N. 17 - 2019

Les techniques d’élaboration des normes applicables aux migrations : recherche de légitimité et d’effectivité

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Cette contribution ne reflète que le point de vue de l’auteur et n’engage pas le ministère de l’Europe et des affaires étrangères. 

A ce jour, seuls 54 Etats ont ratifié la Convention sur la protection des droits des travailleurs migrants. Par comparaison, 152 Etats ont voté  en faveur du Pacte mondial sur les migrations, lors de sa présentation à l’Assemblée générale des Nations Unies le 19 décembre 2018, soit une écrasante majorité1. De ce point de vue, l’élaboration du Pacte mondial sur les migrations a constitué un vrai succès : une très large majorité des Etats a adhéré à ce texte.

On peut déjà mesurer la légitimité du texte par son adoption large par les Etats, même si cette légitimité se lira aussi dans la manière dont les autres acteurs concernés sauront ou non se l’approprier. Quant à l’effectivité, on n’en prendra réellement la mesure que dans les prochaines années, selon que le texte permettra de réels progrès ou non dans la gestion internationale des migrations. On peut toutefois d’ores et déjà apprécier le résultat des négociations comme robuste, avec un texte qui propose des actions concrètes pour améliorer la gestion des migrations. On aurait pu craindre que la recherche d’un « plus petit dénominateur commun » entre les Etats conduise inévitablement à un texte vide de contenu, à un texte légitime car accepté par le plus grand nombre, mais ineffectif. Cet écueil a été évité.

Je m’attacherai à mettre en avant les facteurs qui ont contribué à ce résultat. Dans un premier temps, je montrerai ce qui, dans le processus même d’élaboration du texte, a pu permettre d’en garantir la légitimité. Je m’intéresse si l’on veut à la légitimité « procédurale » du texte. Dans un second temps, je montrerai comment le contenu du texte et le dispositif de mise en œuvre qu’il prévoit permettent de satisfaire des exigences d’effectivité, grâce à des solutions ingénieuses permettant de concilier l’acceptabilité du texte pour tous et son caractère opérationnel.

Légitimité: le Pacte a été adopté selon des procédures visant à garantir l’acceptabilité la plus large possible du texte

1/ La légitimité d’une norme est étroitement liée aux procédures qui ont conduit à son élaboration. Le processus d’élaboration du Pacte mondial pour des migrations sûres, ordonnées et régulières est à cet égard exemplaire. Je ferai un bref rappel des différentes étapes qui ont conduit à son adoption en décembre 2018. En septembre 2016, les 193 Etats de l’ONU adoptent à l’unanimité la déclaration  de New York sur les réfugiés et les migrants, qui prévoit l’élaboration en 2018 de deux textes, selon des processus distincts : un Pacte mondial sur les réfugiés et un Pacte mondial pour des migrations sûres, ordonnées et régulières. Avec la déclaration de New York, les Etats se sont déjà entendus, a minima, sur un objectif commun, celui de renforcer la coopération internationale en matière de migration2. En avril 2017, l’Assemblée générale des Nations Unies adopte une résolution procédurale sur les modalités des négociations, qui en détaille les différentes phases. (1) Première phase : une phase de consultation, entre mai et octobre 2017, avec une série de six consultations, menées à New York et à Genève auprès de l’ensemble des acteurs concernés, Etats et société civile, et visant à couvrir tous les sujets susceptibles de figurer dans le futur Pacte. (2) Deuxième phase : une phase de bilan (stocktaking), d’octobre à décembre 2017, visant à consolider l’ensemble des consultations et conclue par une conférence au Mexique donnant lieu à une synthèse publique. (3) Troisième phase : négociations proprement dites, de février à juillet 2018, à New York, menées au rythme d’une semaine par mois. On distingue ainsi dans ce processus toutes les étapes d’une procédure délibérative, qui, partant d’un diagnostic commun, vise à aboutir à une norme acceptable par tous3.

On peut aussi souligner le caractère particulier du processus de négociations. Avec le Pacte mondial sur les migrations, il ne s’est pas agi d’une négociation directe entre les Etats, puisqu’ont été désignés deux « co-facilitateurs » du processus de négociations, en la personne des Représentants permanents aux Nations Unies du Mexique et de la Suisse. Ce sont eux qui ont mené les consultations durant la première phase et qui ont proposé un « avant-projet » (zero draft) de Pacte destiné à servir de première base à la négociation. Au cours des six séances de négociations, ils ont pu recueillir les commentaires des Etats, sur des versions du texte qu’ils ont amendé successivement en conséquence, jusqu’au projet final (final draft), stabilisé lors de la dernière séance de négociations le 13 juillet4 et présenté à l’adoption le 10 décembre à Marrakech. Il s’agit d’un processus assez inédit, qui a sans doute contribué à construire des consensus en permettant de dépasser la logique de confrontation directe entre les Etats. Ainsi, d’un projet à l’autre, le texte s’est peu à peu stabilisé, la focale des débats se réduisant progressivement aux sujets les plus sensibles5.

2/ L’association la plus large possible des acteurs concernés a également été recherchée tout au long de la procédure. Ici, l’association des acteurs est doublement bénéfique : il s’agit à la fois de bénéficier de toute l’expertise disponible, mais aussi, et au moins autant, de s’assurer qu’in fine, les acteurs concernés puissent s’approprier la norme parce qu’ils ont contribué à son élaboration. Or, le sujet des migrations est caractérisé par une grande multiplicité d’acteurs : Etats, OI, ONG, entreprises, syndicats, Eglises, etc. Tous ces acteurs, y compris les acteurs non étatiques, ont été étroitement associés, notamment lors de la phase de consultation : la plupart des grandes organisations internationales (OIM, UNICEF, CICR…) ont soumis une contribution écrite aux co-facilitateurs, les ONG ont participé activement aux sessions de consultation, des segments spécifiques à la société civile ont été organisés, etc. Naturellement, la phase de négociations a donné une place privilégiée aux Etats, car ce sont bien eux qui sont appelés à s’engager sur le texte. Mais même lors de la phase de négociations, l’association des acteurs non étatiques est restée étroite, avec des consultations « multi-acteurs » (« multi-stakeholders ») menées par les co-facilitateurs sur chaque nouvelle version du texte.

3/ La construction des positions nationales suppose également une coordination entre de nombreux acteurs. Elle requiert par nature une approche interministérielle, dans la mesure où le sujet des migrations concerne de nombreux secteurs des politiques publics : ministère des Affaires étrangères, ministère de l’Intérieur, mais aussi ministères de la Justice, du Travail, de la Santé, de la Transition écologique…6 Dans le cas de la France, un autre niveau de coordination était également en jeu, celui de la coordination européenne. En effet, si pendant la phase de consultations, les Etats membres de l’Union européenne ont fait valoir leur point de vue à titre national, à partir du début des négociations, ils se sont efforcés de défendre des positions communes, pour exercer plus de levier dans les négociations7. Cette coordination, dans le cas du Pacte mondial sur les migrations, a été rendue particulièrement difficile, du fait de la position de la Hongrie. La Hongrie s’est en effet mise d’emblée dans une posture de critique radicale du projet même d’un Pacte mondial sur les migrations, qui a rendu impossible d’aboutir à une position à 28 malgré des discussions nourries à Bruxelles pour tenter de dépasser ce blocage. Comme l’unanimité est requise dans ce domaine, l’attitude hongroise a rendu impossible toute expression de l’Union européenne. La Hongrie est intervenue à titre national dans les négociations mais les 27 autres Etats membres, plutôt que de parler en ordre dispersé, ont décidé de ne pas renoncer à une expression coordonnée: l’Autriche est intervenue au nom des 27 dans les négociations, exprimant des positions négociées au préalable entre ces derniers (ce qui n’a pas empêché les Européens de se désunir in fine au moment de l’adoption du Pacte)8. L’exemple européen  illustre en tout cas une élaboration des normes à plusieurs niveaux, où l’échelon international s’articule avec l’échelon régional9.  La légitimité de la norme se construit ainsi à plusieurs niveaux : construction d’une position acceptable pour tous au niveau d’une coalition d’Etats, pour aboutir à une norme acceptable pour toutes les coalitions.

Effectivité: la recherche de légitimité, sous la forme d’une acceptabilité par tous les acteurs, ne s’est pas payée d’une ineffectivité du texte

1/ Le modèle de négociation à plusieurs niveaux, associant une multitude d’acteurs dans un processus itératif pourrait laisser craindre un résultat largement vidé de son contenu. La recherche d’un « plus petit dénominateur commun », a fortiori quand elle est poursuivie à plusieurs niveaux (national/régional/international), quand le nombre d’acteurs est important (192 Etats, en excluant les Etats-Unis, qui n’ont pas participé à la négociation, sans compter tous les acteurs non étatiques), et que les étapes sont nombreuses (six séances de négociation) fait courir le risque d’aboutir à un texte faible, à la fois général et peu engageant. De ce point de vue, les Etats ont su trouver des solutions ingénieuses pour que le texte soit à la fois robuste et acceptable : texte engageant mais juridiquement non contraignant et reposant sur la souveraineté des Etats, déclinaison des engagements en un recueil de bonne pratique.

Premièrement, les Etats se sont entendus d’emblée sur le fait que le Pacte devait être juridiquement non contraignant. Pour les Etats, il s’agissait d’une condition sine qua non pour s’engager dans des négociations10. Ce caractère juridiquement non contraignant a en tout cas fait peu débat entre les Etats11. En revanche, les Etats se sont divisés sur la nécessité de mentionner ce caractère non contraignant dans le texte, certains jugeant que cela affaiblissait le texte12. A l’inverse, d’autres Etats, comme la Chine et la Russie, étaient réticents à employer le terme même d’engagement. En réalité, c’était méconnaître la distinction entre engagement politique et engagement juridique : le texte est engageant, puisque chaque objectif est introduit par un « nous nous engageons… ». En revanche, il s’agit d’un engagement non juridiquement contraignant. Le texte final fait ainsi référence explicitement à son caractère juridiquement non contraignant, mais conserve le terme d’engagement. Les références dans le texte au principe de souveraineté, qui est érigé en « principe directeur » du texte, visent également à expliciter que le Pacte ne vient pas limiter la souveraineté des Etats.

Deuxièmement, la structure du texte vise également à concilier exigence d’effectivité et acceptabilité par tous les Etats. Une solution a été trouvée par les co-facilitateurs, solution qui ne s’est précisée qu’à la toute fin des négociations : celle de différencier le degré d’engagement des Etats selon la précision des dispositions. Ainsi le texte s’organise en : (a) des principes directeurs, transversaux à l’ensemble du texte ; (b) des objectifs, au nombre de 23 objectifs, qui se déclinent en autant d’engagements, de portée variée et qui dressent une feuille de route en matière de gestion migratoire ; (c) ces objectifs se déclinent eux-mêmes en liste d’actions13, qui sont un menu d’options « considérées comme des instruments de politiques publiques et des meilleures pratiques ». La distinction entre engagements et actions n’a été actée qu’à la toute fin des négociations : les Etats ne pouvant s’accorder dans le détail sur l’ensemble des actions proposées, l’idée a été de leur donner une portée normative moindre par rapport aux engagements dont ils sont la déclinaison (en pratique, distinction entre le « chapeau » d’un objectif et la liste d’actions en dessous).

2/ L’effectivité du texte est ainsi garantie par la souplesse des engagements qu’il définit, sans pour autant en rester à des généralités. Mais cette souplesse est également caractéristique du dispositif de mise en œuvre et de suivi prévu par le Pacte. L’idée est que l’efficacité suppose aussi d’élaborer des normes souples, susceptibles d’être précisées ultérieurement, en lien avec l’ensemble des acteurs concernés. Il s’agit d’établir un cadre qui ne vise pas à tout régler d’emblée mais qui puisse servir à orienter les réflexions futures, d’où l’importance du dispositif de mise en œuvre et de suivi.

Le Pacte prévoit une mise en œuvre qui laisse une marge importante à la discrétion des Etats, puisque ceux-ci s’engagent à « [appliquer] le Pacte dans [leur] pays respectifs et aux niveaux régional et mondial, en tenant compte des différences entre la situation, les capacités et le niveau de développement de chaque pays ainsi que des politiques et priorités nationales ». Avec le principe de souveraineté, le caractère juridiquement non contraignant et la distinction entre engagements et actions, il s’agit d’une autre garantie qui a pu être apportée aux Etats sans affaiblir à l’excès le texte.

Par ailleurs, on retrouve dans le dispositif prévu pour la mise en œuvre l’idée de faire intervenir l’ensemble des acteurs compétents. Le Pacte prévoit en effet une réorganisation du système des Nations Unies pour assister les Etats dans la mise en œuvre du Pacte, avec la création d’un « réseau des Nations Unies sur les migrations ». L’initiative n’est pas complètement inédite, puisqu’il existait déjà un mécanisme de coordination des agences des Nations Unies avec le « Global migration group », mais ce qui est nouveau, c’est l’idée de rassembler l’ensemble des acteurs autour d’une feuille de route commune, pour coordonner leur action sur la base d’objectifs partagés, ce que permet le Pacte mondial sur les migrations14. Il s’agit d’un dispositif inclusif, puisque pourront participer aux activités du réseau non seulement les agences onusiennes, mais aussi la société civile et d’autres entités compétentes.

Pour le suivi, le Pacte prévoit l’organisation tous les quatre ans, à compter de 2022, d’une conférence internationale baptisée « Forum d’examen des migrations internationales » (International Migration Review Forum), qui remplacera l’actuel Dialogue de haut niveau sur la migration et le développement. Cette conférence sera chargée d’adopter une « déclaration intergouvernementale sur les progrès réalisés » dans la mise en œuvre du Pacte. Or, il est clair que ce suivi permettra également de définir des perspectives et un cap, de dégager des priorités pour la suite. Là encore, la légitimité, fondée sur le caractère interétatique du suivi, et l’effectivité, permis par un réajustement régulier des objectifs au progrès, semble garanti, à condition que les Etats s’approprient effectivement ces mécanismes.

  1. Seuls 5 Etats ont voté contre  (Etats-Unis, Israël, Hongrie, République tchèque, Pologne), tandis que 12 autres se sont abstenus (Algérie, Australie, Autriche, Bulgarie, Chili, Italie, Lettonie, Libye, Liechtenstein, Roumanie, Singapour, Suisse).
  2. Le processus est donc parti d’un constat commun : la crise de 2015, avec ses flux mixtes de réfugiés et de migrants, a pris de court les Etats et révélé les insuffisances de la coopération internationale.
  3. C’est d’ailleurs ce que n’a pas cessé de souligner la Représentante spéciale du Secrétaire général pour les migrations Mme Louise Arbour, au cours des négociations : au-delà du résultat final, le processus d’élaboration du Pacte a été l’occasion d’échanges d’une portée inédite sur le sujet des migrations, qui ont permis d’approfondir la connaissance du phénomène.
  4. Avant-projet, (zero draft) avant-projet révisé (zero draft plus), premier projet (first draft), deuxième projet (second draft) et enfin final draft.
  5. La négociation du texte objectif par objectif, plutôt que ligne par ligne, entrecoupé de moments de débats organisés par les co-facilitateurs sur tel ou tel thème transversal au texte (les migrations environnementales, l’accès des migrants aux services sociaux, etc.), a également encouragé les Etats à considérer l’économie générale du texte au-delà des libellés précis.
  6. Le Pacte consacre d’ailleurs cette approche interministérielle dans l’élaboration des politiques migratoires, puisque cette approche constitue un « principe transversal » du texte (« whole-of-government approach »).
  7. Il s’agit d’une pratique habituelle à l’Assemblée générale des Nations Unies, où les délégations Etats membres de l’Union européenne négocient d’abord une position commune entre eux, qui est ensuite relayée par la délégation de l’UE, afin que les Européens parlent d’une seule voix.
  8. Il faut noter que les Européens ne sont pas les seuls à être intervenus de manière groupée : ainsi, les pays africains ont également choisi d’intervenir d’une seule voix dans les négociations, par l’intermédiaire des Comores (seule l’Afrique du Sud choisissant d’intervenir à titre national). On remarquera au passage que cette approche, si elle a le mérite de clarifier les positions des uns et des autres, a aussi le défaut de rétablir les lignes de division pays de destination/pays d’origine que le Pacte cherche à dépasser.
  9. Cette articulation entre plusieurs niveaux et enceintes de négociation ne concerne d’ailleurs pas que les groupes régionaux : en tant que membre du Forum mondial sur les migrations et le développement, la France a également contribué à la négociation à Genève d’une contribution du Forum au Pacte, comme d’autres enceintes dont elle est membre (Conseil des droits de l’Homme, Plateforme sur les déplacements liés aux catastrophes naturelles…).
  10. Cela n’a pas forcément été bien compris par les ONG : pour certains, un texte juridiquement non-contraignant est un texte dépourvu de portée. Or, l’expérience aux Nations Unies montre que ce n’est pas le cas : un instrument non juridiquement contraignant peut devenir une référence, un instrument de plaidoyer et de mobilisation, à l’image par exemple des Objectifs de développement durable de l’Agenda 2030. Les détracteurs du Pacte, à l’inverse, ont feint d’ignorer que le Pacte n’était pas juridiquement contraignant.
  11. Seul Cuba a appelé à quelques reprises, de manière très isolée, à un instrument contraignant.
  12. Il est relativement inédit qu’un texte des Nations Unies se qualifie lui-même : en général, les résolutions de l’Assemblée générale (le Pacte en est une) ne précisent pas qu’elles sont juridiquement non contraignantes. Ainsi, le Brésil, parmi d’autres, qui ne contestait pas le caractère non juridiquement contraignant du texte, jugeait que l’expliciter revenait à affaiblir la portée du Pacte.
  13. Introduites par la formule suivante : « pour réaliser cet engagement, nous puiserons parmi les actions suivantes… ».
  14. En outre, la place qui est faite à l’OIM, en tant que coordinateur du Réseau, permet également de consacrer son rôle de chef de file qui lui était jusqu’à présent contesté, et donc de rationaliser la gouvernance onusienne des migrations, ceci sans préjudice du rôle des autres organisations importantes dans le domaine de la migrations (le HCR, l’OIT, le PNUD, le HCDH et l’ONUDC, le Département des affaires économiques et sociales du Secrétariat général des Nations Unies et le bureau de la RSSGNU sur les migrations seront membres du comité exécutif).