N. 17 - 2019

Chronique des constatations du Comité des droits de l’homme

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Sous la direction de Julie TAVERNIER

SOMMAIRE

Marat Abdiev c.Kirghizistan, 17 octobre 2018, communication n° 2892/2016, U.N. doc. CCPR/C/124/D/2892/2016 ;

Fahmo Mohamud Hussein c. Danemark, 18 octobre 2018, communication n° 2734/2016, U.N. doc. CCPR/C/124/D/2734/2016 ;

Karim Meïssa Wade c. Sénégal, 22 octobre 2018, communication n° 2783/2016, U.N. Doc. CCPR/C/124/D/2783/2016 ;

Kuvvatali Mudorov contre Tadjikistan, le 25 octobre 2018, Communication n° 2826/2016, U.N. doc. CCPR/C/124/D/2826/2016.

Comité des droits de l’Homme, Marat Abdiev c. Kirghizistan, 17 octobre 2018, communication n° 2892/2016, U.N. doc. CCPR/C/124/D/2892/2016.

Le Comité des Droits de l’Homme des Nations Unies rend, le 17 octobre 2018 des constatations sur une affaire relative à des aveux forcés, des actes de torture et à l’absence de recours effectif concernant l’Etat du Kirghizistan.

Dans ses constatations Marat Abdiev c/ Kirghizistan le Comité des Droits de l’Homme des Nations Unies se prononce sur une violation alléguée de l’article 7, pris isolément et en combinaison avec l’article 2(3), et de l’article 14(3)(g) du Pacte international relatif aux droits civils et politiques.

En l’espèce le requérant, Marat Abdiev, citoyen du Kazakhstan, est arrêté le 15 février 2012 pour meurtre et vol de voiture. Une fois en détention, il soutient avoir subi de nombreuses violences des policiers l’ayant arrêté (coups répétés, suffocation, menaces de viol). En fin de journée, M. Abdiev rencontre enfin l’enquêteur qui, selon lui, lui suggère de signer des aveux en échange de titres de propriété recueillis durant la fouille de son appartement.

Le 17 avril 2012, la mère du requérant dépose plainte auprès du procureur du district de Pervomaysky pour violences contre son fils et pour la perquisition présumée illégale effectuée par les policiers à son domicile, où elle affirme qu’une somme d’argent importante aurait disparu.

Le 25 avril 2012, le procureur refuse une première fois d’ouvrir une affaire au pénal. Il soutient en effet qu’au vu des entretiens effectués auprès des services de police (les officiers concernés ayant nié leur implication dans la disparition de l’argent), et de l’absence de réclamations pour blessures provenant de M. Abdiev lors des visites médicales effectuées durant les premiers jours de sa détention, il n’y aurait pas de preuves suffisantes pour ouvrir une procédure pénale.

En mai 2012, cette décision est infirmée par le procureur du district de Bishkek, lequel demande au procureur de Pervomaysky d’effectuer une nouvelle enquête sur ce cas. Un entretien effectué avec le médecin chargé de l’examen médical du requérant placé en détention, vient confirmer que celui-ci présentait des ecchymoses et contusions sur les épaules lors de la visite en février. Cependant, M. Abdiev avait, lors de cette visite, présenté ses blessures comme les conséquences d’une activité sportive intense. Le requérant affirme néanmoins, dans les faits présentés au Comité, que cette explication lui aurait été suggérée par les officiers de police, en amont de la visite médicale.

Après une nouvelle série de refus, le 30 juillet, malgré l’apparition de ces nouvelles informations, le procureur de Bishkek refuse à son tour d’ouvrir une procédure pénale.

Le cas se représente trois fois sans succès devant le bureau du procureur du district de Pervomaysky, et de la ville de Bishkek au cours de l’année 2013. L’avocat de M. Abdiev effectue un recours contre la dernière décision du 7 décembre 2013 auprès du tribunal du District de Pervomaysky, qui le rejette.

Le 13 mai 2014, le tribunal de Bishkek rejette l’appel en cassation de M. Abdiev, qui décide de faire appel auprès de la Cour Suprême, appel également rejeté le 15 juillet 2014.

Le requérant soumet donc à l’appréciation du Comité la violation alléguée de l’article 7 du PIDCP, en raison de la torture et des mauvais traitements subis au début de sa détention. Il soumet ensuite une violation de l’article 7, pris isolément et en conjonction avec l’art 2(3), l’Etat partie ayant pendant deux ans, refusé d’ouvrir une enquête et une procédure pénale pour ces allégations de torture. Il soutient finalement une violation de l’article 14(3)(g), pour extorsion d’aveux par la torture et la menace.

Recevabilité de la requête

Le Comité se prononce d’abord sur la recevabilité de la requête présentée par M. Abdiev et indique qu’en accord avec le Protocole facultatif, le cas n’est pas examiné et traité au sein d’une autre procédure internationale. Il déclare également que les recours internes ont effectivement été épuisés, le cas de M. Abdiev ayant été présenté jusqu’à la Cour Suprême du Kyrgyzstan (§6.3).

Cependant, il note qu’eu égard au manque de documents et pièces complémentaires fournis par l’auteur sur le caractère arbitraire de la procédure judiciaire, ou quant à l’extorsion d’aveux sous la torture et la violence, la violation alléguée de l’article 14(3)(g) ne peut être examinée par le Comité. Il décide dès lors de se concentrer sur les potentielles violations de l’article 7 pris isolément, et en conjonction avec l’article 2(3) du PIDCP.

Examen du fond

Après avoir rappelé, en accord avec sa jurisprudence classique, que l’Etat partie est principalement responsable de la sécurité des personnes qu’il place en détention1, le Comité souligne que la charge de la preuve ne peut pas et ne doit pas peser exclusivement sur la partie requérante2. Il note également que la copie fournie par le requérant de l’examen médical effectué le 17 février 2012 durant sa détention fait état de contusions et ecchymoses.

Ainsi, les experts affirment qu’en l’absence de preuves fournies par l’Etat partie à sa décharge, et considérant les « informations détaillées fournies par l’auteur de la communication » sur le traitement qu’il aurait subi lors de sa détention, les noms des policiers concernés, et les résultats de l’analyse effectuée par le médecin général, le Comité conclut à une violation de l’article 7 du Pacte International sur les Droits Civils et Politiques ( § 7.4).

Dans un second temps, le Comité se prononce sur la question de la violation de l’article 2(3) et de l’article 7 lus conjointement. Afin d’attester de l’effectivité des recours, le Comité doit examiner en premier lieu le caractère prompt de l’enquête, puis l’impartialité des procédures.

Ici, et sans grande surprise, le Comité souligne que la demande d’ouverture d’enquête, sur une période de deux ans, a fait l’objet de huit refus successifs. De plus, les témoins cités par l’auteur de la communication ainsi que l’auteur de la communication lui-même n’ont pas été interrogés et les examens complémentaires demandés à maintes reprises n’ont pas été effectués. Le Comité affirme donc que « although the investigation may have started promptly, it was not concluded in a timely manner » (§ 7.5).

Finalement, le Comité relève que les témoins appelés par la mère du requérant n’ont pas été interrogés, et que seuls les officiers de police ont été soumis à des entretiens, M. Abdiev lui-même n’ayant pas été interrogé avant septembre 2012, soit 7 mois après sa mise en détention. Le Comité réfute également l’argument soulevé par l’Etat partie affirmant l’incapacité de localiser et d’interroger le compagnon de cellule de M. Abdiev, en lui opposant la possibilité d’accéder au registre des prisons. Le Comité des Droits de l’Homme souligne donc la partialité et l’insuffisance de l’enquête et des recours (§ 7.7) et conclut à une violation de l’article 2(3) lu conjointement à l’article 7.

Conclusion

Le Comité, dans la lignée de sa jurisprudence classique, met en lumière le caractère insuffisant et inadéquat des mécanismes d’enquête et d’ouverture de procédure pénale au sein de l’Etat partie, le Kirghizistan. Néanmoins, dans son opinion dissidente, M. José Santos Pais soutient quant à lui que des refus successifs de la part de l’Etat partie ne remettent pas en cause le caractère effectif des recours, et qu’il n’existe pas, au vu de la durée des procédures, de preuves suffisantes pour conclure à une violation du PIDCP et de son article 7 pris seul, et en conjonction avec l’article 2(3).

J. K. 

Comité des droits de l’Homme, Fahmo Mohamud Hussein c. Danemark, 18 octobre 2018, communication n° 2734/2016, U.N. doc. CCPR/C/124/D/2734/2016.

L’affaire Fahmo Mohamud Hussein c. Danemark révèle que si la jurisprudence du Comité en matière d’expulsion vers le premier pays d’asile dans le système Dublin est stable, son application soulève encore des difficultés.

Mme Fahmo Mohamud Hussein a saisi le Comité en son nom et au nom de son fils dans une communication en date du 15 février 2016, invoquant une violation de l’article 7 du Pacte en raison du risque de subir un traitement inhumain et dégradant que lui ferait courir son renvoi en Italie ainsi que celui de son fils, en application du règlement Dublin. De nationalité somalienne, elle est arrivée en Italie en 2008. Les autorités italiennes lui ont alors accordé la protection subsidiaire ainsi qu’un permis de résidence de 3 ans en 2009, renouvelé en 2012 (§ 2.1). Cependant, ne pouvant rester au centre de réception après l’octroi de son permis de résidence, elle a pu parfois dormir dans un refuge lorsqu’il y avait de la place mais dans le cas contraire, elle restait seule dans la rue (§ 2.2). Ayant eu connaissance du fait que sa famille résidait au Danemark, elle a quitté l’Italie en 2015 pour les rejoindre, et a accouché là-bas d’un garçon (§ 2.3) dont le père est resté en Italie (§ 2.4). Elle a, aussitôt, demandé l’asile au Danemark. Mais le Service danois de l’immigration a rejeté sa demande au motif qu’elle possédait un permis de résidence en Italie (§ 2.5). Elle a fait appel de cette décision devant la Commission de recours des réfugiés qui l’a confirmée (§ 2.6). L’auteure de la communication a donc saisi le Comité invoquant à l’appui de ses allégations sa crainte de retourner en Italie en se fondant sur son expérience passée.

Le Comité a rappelé sa jurisprudence devenue classique en matière d’éloignement en application du système Dublin. Tout d’abord, il s’est référé au principe affirmé dans son observation générale n° 31 selon lequel « […] les États parties ont l’obligation de ne pas extrader, déplacer, expulser quelqu’un ou le transférer par d’autres moyens de leur territoire s’il existe des motifs sérieux de croire qu’il y a un risque réel de préjudice irréparable tel que celui envisagé à l’article 7 du Pacte »3. Puis il a précisé que le risque invoqué doit être personnel et « qu’il faut des motifs sérieux de conclure à l’existence d’un risque réel de préjudice irréparable » (Voir également R. A. A. et Z. M c. Danemark, 2016, communication n° 2608/2015, doc. CCPR/C/118/D/2608/2015, § 7.3) (§ 9.3). Le Comité a, ensuite, réaffirmé le rôle premier des autorités étatiques compétentes pour apprécier le risque en mentionnant à nouveau qu’il appartient à l’Etat d’examiner la situation et d’apprécier s’il existe un tel risque (Voir Pillai et al. v. Canada, 2011, communication n° 1763/2008,  doc. CCPR/C/101/D/1763/2008, § 11.4). Cette appréciation ne peut être remise en cause que s’il est démontré qu’elle est arbitraire, manifestement erronée ou qu’elle constitue un déni de justice (K c. Danemark, 2015, communication n° 2393/2014, doc. CCPR/C/114/D/2393/2014, § 7.4) (§9.3). Toutefois, si le Comité respecte un principe de subsidiarité en estimant que les autorités étatiques sont les mieux placées pour apprécier les faits et l’existence d’un risque de mauvais traitement, il guide tout de même leur évaluation de la situation, en rappelant que celle-ci doit prendre en compte non seulement la situation personnelle de l’individu, mais également les facteurs qui contribuent à augmenter la vulnérabilité de la personne ainsi que leur expérience passée dans le pays de renvoi, car celle-ci peut contribuer à ce que leur retour soit « une expérience particulièrement traumatisante » (Y. A. A. et F. H. M c. Danemark, 2017, communication n° 2681/2015, doc. CCPR/C/119/D/2681/2015, § 7.7) (§ 9.7).

Appliquant ensuite ces principes aux faits, le Comité a procédé à l’exercice d’appréciation des faits de l’espèce, lequel a été source de divergences parmi ses membres (voir en ce sens les opinions individuelles de de M. José Santos Pais, de M. de Frouville, de Mme Sra. Tania Abdo Rocholl), trahissant ainsi la difficulté de l’exercice. Le Comité a conclu à l’absence de violation du Pacte, et ce malgré la situation particulière de l’auteure de la communication. Il a relevé que bien qu’il existe un manque de place dans les locaux accueillant les réfugiés en Italie, l’auteure de la communication n’a pas démontré en quoi elle fait face à une situation de vulnérabilité particulière la distinguant des autres familles de réfugiés (§ 9.9). Certes, il a tenu compte dans son examen, de la présence en Italie du mari de l’auteure de la communication, de la possibilité qu’elle ait de travailler et de bénéficier des droits sociaux, ce qu’elle a pu faire sur certaines périodes lors de son précédent séjour (§ 9. 9). Mais l’on ne peut que regretter le fait qu’il ait omis de relever la situation particulière de l’auteure de la communication – mère isolée ainsi que l’intérêt de son enfant, alors même qu’il avait précédemment admis, dans d’autres affaires, que le fait d’être parent d’un jeune enfant constitue un facteur de vulnérabilité (R. A. A. et Z. M c. Danemark, 2016, précité, § 7.8), – facteur de vulnérabilité qui est renforcé lorsqu’il s’agit d’une mère isolée (Bayush Alemseged Araya, 2018, communication n°. 2575/2015, doc. CCPR/C/123/D/2575/2015, § 9.11). Surtout, contrairement à sa jurisprudence, le Comité n’a pas requis, dans cette espèce, de l’Etat partie qu’il obtienne des assurances personnalisées auprès des autorités étatiques que l’auteure de la communication et son fils soient bien traités (voir l’opinion individuelle (dissidente) de M. Olivier de Frouville § 4).

Par conséquent, si l’affaire Fahmo Mohamud Hussein c. Danemark ancre une fois de plus des principes devenus stables en matière d’éloignement du territoire dans la jurisprudence du Comité, elle illustre également que le Comité fait œuvre de casuistique en la matière, en différenciant des situations pourtant en apparence fortement similaires (voir en ce sens Individual Opinion of Mr. José Santos Pais § 1). Il est fort à parier que si « [c]es principes sont acceptés par la majorité des membres du Comité », leur « application à certains cas d’espèce continue[ra] de diviser ses membres » (Opinion individuelle (dissidente) de M. Olivier de Frouville § 1), les membres du Comité ne paraissant pas être d’accords sur les critères de vulnérabilité à retenir pour examiner ces situations. Pourtant, l’on ne peut qu’espérer une clarification prochaine afin d’éviter une variabilité d’interprétation de ces critères qui nuit nécessairement à la protection des demandeurs d’asile, comme dans le cas d’espèce.

S. J. 

Comité des droits de l’Homme, Karim Meïssa Wade c. Sénégal, 22 octobre 2018, communication n° 2783/2016, U.N. Doc. CCPR/C/124/D/2783/2016.

Ancien ministre du Sénégal, Karim Meïssa Wade a fait l’objet à partir de mars 2012 de poursuites dans le cadre d’une opération de lutte contre la corruption. Une procédure est ouverte en octobre 2012 par la Cour de répression de l’enrichissement illicite (CREI), une juridiction nationale spécialisée créée par une loi du 10 juillet 1981. Inculpé en mars 2013, l’auteur de la communication est placé en détention provisoire. Il est jugé entre juillet 2014 et mars 2015, est relaxé pour le chef de corruption mais condamné pour enrichissement illicite à une peine de 6 ans de prison, à une amende d’environ 200 millions d’euros, à des dommages et intérêts d’environ 15 millions d’euros et à la confiscation de tous ses biens. L’auteur forme un pourvoi en cassation du jugement, invoquant notamment le fait que les décisions de la CREI ne peuvent faire l’objet d’un appel au fond. Son pourvoi est rejeté par la Cour suprême par un arrêt du 20 août 2015.

Devant le Comité, par une communication en date du 31 mai 2016, il invoque une violation de l’article 14.5 du Pacte, « la loi de procédure relative à la CREI ne permettant pas de faire réexaminer la décision de culpabilité et de condamnation par une juridiction supérieure » (§ 3.2). Issu d’une proposition d’amendement d’Israël en 19594, cet alinéa 5 de l’article 14 prévoit que « [t]oute personne déclarée coupable d’une infraction a le droit de faire examiner par une juridiction supérieure la déclaration de culpabilité et la condamnation, conformément à la loi ». Côté européen, absent du texte originel de la Convention européenne des droits de l’Homme, ce droit d’appel fait l’objet de l’article 2 du Protocole 7 adopté en 1984.

Selon une jurisprudence constante du Comité et suivant son observation générale n° 325, l’article 14.5 du Pacte nécessite la présence d’une « procédure permettant une révision effective et substantielle de la déclaration de culpabilité », à savoir de « permettre d’évaluer les éléments de preuve et de faits et non se borner à une révision limitée aux aspects de droit [Gómez Vazquez c. Espagne, n° 701/1996, para. 11.1] » (12.2). Cette procédure n’a pas à revêtir la forme d’un nouveau procès, dès lors que le Comité rappelle qu’il « appartient à chaque État partie d’organiser son système judiciaire comme il l’entend » (12.2), ceci impliquant qu’il « n’attache pas d’importance à la forme particulière et au système retenu [H.K c. Norvège, n°2004/2010, para. 9.3; Reid c. Jamaïque, n°355/1989, para. 14.3] » (12.2). Une telle approche est également retenue par la Cour européenne des droits de l’Homme dans les affaires touchant à l’article 2 Protocole 7, les juges de Strasbourg reconnaissant aux Etats « un large pouvoir d’appréciation pour décider des modalités d’exercice du droit prévu par l’article 2 du Protocole no 7 à la Convention »6. La possibilité du seul recours en cassation pour les arrêts de cour d’assises en France n’est alors pas jugée contraire à cet article, dès lors que cette restriction s’applique pour toutes les affaires criminelles7.

En l’affaire Wade, le Comité note qu’en vertu de la loi de 1981 sur la CREI, ses décisions sont rendues en premier et dernier ressort, et ne sont dès lors pas susceptibles de recours en appel. Il note toutefois que depuis 2008 existe au Sénégal un droit d’appel en matière criminelle qui n’a pas été étendu aux décisions de la CREI (12.3). Le Comité constate également que, contrairement à ce qui est soutenu par l’Etat (9.3 et 10.4), « la Cour suprême n’a pas procédé à l’évaluation des éléments de preuve et de faits par la CREI » (12.4). Combinés, ces éléments amènent le Comité à constater une violation de l’article 14.5 du Pacte par le Sénégal. Il invite en ce sens l’Etat à tout faire pour que la condamnation de l’auteur soit réexaminée, et que « des violations analogues ne se reproduisent pas à l’avenir » (13).

Ces constatations du Comité ne diffèrent pas de sa jurisprudence, aujourd’hui traditionnelle, quant au droit d’appel tel que protégé par le Pacte. Un paragraphe 12.5 bis – alors qu’il n’existe aucun paragraphe 12.5 – doit tout de même retenir notre attention. Le Comité y précise ainsi qu’il « reconnait l’importance de l’objectif légitime de la lutte contre la corruption pour les États mais souligne également que celle-ci doit s’effectuer dans le respect des règles de procédure et du droit à un procès équitable ». Il reprend là une formule utilisée quelques mois plus tôt dans une affaire similaire de constat de violation de l’article 14.3.c du Pacte lors du procès pour corruption d’un ancien ministre du Cameroun8.

Issu du contentieux de la restriction des droits9, ce vocabulaire de l’objectif – ou du but – légitime renvoie normalement aux motifs au titre desquels une limitation à un droit individuel est possible pour protéger le collectif, l’on pense notamment aux « objectifs légitimes » de « protection de la sécurité, de l’ordre et de la santé publique, ou de la morale ou des libertés et droits fondamentaux d’autrui » dans le cadre des restrictions possibles à la liberté de pensée, de conscience et de religion tels que prévus par l’article 18.3 du Pacte10. Suivant l’article 5.1 du Pacte, nul Etat ne peut toutefois se prévaloir d’un tel objectif pour « se livrer à une activité ou […] accomplir un acte visant à la destruction des droits et des libertés reconnus dans le présent Pacte ou à des limitations plus amples que celles prévues audit Pacte ». En ce sens, le Comité avait pu juger que « l’objectif légitime de sauvegarder et même de renforcer l’unité nationale dans des circonstances politiques difficiles ne peut pas être atteint en tentant de museler un plaidoyer en faveur de la démocratie »11.

Nombreuses sont les observations finales sur les rapports périodiques des Etats où le Comité insiste sur l’importance de la lutte contre la corruption et souligne les mesures prises à cet effet par les Etats12. Mais dans le même temps, il s’inquiète parfois « des allégations d’instrumentalisation et de détournement desdites mesures pour cibler certaines personnalités, notamment politiques »13. Si un objectif aussi louable soit-il – la lutte contre la corruption ou le terrorisme par exemple – ne peut justifier la limitation arbitraire des droits des accusés, le respect des règles de procédure et du droit à un procès équitable est également l’une des garanties contre l’instrumentalisation de ces objectifs à d’autres fins. Face aux accusations d’instrumentalisation de la procédure soulevées par le requérant (§ 8.7), et au contexte des élections présidentielles de 2019 pour lesquelles la candidature du requérant a été écartée par le Conseil constitutionnel, il était important que le Comité rappelle cette évidence parfois oubliée.

X. A.

Comité des droits de l’Homme, Kuvvatali Mudorov contre Tadjikistan, le 25 octobre 2018, Communication n° 2826/2016, U.N. doc. CCPR/C/124/D/2826/2016.

Lors de sa 124ème session du 8 octobre au 2 novembre 2018, le Comité des droits de l’Homme (le Comité) a constaté la violation par le Tadjikistan de l’article 14(1) lu seul et conjointement avec l’article 2(3) du Pacte International sur les Droits Civils et Politiques (le Pacte), garantissant respectivement le droit à un procès équitable et le droit à un recours utile.

En 1997, l’auteur de la communication, M. Mudorov, acquit 90% des parts sociales du Republican Rehabilitation Centre, à la suite de sa privatisation en 1996. En 2004, dans le cadre d’une nationalisation de l’entreprise et du refus de M. Mudorov de renoncer à son entreprise, la Supreme Economic Court of Tajikistan fut saisie par le gouvernement et prononça l’annulation de la vente de 1997. La Supreme Economic Court of Tajikistan retint le non-respect de la législation interne dans les procédures de privatisation et de vente aux enchères de l’entreprise, et ordonna une indemnisation de l’auteur de la communication à hauteur du prix d’achat des parts sociales en 1997. M. Mudorov fit appel de cette décision sur le fondement que le montant d’indemnisation fixé par la Supreme Economic Court of Tajikistan ne prenait pas en compte l’inflation et l’augmentation de la valeur de l’entreprise depuis son achat. A la suite du rejet de son appel et de l’échec de ses divers recours, la décision initiale de la Supreme Economic Court of Tajikistan fut confirmée en 2015. En date de l’adoption des constatations du Comité des droits de l’Homme, l’indemnisation fixée par la décision de 2004 n’avait toujours pas été versée à M. Mudorov.

Dans sa communication introduite en 2016, l’auteur de la communication invoquait que le Tadjikistan lui avait nié l’accès à un tribunal indépendant et à un recours utile en violation des articles 2(3), 14(1) et 26 du Pacte garantissant la non-discrimination. L’examen de la communication présentée au Comité des droits de l’Homme a mené à la détermination de la violation de l’article 14 lu seul et conjointement avec l’article 2(3) du Pacte. Le Comité a cependant écarté la violation alléguée de l’article 26 du Pacte, considérant que le grief soulevé par l’auteur n’avait pas été suffisamment étayé aux fins de la recevabilité, conformément à l’article 2 du Protocole facultatif.

S’inspirant de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’Homme, le Comité a retenu, d’une part, que le droit à un tribunal garanti par l’article 14 du Pacte serait illusoire si l’ordre juridique interne d’un État contractant permettait qu’une décision judiciaire définitive et obligatoire reste inopérante au détriment d’une partie14.

D’autre part, le paragraphe 3 de l’article 2 prévoit que les États parties, outre qu’ils doivent protéger efficacement les droits découlant du Pacte, doivent aussi veiller à ce que toute personne dispose de recours accessibles et utiles pour faire valoir ces droits15. De jurisprudence constante du Comité, le droit à un recours utile garanti par le paragraphe 3 de l’article 2 n’est pas un droit autonome et ne peut pas être invoqué isolément, de sorte qu’il n’est retenu que conjointement avec une violation d’un autre droit garanti par le Pacte16, en l’espèce le droit d’accès à un tribunal (article 14). Le Comité a ainsi retenu dans ses constatations, que la garantie de « la bonne suite donnée par les autorités compétentes à tout recours qui aura été reconnu justifié » de l’article 2(3)(c) du Pacte serait également illusoire si une décision judicaire définitive et obligatoire restait inopérante.

Le Comité s’est donc fondé sur la non-exécution quatorze années plus tard de la décision de 2004 accordant une indemnisation à M. Mudorov, pour retenir la violation par le Tadjikistan de l’article 14 lu seul et conjointement avec l’article 2(3) du Pacte. Le Comité a ainsi conclu que l’obligation de garantir l’accès à un tribunal et de fournir un recours utile à l’auteur de la communication requiert de l’État partie d’exécuter la décision de 2004 en prenant en compte les dommages dus au délai de paiement de l’indemnisation. Confirmant son interprétation selon laquelle il serait contraire aux fins visées par le Pacte de ne pas reconnaître qu’il existe une obligation inhérente à l’article 2 de prendre des mesures pour prévenir la répétition d’une violation du Pacte17, les constatations mentionnent également la nécessité d’adopter des mesures pour l’avenir, au-delà de la réparation due spécifiquement à la victime de l’affaire examinée.

Le Comité n’a cependant pas abordé le grief soulevé par l’auteur de la communication portant sur l’insuffisance de l’indemnisation accordée par la juridiction nationale, la fixation de son montant ne prenant pas en compte l’inflation et la valeur prise par l’entreprise depuis son achat en 1996. Pourtant, le Comité reconnaît conformément au paragraphe 3 a) de l’article 2 du Pacte une obligation générale pour les États parties d’assurer un recours utile impliquant y compris une indemnisation appropriée18. Comme dans des affaires antérieures, le Comité n’a pas spécifiquement commenté la nature appropriée ou le montant de l’indemnisation attribuée par la juridiction interne19 et s’est limité à retenir la non-exécution par l’État de la décision judiciaire pour conclure à la violation de l’article 2(3) du Pacte.

Confronté à la question de déterminer si la fixation par la Supreme Economic Court of Tajikistan du montant de l’indemnisation due à l’auteur avait représenté une violation des droits garantis par le Pacte, le Comité aurait sans doute noté que le mode de fixation de l’indemnisation avait été confirmé par la décision de 2014 qui a reconnu l’annulation de l’acte de vente de 1996 de sorte que les parties devaient être remises dans l’état dans laquelle elles se trouvaient avant la vente. Le Comité ne se serait alors vraisemblablement pas écarté de sa jurisprudence constante selon laquelle il n’est pas un organe de dernier ressort et qu’il n’est pas compétent pour réexaminer les conclusions de fait ou l’application de la législation nationale, sauf s’il peut être établi que l’appréciation des éléments de preuve ou l’application de la législation ont été de toute évidence arbitraires, manifestement entachées d’erreur, ou ont représenté un déni de justice20. Il aurait été à la charge de l’auteur de la communication de montrer, aux fins de la recevabilité, que les procédures suivies par les juridictions nationales dans le calcul de l’indemnité à accorder avaient été arbitraires ou avaient constitué un déni de justice pour que le Comité soit en mesure de considérer l’indemnisation comme insatisfaisante21.

En ne se prononçant pas sur la question de savoir si le montant de l’indemnisation lui-même pouvait violer le droit à une réparation effective si la décision avait été exécutée et l’indemnisation versée à l’auteur de la communication, les constatations concernant la communication Kuvvatali Mudorov contre Tadjikistan s’inscrivent ainsi dans la lignée de la jurisprudence du Comité des droits de l’Homme.

S. N.-K.

  1. Eshonov v. Uzbekistan (CCPR/C/99/D/1225/2003), para. 9.8
  2. Mukong v. Cameroon (CCPR/C/51/D/458/1991)
  3. CDH, Observation générale No. 31 [80] La nature de l’obligation juridique générale imposée aux États parties au Pacte, 2004, doc. CCPR/C/21/Rev.1/Add.13, p. 6, § 12.
  4. UN. Doc. A/C.3/L.795/Rev.1 (19 nov. 1959).
  5. Comité DH, Observation générale n° 32 – Article 14, 2007, U.N. Doc. CCPR/C/GC/32
  6. Cour EDH, 13 février 2001, Krombach c. France, n° 29731/96, § 96.
  7. Id., § 97. Egalement Cour EDH, 30 mai 2000, Loewenguth c. France, décision, n° 53183/99, § 2.
  8. Comité DH, 19 juillet 2018, Urbain Olanguena Awono c. Cameroun, communication n° 2660/2015, U.N. Doc. CCPR/C/123/D/2660/2015, § 12. Dans son opinion dissidente sous ces constatations contre le Cameroun, José Santos Pais affirmait d’ailleurs que la décision du Comité pourrait « entraver les efforts de l’Etat partie, ainsi que ceux d’autres pays, dans la lutte contre les cas de corruption impliquant des personnes occupant des fonctions publiques » (nous traduisons).
  9. Cf. par exemple Comité DH, 15 juillet 2016, D.T. c. Canada, communication n° 2081/2011, U.N. Doc. CCPR/C/117/D/2081/2011 (art. 17 PIDCP) ; Comité DH, 17 juillet 2018, Miriana Hebbadj c. France, communication n° 2807/2016, U.N. Doc. CCPR/C/123/D/2807/2016 (art. 18 PIDCP) ; Comité DH, 10 octobre 2014, Sergey Praded c. Bélarus, communication no 2029/2011, U.N. Doc. CCPR/C/112/D/2029/2011 (art. 19 PIDCP) ; ou, au niveau européen, Cour EDH, 28 mai 1985, Ashingdane c. Royaume-Uni, nº 8225/78, § 57.
  10. Cf. par exemple Comité DH, 17 juillet 2018, Miriana Hebbadj c. France, communication n° 2807/2016, U.N. Doc. CCPR/C/123/D/2807/2016, § 7.11.
  11. Comité DH, 8 juillet 1992, Albert Womah Mukong c. Cameroun, communication n° 458/1991, U.N. Doc. CCPR/C/51/D/458/1991, § 9.7.
  12. Cf. notamment Comité DH, 29 octobre 2013, Observations finales concernant le troisième rapport périodique de l’État plurinational de Bolivie, U.N. Doc. CCPR/C/BOL/CO/3 ; Comité DH, 11 juillet 2016, Observations finales concernant le rapport initial du Burkina Faso, U.N. Doc. CCPR/C/BFA/CO/1, § 31 ; Comité DH, 6 novembre 2017, Observations finales concernant le cinquième rapport périodique du Cameroun, U.N. Doc. CCPR/C/CMR/CO/5, § 9 ; Comité DH, 26 octobre 2018, Observations finales concernant le troisième rapport périodique de la République de Guinée, U.N. Doc. CCPR/C/GIN/CO/3, § 11.
  13. Comité DH, 6 novembre 2017, Observations finales concernant le cinquième rapport périodique du Cameroun, U.N. Doc. CCPR/C/CMR/CO/5, § 9.
  14. Cour européenne des Droits de l’Homme, Hornsby c. Grèce, décision 19 mars 1997, para. 40, et Paudicio c. Italie, décision 24 mai 2007, para.53.
  15. Observation générale No. 31 [80], La nature de l’obligation juridique générale imposée aux États parties au Pacte Adoptée le 29 mars 2004 (2187ème séance), Comité des droits de l’Homme, 80ème session, CCPR/C/21/Rev.1/Add.13, para. 15.
  16. Voir notamment les constatations du Comité des droits de l’Homme concernant les communications SE c. Argentine (275/1988), para.5.3 ; Kazantzis c. Chypre (972/2001), par. 6.6 ; Tshidika c. République démocratique du Congo (2214/2012), para. 5.5.
  17. Observation générale No. 31 [80], préc., para.17.
  18. Ibidem. para.16.
  19. Voir notamment les constatations du Comité des droits de l’Homme concernant les communications Kibaya c. République Démocratique du Congo (1483/2006), et Gunaratna c. Sri Lanka (1432/2005).
  20. Voir notamment les constatations du Comité des droits de l’Homme concernant les communications Errol Simms c. Jamaïque (541/1993), para.6.2 ; Arutyunyan c. Ouzbékistan (917/2000), para.5.7 ; Riedl-Riedenstein et consorts c. Allemagne (1188/2003), para. 7.3, et décision sur la recevabilité Arenz et consorts c. Allemagne (1138/2002), para. 8.6.
  21. Voir notamment les constatations du Comité des droits de l’Homme concernant les communications Martínez et al. c. Uruguay (1607/2007), para. 6.4, Dahanayake c. Sri Lanka (1331/04), para. 6.5, Gunaratna c. Sri Lanka, préc., para.7.4.