N. 22 - 2024

Note sous Comité contre la torture, P.D. et autres c. France, 3 novembre 2023, communication n° 1045/2020, U.N. doc. CAT/C/78/D/1045/2020

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Cette affaire trouve son épine dorsale dans le large contentieux international des organes internationaux de protection des droits de l’homme relatif au rapatriement des ressortissants européens détenus dans les camps du nord-est syrien. La requérante P. D., ressortissante française, agissant au nom de sa fille A.D., née en 1988, et de ses petits-enfants E. C., A. H., I. H. et Y. D., nés respectivement en 2009, 2012, 2014 et 2018 détenus dans le camp de Roj a saisi le Comité contre la torture (ci-après le « Comité ») le 27 novembre 2020, sans épuiser les voies de recours internes estimant que ces derniers étaient indisponibles, inefficaces et ineffectifs (§ 2.3). En effet, selon une jurisprudence constante, la décision de la France de rapatrier ou non les Français actuellement détenus dans le nord-est de la République arabe syrienne est considérée comme un acte de gouvernement et par conséquent non détachable de la conduite des relations extérieures de l’État (§ 2.3). Plusieurs juridictions françaises, administratives et judiciaires se sont alors déclarées incompétentes et ont déclaré les requêtes y relatives, irrecevables (v. à cet effet : Tribunal judiciaire de Paris, jugement du 11 mars 2020, n° 51405, Cour d’appel de Paris, p. 1., ch. 2., arrêt du 22 octobre 2020, n° 20/05600). Le 14 décembre 2020, le Comité contre la torture a rejeté de manière péremptoire la demande de mesures provisoires déposée par la requérante, qui sollicitait le rapatriement en France de sa fille, atteinte d’un cancer du côlon, ainsi que de ses petits-enfants (§ 1.4). Toutefois, ce dernier a enjoint l’État partie de prendre des mesures consulaires afin de garantir l’intégrité des proches de la requérante, notamment en assurant à A.D. l’accès aux soins médicaux nécessaires, et à informer le Comité des actions entreprises à cette fin (§ 1.3). Cette demande est restée lettre morte et l’État partie a été rappelé à son obligation d’information concernant la situation des proches de la requérante le 16 avril 2021 (§ 1.3). En l’absence de rapatriement de sa fille et de ses petits-enfants, la requérante soutient que l’État partie contrevient à ses obligations d’une part de prendre des mesures efficaces pour empêcher que des actes de torture soient commis dans tous territoire sous sa juridiction, résultant de l’article 2 de la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants (ci-après la « Convention »), et, d’autre part, de s’engager à interdire dans tout territoire sous sa juridiction d’autres actes constitutifs de peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants aux termes de l’article 16, dont il est ici fait une lecture conjointe (§ 3.4).

Le 23 juin 2021, l’État partie a soumis ses observations, en particulier sur la recevabilité de la communication, laquelle a été contestée sur la base de trois motifs : défaut de qualité pour agir, litispendance, et absence de juridiction (§ 4.1). Premièrement, l’État a soutenu que la requérante n’avait pas prouvé sa qualité pour agir au nom de ses proches, ayant omis de fournir les livrets de famille nécessaires pour établir le lien de parenté avec A.D. et ses enfants, nés en République arabe syrienne (§ 4.2). Deuxièmement, concernant la litispendance, la requête serait irrecevable du fait que la requérante a également saisi le Comité des droits de l’enfant dans le cadre d’une communication individuelle visant à faire constater l’absence de rapatriement de ses petits-enfants (§ 4.3). Enfin, et c’est là le nœud gordien de ce contentieux, l’État partie affirme que les mères et mineurs retenus dans le nord-est de la République arabe syrienne ne relèvent pas de sa juridiction ce qui a pour principale conséquence qu’il ne peut être tenu responsable des violations commises à l’égard des ressortissants français. L’État justifie sa position de manière prévisible en invoquant l’affaire Banković devant la Cour européenne des droits de l’homme, réaffirmant que la juridiction est, par principe, strictement territoriale (CEDH, GC, décision du 12 décembre 2001, Banković et autres c. Belgique et autres, req. n° 52207/99, §§ 59 et seq.). Il précise toutefois que les seules exceptions à cette règle surviennent lorsqu’un contrôle effectif est exercé sur le territoire ou sur les personnes concernées, ce qui, selon lui, n’est pas applicable en l’espèce (CEDH, GC, arrêt du 7 juillet 2011, Al-Skeini et autres c. Royaume-Uni, req. n° 55721/07, §§ 138 et seq. ; CIJ, 9 juillet 2004, Conséquences juridiques de l’édification d’un mur dans le territoire palestinien occupé, avis consultatif, C.I.J. Recueil 2004, pp. 179-180, §§ 109-112) (§§ 4.4-4.16).

Dans le cadre de son contrôle, le Comité a en premier lieu procédé à l’examen de la recevabilité. Sur ce point, il a rapidement écarté l’exception du défaut de qualité de victime, estimant qu’il n’était pas empêché, en vertu de l’article 113 a) de son règlement intérieur, d’examiner la présente requête en ce que d’une part, la requérante a depuis fourni les livrets de famille, et d’autre part, les circonstances dans lesquelles se trouvent ses proches ne leur permettent pas de produire une autorisation écrite (§ 6.4). Eu égard à la litispendance, le Comité a considéré la communication irrecevable pour les mineurs E.C., A. H., I. H. et Y. D., dès lors qu’une requête à leur égard fut préalablement introduite devant le Comité des droits de l’enfant (§§ 6.2 et 6.3). Le Comité s’est, en revanche, attardé sur la notion de la juridiction, qui constitue le véritable nœud gordien de ce contentieux relatif au rapatriement des ressortissants détenus dans les camps du nord-est syrien. Il y adopte sans grand étonnement une approche en trois temps, semblable à celle développée dans l’affaire C. P. et consorts c. France (CAT, C. P. et consorts c. France, constatations du 2 mars 2023, communication n° 922/2019, U.N. doc. CAT/C/75/D/922/2019, § 6.7) (ci-après « C. P. et consorts c. France »). En premier lieu, le Comité se penche sur la situation de vulnérabilité de la requérante, mettant en lumière les conditions de détention déplorables qui font peser un risque imminent de préjudice irréparable sur la vie ainsi que sur l’intégrité physique et mentale d’A.D. (§ 6.8). En deuxième lieu, il examine la notion de contrôle effectif, car bien que celui-ci soit exercé par un acteur non étatique et non par l’État partie, ce dernier a publiquement déclaré qu’il ne disposait ni des moyens ni de la volonté de prendre en charge les femmes et enfants détenus dans ces camps, appelant les États concernés à rapatrier leurs ressortissants (§ 6.8). Enfin, et il s’agit là de la clé de voute du raisonnement, le Comité mobilise les critères de capacité et de pouvoir dégagés dans l’affaire C. P. et consorts c. France, qui avaient suscité des dissensions au sein de ses membres, en témoignent les opinions dissidentes de cette affaire. Le Comité conclut que A.D. relève de la juridiction de l’État partie, car il avait non seulement le pouvoir, mais aussi la capacité de la rapatrier dans la mesure où il a déjà procédé au rapatriement de 171 mineurs, dont 169 Français et 2 Néerlandais, détenus dans des camps du nord-est syrien (§ 6.8). Sans approfondir davantage cette question, le Comité déclare la requête recevable (§ 6.9).

Le Comité mobilise également la méthodologie développée dans l’affaire C. P. et consorts c. France dans son contrôle au fond, adoptant une approche casuistique pour déterminer si l’État partie, dans la mesure où il a déjà usé à plusieurs reprises de sa capacité et de son pouvoir de protéger ses citoyens dans des situations similaires en procédant à leur rapatriement a pris toutes les mesures administratives et efficaces afin de mettre un terme aux actes de torture ou mauvais traitements subis par ses citoyens (§ 7.2). Son contrôle se fonde sur une lecture combinée de l’article 2, lu conjointement avec l’article 16 de la Convention. Le raisonnement est le suivant, en vertu de l’article 2, l’État partie à l’obligation positive de protéger les individus contre une violation effective du droit à ne pas être soumis à des actes constitutifs de peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants (§ 7.5). En vertu de l’article 16 de la Convention, même si l’État n’est pas à l’origine des violations subies par ses nationaux faute de compétence territoriale, il est tout de même dans l’obligation de protéger ses nationaux contre des violations graves des droits de l’homme en prenant toutes les mesures nécessaires et possibles (§ 7.5). Or, en conjuguant, d’une part, le fait que l’État partie a déjà procédé avec succès au rapatriement de plusieurs enfants, sans incident signalé lors des opérations ou refus de coopération de la part des Forces démocratiques syriennes, et d’autre part, la volonté répétée de ces dernières de voir les détenus étrangers être rapatriés par leurs États respectifs, il apparaît que l’État partie disposait non seulement du pouvoir, mais aussi de la capacité de rapatrier A.D (§ 7.3). En conséquence, le Comité considère, en premier lieu, que le manquement de l’État partie à protéger A.D. en prenant des mesures efficaces constitue une violation de l’article 2 § 1 lu conjointement avec l’article 16 de la Convention (§ 7.5). Il invite, en second lieu, l’État partie à prendre toutes les mesures raisonnables, notamment à rapatrier A.D. et à lui assurer l’accès aux soins médicaux nécessaires à son traitement contre le cancer du côlon, le cas échéant (§ 8).

Les opinions dissidentes de Liu Huawen, Maeda Naoko, Bakhtiyar Tuzmukhamedov et celle de Todd Buchwald, qui renvoient à celles émises dans l’affaire C.P. et consorts (v. notamment Annexes I et II), témoignent d’une désolidarisation nette de ces membres vis-à-vis de la majorité (Annexe I, § 1 ; Annexe II, § 1). Les experts estiment que, dans ce contentieux, le Comité contre la torture va au-delà de cette interprétation classique, en se fondant sur un lien juridictionnel qu’il rattache à deux critères : la capacité et le pouvoir de l’État (Annexe I, § 3 ; Annexe II, § 3). Liu Huawen, Maeda Naoko et Bakhtiyar Tuzmukhamedov expriment fermement leur désaccord, dénonçant une méconnaissance par la majorité de l’article 2 § 1 de la Convention, qui impose explicitement aux États parties de prendre des mesures pour empêcher que des actes de torture soient commis « dans tout territoire sous leur juridiction » (Annexe I, § 2). Todd Buchwald, rejoignant cette position, rappelle que le Groupe de travail chargé du projet de Convention contre la torture avait expressément rejeté le libellé, « dans sa juridiction » craignant que l’expression ne soit interprétée de manière trop extensive (Annexe II, § 4). Les experts s’accordent également pour dire que la divergence du Comité contre la torture repose sur une lecture excessive de la notion de juridiction, largement influencée par l’interprétation faite par le Comité des droits de l’enfant de l’article 2 de la Convention relative aux droits de l’enfant, qui exige seulement des États qu’ils reconnaissent les droits énoncés dans la Convention « à tout enfant relevant de leur juridiction » sans faire mention de la notion de territoire (Annexe I, § 2 ; Annexe II, § 6). En tout état de cause, si traditionnellement « le champ d’application de la Convention dépasse le cadre territorial de l’État et suit l’exercice des compétences étatiques », pour emprunter la formule au Doyen Gérard Cohen-Jonathan (G. Cohen-Jonathan, La Convention européenne des droits de l’homme, Paris et Aix-en-Provence, Economica et Presses universitaires d’Aix-Marseille, 1989, p. 95), il n’en demeure pas moins que ces divergences internes témoignent de ce qu’une telle extension du domaine de compétence ratione loci peut entraîner dans la mesure où elle n’est pas exercée minutieusement.