Les faits de l’affaire Camila c. Pérou ne sont pas sans rappeler ceux de l’affaire L.C. c. Pérou (CEDAW, L.C. c. Pérou, constatations du 17 octobre 2011, communication n° 22/2009, U.N. doc. CEDAW/C/50/D/22/2009) et de l’affaire Llantoy Huamán (CCPR, Karen Noelia Llantoy Huamán c. Pérou, constatations du 24 octobre 2005, communication n° 1153/2003, U.N doc. CCPR/C/85/D/1153/2003), à l’occasion desquelles le Pérou avait été condamné pour avoir refusé un avortement thérapeutique à des mineurs, en dépit de la loi péruvienne qui autorise l’avortement lorsqu’il constitue l’unique moyen de sauver la vie de la femme enceinte ou d’éviter des atteintes graves ou permanentes à sa santé (Code pénal, article 119).
Dans l’affaire qui nous intéresse, Camila, une fille autochtone (§ 2.1), violée par son père dès l’âge de neuf ans, tombe enceinte à treize ans (§ 2.2). Malgré son refus clair de poursuivre sa grossesse (§§ 2.5-2.7) et la détérioration de sa santé mentale (§ 2.8), elle n’obtient pas de réponses à ses demandes d’autorisation pour interrompre sa grossesse (§§ 2.9 et 2.10). À la suite d’une fausse couche (§ 2.11), elle est harcelée et stigmatisée par le personnel de santé, les officiers de police, et les autorités judiciaires qui suspectent un avortement provoqué (§ 2.13). Camila est alors poursuivie (§§ 2.26 et 2.27) et condamnée pour ce crime (§ 2.28).
Privée de recours interne effectifs (§ 3.9), Camila saisit le Comité des droits de l’enfant (ci-après le « Comité ») tant en raison du refus de lui accorder un avortement thérapeutique qu’au regard des poursuites judiciaires. Elle allègue la violation de neuf des droits protégés par la Convention relative aux droits de l’enfant (ci-après la « Convention ») (§§ 3.1-3.8), illustrant une défaillance systémique dans le traitement qu’elle a reçu et un continuum de violence, né de la criminalisation initiale de l’avortement.
Le Comité est ainsi confronté à la question de la criminalisation de l’avortement, sujet conflictuel en droit international, en témoigne la forte mobilisation de la société civile à travers deux tierces-interventions, celle de la Clinique de droit international d’Assas et celle du réseau juridique CLACAI (§ 6). Si le Comité semble prima facie appliquer les standards existants du droit international des droits de l’homme en matière d’avortement, confirmant une convergence, a minima entre les experts onusiens sur ce sujet controversé, le Comité dépasse en réalité ces standards, eu égard à la vulnérabilité de l’enfant.
Premièrement, conformément à une approche classique du droit international des droits de l’homme, le Comité examine les faits au regard du droit de jouir du meilleur état de santé possible (article 24), et du droit à la vie, à la survie et au développement (article 6). Tout en s’appuyant sur ses propres observations générales (CRC, Le droit de l’enfant à jouir du meilleur état de santé possible, Observation générale n° 15, 2013, U.N. doc. CRC/C/GC/15 ; CRC, La mise en œuvre des droits de l’enfant pendant l’adolescence, Observation générale n° 20, 2016, U.N. doc. CRC/C/GC/20), il cite également l’Observation générale n° 36 (2018) sur le droit à la vie du Comité des droits de l’homme, pour rappeler l’obligation de garantir l’accès sûr, légal et effectif à l’avortement en cas de risque pour la vie et la santé des femmes enceintes, ou lorsque la grossesse est le résultat d’un viol ou d’un inceste (CCPR, Le droit à la vie (Article 6), Observation générale n° 36, 2018, U.N. doc. CCPR/C/GC/36, § 8). Ce recours aux observations, mais aussi aux constatations des autres comités conventionnels onusiens tout au long de la décision traduit peut-être une volonté d’harmonisation et de légitimation des conclusions du Comité.
Pourtant, le Comité des droits de l’enfant se démarque de ceux-ci dans son approche de la détermination de la violation. Étant donné les « conséquences particulières et différenciées de la grossesse sur leur santé physique et mentale, ainsi que [le] risque particulièrement important que la grossesse fait peser sur l[a] vie » des enfants (§ 8.5), il propose une liste non-exhaustive de facteurs à évaluer (§ 8.5). En particulier, le Comité reconnaît que la grossesse pose en soi un risque pour la vie et la santé des enfants et des adolescents du fait de leur immaturité physique (§ 8.7). En ce sens, il insiste sur l’âge de Camila pour justifier le constat de violation du droit à la vie et à la santé (§ 8.7). Toutefois, de manière plus inédite, il propose de prendre en compte le soutien familial et communautaire, ainsi que les facteurs de vulnérabilité socioéconomiques et culturels (§ 8.5), étendant le champ de la protection habituellement offerte par ces droits.
Plus novateur encore, le Comité évoque également, bien que discrètement, la nécessité d’évaluer les « conséquences potentiellement graves sur [le] développement et [le] projet de vie » des enfants (§ 8.5). Cette formule vague ouvre la voie à la prise en considération des conséquences socio-économiques de la grossesse sur les enfants, telles que notamment la privation d’opportunités éducatives et professionnelles. Cette inclusion se justifie peut-être par la formulation particulière de l’article 6 dans la Convention, qui reconnaît le droit au développement des enfants.
Deuxièmement, le Comité constate une violation du droit de ne pas être exposé à la torture ou à des traitements inhumains ou dégradants (article 37) (§ 8.12). À nouveau, ce constat fait écho aux conclusions antérieures des comités (§ 8.11). Le Comité pour l’élimination de la discrimination à l’égard des femmes (CEDAW, La violence à l’égard des femmes fondée sur le genre, Recommandation générale n° 35, 2017, U.N. doc. CEDAW/C/GC/35, § 18) ou le Comité des droits de l’homme (CCPR, Llantoy Huamán c. Pérou, op. cit., § 6.3 ; CCPR, Mellet c. Irlande, constatations du 31 mars 2016, communication n° 2324/2013, U.N. doc. CCPR/C/116/D/2324/2013, § 7.6 et CCPR, Whelan c. Irlande, constatations du 17 mars 2017, communication n° 2425/2014, U.N. doc. CCPR/C/119/D/2425/2014, § 7.7) ont admis que le déni d’avortement peut constituer une violation du droit de ne pas être exposé à la torture ou à un traitement inhumain ou dégradant, s’il engendre le degré de souffrances requis pour caractériser la violation. C’est notamment le cas quand l’accès à l’avortement est restreint voire interdit, en cas de malformation fœtal ou en cas de viol.
Pour déterminer si ce seuil est atteint, le Comité invite à prendre en compte d’autres éléments : la minorité ainsi que d’autres facteurs de vulnérabilité, comme en l’espèce, l’appartenance à une communauté autochtone et rurale ou les conditions socio-économiques (§ 8.12). Ce faisant, il adopte une approche intersectionnelle des facteurs de vulnérabilité, comme l’y invitait la tierce-intervention de la Clinique de droit international d’Assas (Annexe I). Pour le Comité, ces facteurs n’ont fait qu’exacerber la souffrance de Camila (§ 8.12). Autrement dit, la violation est constituée avant tout par la poursuite forcée de la grossesse et les poursuites judiciaires. En ne limitant pas la possible détermination d’une violation aux cas susmentionnés, il se démarque des constatations antérieures des comités ou de la jurisprudence des organes régionaux (v. Comm. IADH, rapport du 3 mars 2020, Beatriz c. El Salvador, Rapport n° 9/20, cas n° 13.378).
Enfin, et troisièmement, le Comité conclut à une violation du droit à la non-discrimination fondée sur le sexe, l’âge, l’origine ethnique et le statut social du fait du harcèlement subi en tant qu’enfant autochtone et rurale (§ 8.15).
Comme l’y invitait la tierce-intervention de la Clinique de Droit international d’Assas (Annexe I), le Comité reconnaît que, tant le déni d’accès à l’avortement médicalisé, que les poursuites pour auto-avortement constituent en elles-mêmes une différence de traitement et une violence fondée sur le genre (§ 8.15). Ce faisant, il reprend l’approche du Comité pour l’élimination de la discrimination à l’égard des femmes (CEDAW, Recommandation générale n° 35 (2017), op. cit., § 18). À l’inverse, il s’écarte du raisonnement du Comité des droits de l’homme qui concentrait son analyse sur la différenciation opérée entre les femmes pour des raisons économiques (CCPR, Mellet c. Irlande, op. cit., § 7.11 ; CCPR, Whelan c. Irlande, op. cit., § 7.12).
Par ailleurs, le Comité fonde son constat de violation sur la revictimisation répétée de Camila (§§ 8.12-8.15), par les personnels de santé, de police et judiciaire. Contrairement aux cours régionales (v. CEDH, arrêt du 7 février 2023, B. c. Russie, req. n° 36328/20 ; CIADH, arrêt du 8 mars 2018, V.R.P, V.P.C. et autres c. Nicaragua, Série C, n° 350), il adopte une acception large de ce terme, qui ne se limite pas à l’expérience pénale. Il met ainsi en lumière le continuum de violence et de stigmatisation liée à la criminalisation de l’avortement.
Après avoir en outre constaté les violations du droit d’être entendu, du droit à l’information, du droit à la vie privée, du droit d’être protégé de la violence et du droit au rétablissement et à la réintégration (§ 8.18), le comité exhorte l’État à dépénaliser l’avortement en toutes circonstances pour les enfants (§ 9), confirmant ses recommandations antérieures (CRC, Observations finales concernant le rapport du Pérou valant quatrième et cinquième rapports périodiques, 2016, U.N. doc. CRC/C/PER/CO/4-5, § 55). Il s’éloigne ainsi de l’approche casuistique de l’avortement, qui consiste à déterminer si un risque réel pour la vie ou la santé ou de grandes souffrances existent et à présumer ce risque en cas de viol ou de malformation fœtale. Toutefois, paradoxalement, il réintroduit ces exceptions lorsqu’il convie l’État à garantir l’accès à des services d’avortement sûrs, en particulier en cas de risque pour la vie et la santé de la mère, de viol ou d’inceste (§ 9).
Ainsi, tout en s’inscrivant dans la lignée des observations et recommandations des autres Comités, le Comité se réapproprie ces dernières à l’aune de son mandat, étendant la protection offerte aux enfants. Malgré cette contribution notable au droit international, il peut sembler dommage que, comme le soulignent certains membres du Comité dans leur opinion partiellement concordante (Opinion partiellement concordante des membres du Comité Ann Skelton, Velina Todorova et Benoit Van Keirsbilck, § 3), le Comité refuse d’appréhender le traitement judiciaire de Camila au prisme de l’article 40 (§ 8.16), alors même qu’il consacrera sa prochaine observation générale à l’accès à la justice et à des recours efficaces.