N. 20 - 2022

L’établissement des règles conventionnelles au niveau international : Pour qui ? Sur quoi ?

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La question du respect des droits de l’Homme par les entreprises multinationales taraude la communauté internationale depuis les années soixante-dix. Dans le sillage du nouvel ordre économique international, l’Organisation des Nations Unies (ci-après, « ONU ») envisage en effet la rédaction d’un code de conduite des sociétés transnationales. Toutefois, la fracture idéologique entre les pays du nord désireux de préserver l’intérêt de leurs investisseurs et les pays du sud, soucieux de leur souveraineté sur les richesses et les ressources naturelles de leur territoire conduit à l’enterrement du projet conventionnel à la fin des années quatre-vingt[1] et de manière définitive au début des années 2000[2]. C’est donc par la voie de principes incitatifs que l’activité des multinationales est saisie, dès 1976 avec les principes directeurs de l’Organisation de coopération et de développement économiques (ci-après, « OCDE ») à l’intention des entreprises multinationales, révisés en 2011 pour intégrer les préoccupations en termes de droits de l’Homme[3] ; en 2000, avec le Pacte mondial de l’ONU[4] ; en 2011, avec les principes directeurs relatifs aux entreprises et aux droits de l’Homme adoptés par le Conseil des droits de l’Homme[5]. La logique est toujours la même : il s’agit par le biais de partenariats d’inviter les entreprises à se responsabiliser en respectant les droits de l’Homme, grâce à des instruments incitatifs et surtout non obligatoires. Cette approche « néolibérale selon laquelle le marché et ses opérateurs doivent être ménagés par le droit international » permet aux acteurs économiques de négocier « la fabrication et l’utilisation de normes éthiques de comportement » au niveau international[6].

La situation évolue cependant dans les années 2010, dans un contexte marqué notamment par le drame de l’effondrement du Rana Plaza en avril 2013[7]. L’Équateur – en conflit depuis des années avec la multinationale Chevron[8] – décide alors de pousser au sein du Conseil des droits de l’Homme à l’adoption d’une résolution en vue de la création d’un groupe de travail chargé d’élaborer un instrument international juridiquement contraignant pour réglementer, dans le cadre du droit international des droits de l’Homme, les activités des sociétés transnationales et autres entreprises (juin 2014)[9]. Depuis sa mise en place en 2015, le Groupe de travail a examiné trois projets conventionnels sur les activités commerciales et les droits de l’Homme. Leur dessin n’est pas d’élaborer une convention pour réglementer en vertu du droit international les activités des entreprises et les assujettir au respect des droits de l’Homme, comme aurait pu le laisser suggérer l’intitulé de la résolution originaire. L’objectif plus mesuré s’apparente davantage à un coup de billard à trois bandes : le projet cherche à renforcer la protection des droits de l’Homme en passant par la consécration d’obligations à la charge des États de réglementer le comportement des entreprises sur leur territoire, sous leur juridiction ou sous leur contrôle. C’est donc la mise en place d’une « responsabilité par ricochet »[10] des entreprises que visent les négociateurs (I) en vue de les contraindre par le truchement du droit interne à l’obligation de respecter les droits de l’Homme internationalement reconnus (II).

I. Une responsabilité par ricochet

Le projet conventionnel ne cherche pas à imposer des obligations relatives aux droits de l’Homme dont les entreprises seraient directement débitrices en vertu du droit international. C’est sur l’État que repose l’obligation première de respecter, protéger, mettre en œuvre et promouvoir les droits de l’Homme et de protéger les individus contre les violations commises par les tiers et notamment les entreprises (alinéa 7 du Préambule du troisième projet révisé du 17 août 2021) (A). À cet égard, le projet vise à engager les États à mettre en place au niveau interne des mécanismes de responsabilité civile et pénale encadrant les activités des entreprises (business activities) entendues au sens large (B).

A. Un angle d’attaque : la responsabilité première de l’État

Une partie de la société civile et de la doctrine souhaitait la négociation d’un traité réellement innovant qui créerait des obligations relatives aux droits de l’Homme incombant directement aux entreprises en vertu du droit international. Ainsi, pour la coalition d’organisations non gouvernementales (ci-après, « ONG ») françaises pour le traité ONU, « c’est un point essentiel, car sans obligation directe pesant sur les entreprises, la mise en œuvre du traité reposera sur la volonté des États parties de l’incorporer ou non dans leur droit interne »[11]. Il s’agit également d’un enjeu d’équilibre des puissances et d’une recherche de symétrie dans les droits et les obligations que les entreprises tirent de la mondialisation économique. En effet, « rien ne s’oppose à ce [que les États] adoptent une convention définissant les obligations internationales des entreprises multinationales dont la violation pourrait être établie par des juridictions relevant de l’ordre international », puisqu’ils « conçoivent, en effet, très bien de reconnaître dans les traités d’investissement des droits au profit des sociétés/investisseurs dont la violation peut être établie par des juridictions arbitrales »[12].

Pourtant, le projet conventionnel est loin d’endosser une telle ambition. Sa formulation au contraire tend à éteindre toute velléité en matière d’obligations internationales dont les débiteurs seraient directement les entreprises. En vertu du projet, les États parties doivent réglementer les activités commerciales des entreprises en adoptant des mesures appropriées comme la due diligence (article 6), en offrant aux victimes un accès à la justice (article 7), en mettant en place un régime de responsabilité civile voire pénale (article 8). Les dispositions du projet s’adressent donc directement aux États – et non aux entreprises – et exigent des premiers qu’ils mettent en œuvre dans leur droit interne un certain nombre d’obligations incombant à ces dernières.

Le projet se situe donc en deçà du projet de la Sous-commission de la promotion et de la protection des droits de l’Homme « Normes sur la responsabilité des sociétés transnationales et autres entreprises » qui formulait clairement des obligations à la charge des entreprises – mais qui certes n’a pas été adopté par la Commission[13]. Mais le projet se positionne également en deçà des Principes Directeurs relatifs aux entreprises et aux droits de l’Homme, qui eux ont été adoptés à l’unanimité. En vertu de ceux-ci, c’est à l’État principalement qu’incombe l’obligation de protéger les droits de l’Homme mais les entreprises ont la responsabilité de respecter ces derniers. Cette responsabilité est rédigée de manière incitative (Principe 11 : « Les entreprises devraient respecter les droits de l’Homme »). Mais il en découle certaines obligations qui leur incombent directement et sans ambiguïté. Ainsi par exemple selon le principe 17, « les entreprises doivent faire preuve de diligence raisonnable en matière de droits de l’Homme ». Il n’est pas question ici d’attendre le truchement du droit interne pour constater l’existence de cette obligation. Une responsabilité des entreprises directement issue du droit international échoue donc lors du passage de Principes volontaires (soft law) à la rédaction d’une réelle convention (hard law).

Le projet conventionnel constitue néanmoins une réelle avancée par rapport aux Principes directeurs. Le principe 2 énumère « les fonctions réglementaires » de l’État découlant de son obligation de protection. Le commentaire de ce principe précise qu’« au stade actuel, les États ne sont généralement pas tenus en vertu du droit international des droits de l’Homme de réglementer les activités extraterritoriales des entreprises domiciliées sur leur territoire et/ou sous leur juridiction ». Sur ce point le traité constitue une réelle évolution puisqu’il est entièrement tourné vers la mise en place d’un régime imposant aux États parties de réglementer les activités commerciales notamment transnationales des entreprises.

B. Une cible : les activités commerciales des entreprises

Une des divergences importantes entre les négociateurs du traité porte sur les entreprises entrant dans son champ d’application ratione materiae (et non ratione personae). La résolution du Conseil des droits de l’Homme n° 26/9 a mandaté le Groupe de travail en précisant qu’il « sera chargé d’élaborer un instrument international juridiquement contraignant pour réglementer, […] les activités des sociétés transnationales (STN) et autres entreprises ». Mais ce texte ne définit pas les STN. En revanche, il précise dans une note de bas de page le terme « autres entreprises », qui « désignent toutes les entreprises dont les activités opérationnelles ont un caractère transnational et ne s’appliquent pas aux entreprises locales enregistrées aux termes de la législation interne pertinente ».

Cette note infrapaginale est ambiguë. Tout d’abord, elle suppose qu’il existe une distinction entre les « sociétés transnationales » (STN) et les « entreprises dont les activités opérationnelles ont un caractère transnational ». Ensuite, en excluant les « entreprises locales enregistrées aux termes de la législation interne pertinente », elle écarte potentiellement toutes les entreprises, aussi bien les transnationales que les autres, puisqu’elles sont toutes enregistrées en vertu d’un droit interne. Par ailleurs, la note de bas de page précise que l’exclusion ne concerne que les « entreprises locales ». Or, en droit international, il n’existe pas de définition de l’« entreprise locale ». S’agit-il d’une entreprise qui n’est pas intégrée à la structure d’un groupe de société multinationale, mais qui peut avoir une activité transnationale (en tant que sous-traitant par exemple) ? S’agit-il d’une entreprise qui a une activité purement locale sans aucun contact avec l’économie mondialisée (autrement dit sans la moindre activité transnationale) ?

La différence entre ces deux conceptions est pourtant de taille. En effet, certaines délégations[14] estiment que le traité doit se concentrer sur les sociétés transnationales qui déploient leurs activités dans plusieurs États. Il doit donc exclure les entreprises implantées sur un seul territoire national sans relation structurelle avec une STN. Limiter l’application du traité aux STN a un sens dans la mesure où leurs activités transfrontières leur permettent parfois d’échapper aux lois et aux juridictions nationales dont l’application est souvent territorialisée. Le traité permettrait de lutter contre la tendance de ces sociétés transnationales à s’implanter dans les États où les normes protectrices des droits de l’Homme sont les moins élevées.

Pour les partisans d’un champ d’application restreint aux STN, une application aux entreprises dont l’activité économique est circonscrite au territoire national imposerait une charge trop lourde à des entreprises beaucoup moins outillées que les STN. Celles-ci sont par ailleurs – du fait de leur activité sur le territoire d’un seul État – mieux soumises et encadrées par le droit national. Il revient à l’État territorialement compétent de faire respecter les droits de l’Homme par ces entreprises. En outre, limiter le traité aux STN permettrait d’adopter des règles juridiquement obligatoires dans un domaine limité. Ce serait un premier pas possible, parce que limité, vers une transformation plus générale, plus ambitieuse, mais également plus difficile à réaliser des Principes directeurs en principes juridiquement obligatoires.

A contrario, les partisans d’une application du traité à toutes les entreprises mettent en exergue plusieurs arguments[15]. Tout d’abord, plusieurs textes de soft law reconnaissent que toutes les entreprises, quel que soit leur contexte opérationnel, doivent respecter tous les droits de l’Homme. Ces textes affirment également que les États doivent protéger toute personne contre les violations des droits de l’Homme commises par les entreprises sur leur territoire. Ces deux obligations sont rappelées dans le projet de Préambule. En outre, les Principes directeurs des Nations Unies sur les entreprises et droits de l’Homme « s’appliquent à tous les États et à toutes les entreprises commerciales, transnationales ou autres, indépendamment de leur taille, de leur secteur, de leur lieu d’implantation, de leur régime de propriété et de leur structure » (Principes généraux). Si le traité se limite aux STN, il prend le risque de codifier un droit international des droits de l’Homme en retrait par rapport aux textes existants, puisque ces derniers imposent une obligation de protection applicable à toutes les entreprises. Un champ d’application du traité conforme à celui des Principes directeurs permettrait au traité de s’inscrire dans leur continuité. De plus, inclure toutes les entreprises dans le champ d’application du traité revient à obliger les États à respecter et à faire respecter les droits de l’Homme sur leur territoire, indépendamment de tout élément transfrontière. Or, même en dehors du droit international des droits de l’Homme, nombre de conventions internationales imposent aux États de réglementer le comportement des personnes sur lesquelles ils ont compétence et donc en dehors de tout élément d’extranéité[16]. Enfin, assujettir toutes les entreprises au respect des droits de l’Homme serait logique pour un traité qui cherche à lutter contre l’impunité et à garantir un droit de recours aux victimes. Cela permettrait également de saisir la mondialisation dans sa complexité et, dans une économie mondialisée, de garantir une concurrence libre et non faussée. Si le traité est limité aux STN, celles-ci pourront démembrer leurs activités, faire appel à des sous-traitants ou à des co-contractants locaux afin d’éviter d’être responsables en tant que maisons-mères, donneuses d’ordres ou partenaires commerciaux.

Afin d’établir un compromis entre les partisans et les opposants d’une exclusion des entreprises locales du champ d’application du traité, l’avant-projet (version zéro) ne se concentrait pas sur le caractère transnational ou non des entreprises, mais sur les activités à caractère transnational des entreprises (« business activities of a transnational character »). Le champ d’application des versions suivantes continue à s’intéresser aux « activités » des entreprises et non à la (trans)nationalité de celles-ci. Cependant, il modifie profondément la portée du traité en s’appliquant désormais à toutes les activités des entreprises, y compris les activités ayant un caractère transnational (« all business activities, including business activities of a transnational character » selon les termes de l’article 3 § 1 de la troisième version). Conformément aux Principes directeurs, ce sont donc toutes les activités de toutes les entreprises, qu’elles soient transnationales ou non, qui sont concernées par le traité.

Pour saisir précisément le champ d’application du traité, il faut donc se référer à l’article 1 § 3 qui définit les « business activities ». Cette définition ne cesse de s’enrichir au fil des négociations. Elle inclut dans la version de 2021 toutes les activités économiques ou autres, notamment la fabrication, la production, le transport, la distribution, la commercialisation, le marketing, la vente de biens et de services par une personne physique ou morale, incluant les entreprises publiques, les institutions financières, les fonds d’investissement, les entreprises transnationales, les autres entreprises commerciales, les co-entreprises et toutes autres relations commerciales d’une personne physique ou morale[17]. Cette inflation définitionnelle témoigne de la crainte de voir certaines activités d’entreprise échapper au champ d’application du traité. Mais « qui trop embrasse mal étreint » et l’article 1 § 3 parait tant trop extensif (quand il vise in fine « any […] other activity […] undertaken by a natural […] person ») que trop restrictif (quand il se limite aux personnes physiques et morales en risquant d’écarter les entités sans personnalité juridique propre). La téléologie du projet pourrait pourtant conduire à plus de sobriété et donc de précision et d’efficacité en visant clairement « les activités économiques » comme « toute activité consistant à offrir des biens et des services sur un marché » indépendamment du statut juridique et du mode de financement de l’entité qui l’exerce, s’inspirant ainsi de l’expérience de la Cour de justice de l’Union européenne[18].

Le champ d’application du projet conventionnel a donc considérablement évolué passant d’une focalisation sur le caractère (trans)national des entreprises à un accent mis sur les activités d’abord transnationales, aujourd’hui sans distinction de localité. L’article 3 du projet y relatif s’est également transformé au fil des négociations afin de mieux identifier les droits de l’Homme que les entreprises doivent par le truchement du droit national respecter.

II. Le respect des droits de l’Homme internationalement reconnus

De projet en projet, se précisent tant le champ d’application des droits de l’Homme visés par le texte (A) que la spécificité des obligations des entreprises en la matière (B).

A. Le champ des droits de l’Homme couverts par le traité

Selon l’article 3 § 2 de la version zéro, la Convention devait s’appliquer à tous les droits de l’Homme internationaux et à ceux reconnus par le droit interne (« all international human rights and those rights recognized under domestic law »). Les expressions tant de « droits de l’Homme internationaux » que de droits de l’Homme « reconnus par le droit interne » restaient à clarifier et ne permettaient pas clairement aux acteurs de savoir à quelles normes ils étaient tenus. La version suivante était plus laconique puisqu’elle prévoyait que le traité couvre « tous les droits de l’Homme » (article 3 § 3). Pourtant cette expression était elle aussi ambigüe, parce que dépourvue de références aux textes internationaux, elle ne permettait pas d’identifier clairement les normes concernées.

L’article 3 § 3 de la dernière version tente de combler cette lacune : le futur traité doit couvrir tous les droits de l’Homme et les libertés fondamentales reconnus internationalement liant les États partie, y compris ceux reconnus dans la Déclaration universelle des droits de l’Homme, la Déclaration relative aux principes et droits fondamentaux au travail de l’Organisation internationale du Travail (ci-après, « OIT »), tous les principaux traités internationaux de droits de l’Homme et les Conventions fondamentales de l’OIT auxquelles un État est partie et le droit international coutumier[19].

Ce nouvel article entraîne quelques réflexions quant aux textes internationaux énumérés. Tout d’abord, ces instruments n’épuisent pas la liste des « droits de l’Homme et libertés fondamentales reconnus internationalement liant les États parties » puisqu’ils sont explicitement cités de manière non-exhaustive. Ensuite, deux déclarations fondamentales (la déclaration universelle et la déclaration fondamentale de l’OIT) y figurent dans une approche objectiviste parmi les textes « binding on the State Parties ». Ensuite, les principaux traités internationaux de droits de l’Homme ne sont pas expressément désignés, mais ils recouvrent aujourd’hui la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale, le Pacte international relatif aux droits civils et politiques, le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels, la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes, la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, la Convention relative aux droits de l’enfant, la Convention sur la protection des droits de tous les travailleurs migrants et membres de leur famille, la Convention pour la protection de toutes les personnes contre les disparitions forcées. Quant à la référence aux conventions fondamentales de l’OIT, elle recouvre clairement la Convention n° 87 sur la liberté syndicale et la protection du droit syndical, la Convention n° 98 sur le droit d’organisation et de négociation collective, la Convention n° 29 sur le travail forcé, la Convention n° 105 sur l’abolition du travail forcé, la Convention n° 138 sur l’âge minimum, la Convention n° 182 sur les pires formes de travail des enfants, la Convention n° 100 sur l’égalité de rémunération, la Convention n° 111 sur la discrimination (emploi et profession). Une référence à ses neuf instruments internationaux de droits de l’Homme et à ses huit conventions fondamentales de l’OIT figure également à l’alinéa 2 du Préambule. Le traité gagnerait peut-être en clarté à énumérer ces textes, mais il y perdrait en légèreté (qualité qui a l’heure actuelle ne lui est pas particulièrement familière) et en opportunité d’interprétation future évolutive et dynamique. Le texte précise que ces conventions ne sont couvertes par le projet de traité que pour les États qui y sont parties. Mais la référence à la Déclaration universelle et à la Déclaration fondamentale de l’OIT étend considérablement le champ substantiel des droits de l’Homme couverts indépendamment des États parties aux conventions mentionnées. Cette extension potentielle est par ailleurs renforcée par le renvoi général au « droit international coutumier ». Pour finir, un autre élément d’interprétation de l’expression de « droits de l’Homme et libertés fondamentales » est fourni par l’article 1 § 2 qui définit les violations de droits de l’Homme et inclut parmi ceux-ci « le droit à un environnement sûr, propre, sain et durable », sillon dans lequel s’inscrira la résolution 48/13 du Conseil des droits de l’Homme du 8 octobre 2021. A l’heure actuelle cependant, il est difficile d’y voir un droit internationalement reconnu liant les États parties.

B. La spécificité de l’obligation de respecter les droits de l’Homme

Comme l’article 3 § 3 du projet conventionnel, le Principe directeur 12 fait référence aux « droits de l’Homme internationalement reconnus », mais dans le but de caractériser les droits que les entreprises ont « la responsabilité […] de respecter » et non pas pour préciser les droits pour lesquels pèse sur l’État une obligation de protection et donc de réglementation dans l’ordre interne les activités des entreprises. Cette différence explique d’une part que le Principe 12, contrairement à l’article 3 § 3 ne limite pas les « droits de l’Homme internationalement reconnus » à ceux qui lient les États parties, et d’autre part que le Principe 12 illustre ceux-ci de manière plus restrictive que le projet de traité (notamment dans l’évocation conventionnelle). Selon ce principe en effet, « la responsabilité des entreprises de respecter les droits de l’homme porte sur les droits de l’homme internationalement reconnus − à savoir, au minimum, ceux figurant dans la Charte internationale des droits de l’homme et les principes concernant les droits fondamentaux énoncés dans la Déclaration relative aux principes et droits fondamentaux au travail de l’Organisation internationale du Travail ».

Il reste que la référence à « tous les droits de l’Homme » au sein de l’article 3 § 3 témoigne du fait que les activités des entreprises peuvent avoir des incidences négatives sur tous les droits de l’Homme, et non pas uniquement sur certains. Il n’y a donc pas de distinction à faire entre les droits de l’Homme qui doivent être respectés par les États et ceux qui doivent l’être par les entreprises. Il est évident qu’une entreprise doit respecter l’interdiction du travail des enfants. Mais elle doit aussi par exemple, respecter le droit au procès équitable, en n’opérant pas de rétention de preuves ou de subordination de témoins[20].

Le fait que les entreprises et les États doivent respecter les mêmes droits de l’Homme ne signifie pas pour autant qu’il leur incombe les mêmes obligations en la matière. L’État doit s’abstenir de porter atteinte aux droits de l’Homme (obligation négative), mais il doit également mettre en œuvre les droits de l’Homme (obligation positive). Ainsi, par exemple, en matière de droit à l’éducation, il ne doit pas interdire à un individu l’accès aux établissements d’enseignement et il doit mettre à la disposition des individus un certain nombre d’établissements. Il est évident que les entreprises n’ont pas le même type d’obligations. Elles doivent s’abstenir de porter atteinte aux droits de l’Homme. Il ne leur incombe pas de mettre en œuvre les droits de l’Homme par-delà la législation de l’État.

Sur le sujet, une des avancées du projet conventionnel par rapport au Principe directeur tient à la consécration explicite de l’obligation des entreprises de respecter les droits de l’Homme internationalement reconnus. Certes cette reconnaissance ne figure malheureusement qu’au sein du Préambule (alinéa 11) et non au sein du dispositif du traité, en raison notamment de la responsabilité par ricochet à laquelle celui-ci se cantonne. Mais dans sa formulation, elle franchit un pas décisif par rapport à la simple « norme de conduite générale » incitative énoncée par le Principe directeur 11 selon lequel « les entreprises devraient respecter les droits de l’homme. Cela signifie qu’elles devraient éviter de porter atteinte aux droits de l’homme d’autrui et remédier aux incidences négatives sur les droits de l’homme dans lesquelles elles ont une part ». L’obligation de respecter les droits de l’Homme au sein de l’alinéa 11 du Préambule synthétise divers principes directeurs (notamment 11, 13 et 17) en incluant le fait d’éviter de causer ou de contribuer aux violations de droits de l’Homme par le biais de leurs propres activités, de remédier à ces violations lorsqu’elles se produisent, ainsi que de prévenir et d’atténuer les violations qui découlent directement de leurs activités, produits ou services par leurs relations commerciales[21].

Le champ d’application personae et materiae du projet de traité s’est donc précisé au fil des négociations. Mais ce que la clarté du texte gagne parfois en précisions, elle le perd en densité normative et sur de nombreux points les négociateurs gagneraient à nos yeux à rechercher la concision plus que l’accumulation.

[1] L. Dubin, « Les relations partenariales entre les Nations Unies et les sociétés transnationales », in Les 70 ans des Nations unies : quel rôle dans le monde actuel ?, Paris, Pedone, 2014, pp. 192-193 ; K. P. Sauvant, « The Negotiations of the United Nations Code of Conduct on Transnational Corporations », The Journal of World Investment & Trade, n° 16, 2015, pp. 11-87.

[2] Commission des droits de l’homme, Sous-commission de la promotion et de la protection des droits de l’homme, « Droits économiques, sociaux et culturels : Normes sur la responsabilité en matière de droits de l’Homme des sociétés transnationales et autres entreprises », 45ème session, 2003, U.N. doc. E/CN.4/ Sub.2/2003/12/Rev.2 ; Commission des droits de l’homme, « La responsabilité en matière de droits de l’homme des sociétés transnationales et autres entreprises », 22 avril 2004, décision 2004/116.

[3] OCDE, Les principes directeurs de l’OCDE à l’intention des entreprises multinationales, Éditions OCDE, 2011 ; C.e Colard-Fabregoule, « Les principes directeurs de l’OCDE à l’égard des multinationales », RGDIP, n° 3, 2016, pp. 579-601 ; J. G. Ruggie et T. Nelson, « Human Rights and the OECD Guidelines for Multinational Enterprises: Normative Innovations and Implementations Challenges », Brown Journal of World Affairs, vol. 22, n° 1, 2015, pp. 99-128.

[4] L. Boisson de Chazournes et E. Mazuyer (dir.), Le pacte mondial des Nations Unies 10 ans après, Bruxelles, Bruylant, 2011, 206 pages.

[5] Les principes directeurs ont été élaborés par le Représentant spécial du Secrétaire général de l’ONU sur la question des droits de l’Homme et des sociétés transnationales et autres entreprises (U.N. doc. A/HCR/17/31). Ils ont été approuvés par le Conseil des droits de l’Homme dans sa résolution 17/4 du 16 juin 2011 ; R. Mares (ed.), The UN Guiding Principles on Business and Human Rights: Foundations and Implementation, Boston, M. Nijhoff, 2012, 347 pages.

[6] L. Dubin, « Les relations partenariales entre les Nations Unies et les sociétés transnationales », précité, pp. 203-204.

[7] Voir F. Laronze, « Réflexions juridiques après la tragédie du Rana Plaza », Revue de droit du travail, Dalloz, 2013, pp. 487-490.

[8] H. Muir Watt, « Chevron, l’enchevêtrement des forts : un combat sans issue ? », Revue critique de droit international privé, 2011, pp. 339-351 ; É. Teynier et A. Rafiq, « L’affaire Chevron ou l’arbitrage d’investissement à la croisée des chemins », Les Cahiers de l’Arbitrage, 2019, pp. 417-454.

[9] Conseil des droits de l’homme, Résolution 26/9 du 26 juin 2014 ; S. Deva et D. Bilchitz (ed.), Building a Treaty on Business and Human Rights: Context and Contours, Cambridge, Cambridge University Press, 2017, 536 pages.

[10] Le droit international des droits de l’Homme connait bien « la protection par ricochet » qui permet à la Cour européenne des droits de l’Homme d’étendre l’applicabilité des droits conventionnels à des domaines ne figurant pas expressément dans la Convention européenne garantissant ainsi indirectement une protection à de nouveaux droits. Avec le projet de traité, il ne s’agit pas de garantir la protection d’un droit par ricochet, mais de garantir l’engagement de responsabilité des entreprises indirectement par l’engagement conventionnel de l’État à réglementer.

[11] Selon les termes de Juliette Renaud, chargée de campagne senior sur la régulation des multinationales auprès des Amis de la Terre France ; voir l’entretien in Sophie Grosbon, « Projet de traité international sur les sociétés transnationales et les droits de l’Homme. Entretien avec Juliette Renaud, Chargée de campagne senior sur la régulation des multinationales auprès des Amis de la Terre France », La Revue des droits de l’homme, 2019 (accessible via le lien suivant : http://journals.openedition.org/revdh/6503).

[12] L. Dubin, « Rapport introductif : l’entreprise multinationale, de la fragmentation à la reconstruction par le droit international », in L. Dubin et autres (dir.), L’entreprise multinationale et le droit international, Paris, Pedone, 2017, p. 47.

[13] Sous-commission de la promotion et de la protection des droits de l’homme, « Droits économiques, sociaux et culturels : Normes sur la responsabilité en matière de droits de l’Homme des sociétés transnationales et autres entreprises », précitée ; Commission des droits de l’homme, « La responsabilité en matière de droits de l’homme des sociétés transnationales et autres entreprises », précitée.

[14] Sur le débat sur le champ d’application du traité, voir Conseil des droits de l’homme, « Rapport sur la première session du Groupe de travail intergouvernemental à composition non limitée sur les sociétés transnationales et autres entreprises et les droits de l’homme, chargé d’élaborer un instrument international juridiquement contraignant », 31ème session, 2016, U.N. doc. A/HCR/31/50, §§ 55-51 ; « Rapport sur la deuxième session du Groupe de travail intergouvernemental à composition non limitée sur les sociétés transnationales et autres entreprises et les droits de l’homme », 34ème session, 2017, U.N. doc. A/HCR/34/47, §§ 93-102 ; « Rapport sur la troisième session du Groupe de travail intergouvernemental à composition non limitée sur les sociétés transnationales et autres entreprises et les droits de l’homme », 37ème session, 2018, U.N. doc. A/HCR/37/67, §§ 51-62 ; « Rapport sur la quatrième session du Groupe de travail intergouvernemental à composition non limitée sur les sociétés transnationales et autres entreprises et les droits de l’homme », 40ème session, 2019, U.N. A/HCR/40/48, § 14, § 35 et § 55 ; « Rapport sur la cinquième session du Groupe de travail intergouvernemental à composition non limitée sur les sociétés transnationales et autres entreprises et les droits de l’homme », 43ème session, 2020, U.N. doc. A/HCR/43/55, § 41.

[15] Ibid.

[16] A titre d’illustration, le Statut de Rome créant la Cour pénale internationale engage les États à réprimer les actes de génocide et de crime contre l’humanité commis sur leur territoire sans aucun élément d’extranéité ; la Convention sur le droit de la mer énonce une obligation générale des États de protéger et de préserver le milieu marin même au sein des zones de compétence nationale (Article 192) ; en vertu de la Convention des Nations Unies contre la corruption, les États parties s’engagent à incriminer et réprimer la corruption d’agents publics purement nationaux et à adopter un certain nombre de mesures réglementant les pratiques sur leur territoire tant dans le secteur public que dans le secteur privé.

[17] Présidence du Groupe de travail intergouvernemental à composition non limitée chargé de l’élaboration d’un instrument international juridiquement contraignant sur les sociétés transnationales et autres entreprises et les droits de l’homme (ci-après, « GTI »), Avant-projet d’un instrument international juridiquement contraignant pour réglementer, dans le cadre du droit international des droits de l’Homme, les activités des sociétés transnationales et autres entreprises : Third Revised Draft, 17 août 2021, Article 1 § 3 : « Business activities” means any economic or other activity, including but not limited to the manufacturing, production, transportation, distribution, commercialization, marketing and retailing of goods and services, undertaken by a natural or legal person, including State-owned enterprises, financial institutions and investment funds, transnational corporations, other business enterprises, joint ventures, and any other business relationship undertaken by a natural or legal person. This includes activities undertaken by electronic mean ».

[18] CJCE, 25 octobre 2001, Ambulanz Glöckner, aff. C-475/99, § 19.

[19] Présidence du GTI, Avant-projet d’un instrument international juridiquement contraignant pour réglementer, dans le cadre du droit international des droits de l’Homme, les activités des sociétés transnationales et autres entreprises : Third Revised Draft, précité, Article 3 § 3 : « This (Legally Binding Instrument) shall cover all internationally recognized human rights and fundamental freedoms binding on the State Parties of this (Legally Binding Instrument), including those recognized in the Universal Declaration of Human Rights, the ILO Declaration on Fundamental Principles and Rights at Work, all core international human rights treaties and fundamental ILO Conventions to which a State is a Party, and customary international law ».

[20] Exemple issu du Guide interprétatif sur la responsabilité des entreprises de respecter les droits de l’Homme du Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme, 2012, p. 14.

[21] Présidence du GTI, Avant-projet d’un instrument international juridiquement contraignant pour réglementer, dans le cadre du droit international des droits de l’Homme, les activités des sociétés transnationales et autres entreprises : Third Revised Draft, précité, Alinéa 11 du Préambule : « Underlining that business enterprises, regardless of their size, sector, location, operational context, ownership and structure have the obligation to respect internationally recognized human rights, including by avoiding causing or contributing to human rights abuses through their own activities and addressing such abuses when they occur, as well as by preventing or mitigating human rights abuses that are directly linked to their operations, products or services by their business relationships ».