N. 20 - 2022

La position française vis-à-vis de la négociation

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Messieurs et Mesdames les Professeurs,

Chers collègues et amis,

Vous m’avez demandé d’exprimer la position française à cet égard. Elle est loin d’être arrêtée comme vous le savez ; et elle dépendra beaucoup de l’évolution des textes européens, dont vous avez parlé, et de l’évolution de ce texte même, au sein notamment du groupe intergouvernemental de négociation et du futur groupe des amis de la présidence équatorienne qui devrait se mettre en place très prochainement.

Je suis donc astreint à une grande prudence et à une réserve de principe.

Cependant, à défaut d’exprimer une position nette et définitive, je voudrais vous dire quelques mots des principes qui la fondent et qui, quelle que soit l’évolution future des négociations internationales et européennes, continueront, je crois, à l’avenir de l’éclairer et de la guider.

Je le ferai en insistant brièvement sur trois points.

I. Tout d’abord, je voudrais préciser l’esprit dans lequel nous abordons le projet d’un instrument contraignant international sur les entreprises et les droits de l’Homme : il n’est pas « punitif », ni hostile à la mondialisation ; il n’est pas idéologique, mais pragmatique et constructif.

– Il ne s’agit pas d’opposer droit et commerce, libre-échange et morale ; règles sociales, environnementales, droits de l’Homme et entreprises ou profit.

– Il ne s’agit pas davantage de déresponsabiliser les États en déchargeant ces derniers de leurs obligations et en chargeant, à leur place, d’obligations indues nos entreprises, ni de faire de nos entreprises des sujets de droit international à la place des États.

Notre volonté c’est, au contraire, de réconcilier, quand c’est nécessaire, droit et commerce, entreprises, États et société civile.

Car on voit bien qu’en dépit des bienfaits de la division de travail international, les chaînes de valeur sont devenues si longues, si complexes, si opaques, que bien des entreprises elles-mêmes ont du mal à y voir clair ; et surtout cette opacité facilite, favorise parfois, des dérapages dangereux.

– D’aucuns y voient le risque de détricoter, d’affaiblir, voire de vider de leur substance nos normes sociales et environnementales nationales et européennes via la délocalisation d’activités de sous-traitance dans des États moins exigeants.

– Certains États, parmi les plus démunis, nous reprochent notre laxisme ; leur société civile considère que nous abusons de leur faiblesse. Ce climat est malsain pour les droits de l’Homme, pour notre crédibilité, notre réputation, celle de nos entreprises et celle de la mondialisation. Ce n’est pas tenable à long terme.

II. En second lieu, notre priorité immédiate c’est la construction d’une diligence raisonnable au niveau européen.

Cela pour quatre raisons de bon sens.

– L’essentiel de nos échanges se font, en effet, au niveau européen.

– Le droit européen est déjà très avancé et les bases communes sont assez fortes pour qu’on puisse progresser rapidement.

– Si nous voulons peser au plan international, face notamment à d’autres normes concurrentes américaines ou chinoises, c’est à ce niveau qu’il nous faut avancer.

– Enfin, si nous voulons convaincre de notre sérieux nos partenaires internationaux, il faut d’abord donner l’exemple au plan européen.

Nous sommes donc très impatients de voir le projet de directive européenne sur le devoir de vigilance et la gouvernance des entreprises ; nous souhaitons un texte ambitieux, précis et robuste.

Nous avons toutefois aussi conscience que ce sera difficile.

– Les textes nationaux, quand ils existent, diffèrent fortement d’une partie à l’autre de l’Europe.

– La France assumera la présidence de l’Union européenne au premier semestre 2022 et compte sur cette présidence pour porter une ambition forte en matière de devoir de vigilance européen. Mais, comme vous le savez, le premier devoir d’une présidence, outre la compétence et l’efficacité, c’est l’impartialité ; toute sa légitimité en dépend. Nous impulserons une dynamique forte à la future négociation de la directive européenne, mais nous ne pouvons en fixer, ni même en prévoir, le cours.

Je dois enfin ajouter que le projet de directive sur le devoir de vigilance fait lui-même partie d’un ensemble plus vaste de textes en cours de négociation ou à venir : la révision de la taxonomie financière et du rapportage extra-financier, le renforcement des clauses sociales et environnementales du système des préférences généralisées, la déforestation importée. Il apportera sa pierre à ce vaste édifice européen qui, en retour, viendra le conforter.

La priorité européenne est donc naturelle et de bon sens.

Mais elle n’est en rien contradictoire avec l’importance que nous attachons au droit international et à un futur traité.

Nous ne jouons pas l’Europe contre le reste du monde, mais l’Europe pour ensuite progresser au niveau international.

Tout cela explique notre attitude au sein du groupe intergouvernemental pour un instrument sur les entreprises et les droits de l’Homme. Nous sommes positifs, favorables au principe d’un texte international. Cependant, en l’absence de directive européenne, et donc de mandat de négociation européen, nous ne pouvons prendre part activement à la rédaction d’amendements ; et nous n’avons pu intervenir, à titre national, qu’au titre de l’article 6 sur la prévention.

Nous avons pu toutefois, avec l’Union européenne, défendre certains droits humains fondamentaux et encourager la présidence équatorienne, par nos questions, à préciser et à éclaircir son texte, afin qu’il constitue une base solide permettant l’accès à la justice pour les plaignants, offrant des garanties de sécurité juridique suffisantes aux entreprises, et prévenant tout risque de déni de justice.

En tout état de cause, tout projet de traité, surtout aussi ambitieux, est une œuvre de longue haleine ; le temps perdu pour le moment doit donc être relativisé. Et c’est la qualité du texte qui, in fine, importera.

III. Je voudrais ajouter, enfin, que, dans ce contexte, un instrument international est utile et nécessaire, à condition qu’il soit contraignant et comporte un mécanisme clair d’accès à la justice.

Sans cela, on ne voit pas bien à quoi il servirait ; car nous avons déjà une excellente base juridique s’agissant des principes et des objectifs (les principes directeurs des Nations Unies, de l’OCDE, les conventions de l’OIT…).

Ces textes sont sans doute perfectibles ; mais il s’agit d’abord de mieux les mettre en œuvre ; et c’est là qu’un texte contraignant international peut être utile.

Un nouveau texte de « soft law » ou un texte contraignant, mais ne portant que sur les principes, n’apportera pas grand-chose, voire compliquera indûment le droit existant.

Pire, il pourrait conduire à une régression si, d’aventure, pour obtenir un soutien plus large, il restreint sa portée et aboutit à un niveau d’ambition sensiblement inférieur au droit international actuel et, a fortiori, au futur droit européen.

Le projet de texte équatorien, en dépit de ses imperfections ou lacunes – et de l’empilement peu lisible à ce stade d’amendements contradictoires et parfois dangereux – nous semble donc une bonne base d’une future négociation ; et, de toute façon, nous n’en voyons pas d’autre.

Au reste, changer de texte serait dangereux : une rupture serait prévisible avec une bonne partie des États qui souhaitent progresser et qui se sont engagés en toute bonne foi dans cette négociation. Nous n’avons donc rien à gagner et tout à perdre à un éventuel changement.

C’est pourquoi nous demeurons ouverts et confiants ; et c’est aussi pourquoi nous espérons beaucoup du groupe des amis de la Présidence équatorienne qui doit se constituer prochainement pour réfléchir à l’avenir de ce texte et permettre un vrai dialogue entre les parties.

En conclusion, la position française est foncièrement positive, pragmatique, constructive.

Elle est aussi patiente et tournée vers le long terme ; car nous savons qu’il s’agit d’une œuvre de longue haleine et que nous ne pourrons pleinement nous engager que lorsque la directive européenne sur le devoir de vigilance et la gouvernance des entreprises aura été adoptée.

Mais nous sommes conscients des enjeux et de la nécessité d’un instrument international en la matière et désireux d’avancer. Nous le voyons comme bénéfique pour tous, pays en développement et pays industrialisés, États, société civile et entreprises.

Et nous comptons bien que le groupe des amis de la présidence équatorienne aidera à conforter cette perspective.

Je vous remercie.