus de 90 fois entre 2015 et 2023), et les constatations substantielles qu’il a pu rendre lorsque les communications étaient jugées recevables. Il en résulte un régime juridique très complet qu’il convient d’exposer.

Classiquement, le Comité commence par souligner que si le droit au logement n’est pas un droit absolu, les expulsions demeurent prima facie contraires aux dispositions du Pacte et ne peuvent être justifiées que dans les situations les plus exceptionnelles (§ 8.2). Afin d’évaluer la légitimité d’une expulsion, le Comité prend en compte cinq critères (§ 8.3). L’expulsion doit être prévue par la loi ; favoriser le bien-être général dans une société démocratique ; être proportionnelle au but invoqué ; être nécessaire, c’est-à-dire qu’aucune autre mesure moins attentatoire n’aurait pu atteindre le même but ; et la mesure dans laquelle elle contribue à favoriser le bien-être général doit plus que compenser son incidence sur la jouissance du droit soumis à cette limitation. Le Comité précise également qu’un logement de remplacement convenable doit être proposé et opère une distinction dans son appréciation entre le logement dont un individu tire des revenus vitaux à travers la location et ceux appartenant à des entités financières ou de toute autre nature (§ 8.3). Il faut saluer la prise en compte dans l’examen de proportionnalité du Comité des effets plus délétères encore que peuvent avoir les expulsions sur certains groupes de personnes, parmi lesquels les femmes, les enfants, les jeunes, les personnes âgées, les populations autochtones et les minorités ethniques (§ 8.9). Au vu des circonstances de l’espèce, le Comité insiste plus particulièrement sur les effets disproportionnés des expulsions sur les femmes et les enfants (§§ 8.9, 8.10 et 12.1).

Puisque c’est en premier lieu à une autorité judiciaire ou une autorité impartiale et indépendante nationale de procéder à un examen de la proportionnalité de l’expulsion, en prenant en compte l’ensemble des éléments exposés par le Comité (§ 8.4), ce dernier conclut en l’espèce que « dans la présente affaire, les autorités auraient dû évaluer la proportionnalité de la mesure à la lumière : de la situation de vulnérabilité socioéconomique de l’auteure et de ses enfants et de l’intérêt supérieur des enfants ; des conséquences particulières de l’expulsion sur l’auteure, en sa qualité de femme et de chef de famille avec deux enfants mineurs, celle-ci n’étant pas en mesure d’accéder à un logement convenable ou de trouver d’autres solutions viables ; de l’utilité sociale du logement qu’occupaient l’auteure et ses enfants, étant donné qu’il appartenait à l’Office du logement social ; des précédentes demandes de logement social présentées par l’auteure ; de la disponibilité de logements sociaux gérés par les autorités administratives responsables et de l’existence d’autres moyens de résoudre le problème » (§ 10.6).

Ce seul constat suffit au Comité pour conclure à la violation de l’article 11 du Pacte par l’État partie. Pour autant, les experts onusiens constatent également l’illicéité de l’expulsion de l’auteure et de ses enfants au regard de l’obligation qui pèse sur l’État de consulter les personnes expulsées (§§ 8.6 et 8.7). L’innovation principale de ces constatations porte sur ce second point. Dans une perspective systémique, le Comité intègre à son raisonnement des considérations tirées de l’Observation générale n° 14 du Comité des droits de l’enfant sur le droit de l’enfant à ce que son intérêt supérieur soit une considération primordiale (CRC, Le droit de l’enfant à ce que son intérêt supérieur soit une considération primordiale, Observation générale n° 14, 2013, U.N. doc. CRC/C/GC/14, § 6 c)). Ainsi, le Comité des droits économiques, sociaux et culturels étend l’obligation de consultation de la personne expulsée à tout enfant visé par une telle procédure (§ 12.1). En conséquence, le Comité constate d’une part que, vis-à-vis de l’auteure de la communication, « rien ne prouve qu’une consultation réelle et efficace ait été menée au niveau judiciaire en vue d’examiner les solutions autres que l’expulsion » (§ 11.3). Il observe, d’autre part, que les autorités nationales n’ont pas pris en compte l’intérêt supérieur des enfants de l’auteure lorsqu’elles ont ordonné l’expulsion, pas plus qu’elles ne les ont consultés durant la procédure (§ 12.2).

Eu égard aux considérations précédentes, le Comité conclut à la violation de l’article 11 du Pacte lu conjointement avec les article 3 relatif au droit égal des hommes et des femmes au bénéfice des droits économiques, sociaux et culturels et 10 § 3 portant sur les mesures spéciales de protection et d’assistance devant être prises en faveur de tous les enfants et adolescents, sans discrimination aucune (§ 14.2).