N. 20 - 2022

La protection des droits de l’Homme au défi de l’agression de l’Ukraine par la Fédération de Russie : quelle réaction internationale et régionale ?

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L’agression de l’Ukraine et les violations flagrantes du droit international humanitaire que cette guerre a provoquées affectent gravement les droits de l’homme à commencer par les premiers d’entre eux, le droit à la vie et à l’intégrité physique ou la prohibition de la torture et des traitements inhumains ou dégradants. Ces faits largement retransmis en direct par les chaines de télévision en continu et les réseaux sociaux ont bouleversé les gouvernements et l’opinion publique, principalement dans les pays occidentaux. Ils constituent un dramatique « cas d’école » illustrant la mise en branle en réaction de divers mécanismes internationaux juridictionnels ou non juridictionnels (Conseil des droits de l’homme de l’ONU, Cour pénale internationale, Cour internationale de justice) et régionaux (Conseil de l’Europe, Cour européenne des droits de l’homme, OSCE, Eurojust), ainsi que le rôle joué par les États (juridiction universelle), y compris l’Ukraine et par les ONG.

Commençons par le commencement du drame ukrainien c’est-à-dire les initiatives opportunistes de la Russie en 2014 en marge de la révolution de Maidan à partir de novembre 2013 jusqu’à l’annexion illégale de la Crimée en 2014 puis le soutien aux « républiques » autoproclamées de Donetsk et Louhansk. Quels ont été les mécanismes internationaux et régionaux actionnés par l’Ukraine ? C’est en effet dès 2014 que le nouveau gouvernement issu de la révolution de Maidan a saisi le Haut-Commissaire aux droits de l’homme de l’ONU.

I. Une mission du Haut-Commissariat aux droits de l’homme de l’ONU dès 2014

Le Haut-commissariat aux droits de l’homme (HCDH), une agence spécialisée créée par l’Assemblée générale de l’ONU en 1993, a pour but de promouvoir, contrôler et renseigner sur le respect du droit international des droits de l’homme et du droit international humanitaire. Dès les années 1940 existait une petite division au siège de l’ONU, transférée ensuite à Genève, devenue le centre pour les droits de l’homme dans les années 1980. La Déclaration et le programme d’action de Vienne, adoptés lors de la Conférence mondiale sur les droits de l’homme en juin 1993, ont recommandé le renforcement et l’harmonisation des capacités de suivi des Nations-Unies en matière de droits de l’homme et préconisé la mise en place d’un poste de Haut-Commissaire des Nations Unies aux droits de l’homme par l’Assemblée générale, laquelle a créé ce poste en 1993. Michèle Bachelet est aujourd’hui la Haut-Commissaire, poste difficile puisque depuis sa création aucun Haut-Commissaire n’a pu faire de second mandat comme le corrobore l’annonce récente par l’intéressée qu’elle ne briguera pas son renouvellement. Son prédécesseur, le prince jordanien Zeid, n’avait également accompli qu’un seul mandat de quatre ans.

En 2014, à la demande de l’Ukraine à la suite de l’annexion de la Crimée et de l’auto-proclamation de l’autonomie de deux « républiques » dans le Donbass est créée « une mission de surveillance sur la situation des droits de l’homme en Ukraine en particulier dans la zone de conflit de l’est de l’Ukraine, la République autonome de Crimée et la ville de Sébastopol ».

Selon les données publiées – en juillet 2020 soit bien avant l’invasion du 24 février 2022 – par le Haut-Commissariat :

• la mission était constituée de cinquante-sept personnes et financée par un budget de 7,2 millions d’euros financé par des contributions volontaires de l’Union européenne, de l’Allemagne, du Canada, notamment ;

• la mission est de sensibiliser les acteurs locaux, les parties au conflit et la communauté internationale à la situation des droits de l’homme en Ukraine ;

• vingt-neuf rapports périodiques et six rapports thématiques avaient été publiés ;

• six cents cas de torture et de mauvais traitements de détenus liés au conflit retenus.

La mission a contribué à l’ouverture d’enquêtes et l’adoption de mesures de réparation. Huit cents fonctionnaires ukrainiens (services de sécurité, bureau du procureur, système pénitentiaire) ont bénéficié de sessions de formation ; un manuel pour enquêter sur la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants a été rédigé et diffusé.

Un dialogue a été instauré entre le bureau du médiateur de l’Ukraine et la République autoproclamée de Donetsk pour transférer les prisonniers condamnés – on comprend par la justice ukrainienne – avant le début du conflit de 2014.

La mission a apporté son expertise juridique sur des projets de loi sur les personnes disparues, la protection des victimes civiles du conflit armé et a contribué à l’élaboration de la première stratégie et du premier plan d’action national pour les droits de l’homme en Ukraine en 2015 et d’une stratégie de prévention et de traitement des violences sexuelles liées aux conflits. Elle a soutenu la capacité de quatre ONG à recueillir des informations sur les violations graves des droits de l’homme et de fournir un soutien psychosocial aux victimes et leurs familles.

Depuis l’invasion du 24 février, les agents de cette mission ont poursuivi leurs activités et se rendent sur les lieux où les incidents ont eu lieu lorsque cela est possible, interrogent les victimes et témoins ; s’il n’est pas possible de se rendre sur place, la mission s’appuie sur des réseaux de contacts de confiance et de partenaires établis depuis 2014, visitent des centres pour personnes déplacées. La mission documente l’usage d’armes explosives ayant des effets à grande échelle dans les zones peuplées (tirs d’artillerie lourde, système de roquettes à lancement multiple, missiles, frappes aériennes) ; selon un rapport présenté le 26 mars 2022 devant le Conseil des droits de l’homme, les forces ukrainiennes ont également été accusées d’avoir bombardé des zones peuplées sur le territoire contrôlé par des groupes armés affiliés à la Russie.

II. Une mission d’enquête internationale sur les violations des droits humains et du droit humanitaire en Ukraine créée le 4 mars 2022 par le Conseil des droits de l’homme de l’ONU

Pour leur part, les États membres du Conseil des droits de l’homme qui a remplacé en 2006 – l’ancienne Commission des droits de l’homme, l’organe intergouvernemental principal des Nations-Unies sur toutes les questions relatives aux droits de l’homme, dont le secrétariat est assuré par le Haut-Commissariat aux droits de l’homme, sont désormais directement élus par l’Assemblée générale de l’ONU et non plus par le Conseil économique et social (ECOSOC). En effet, selon un rapport du Secrétaire général de l’ONU de mars 2005 en vue du sommet mondial de 2005, « [d]es États ont cherché à se faire élire, non pour défendre les droits de l’homme mais pour se soustraire aux critiques ou pour critiquer les autres, effritant la crédibilité de la commission ». Pour autant, le remplacement de la Commission par ce Conseil n’a pas mis complètement fin aux critiques qui avaient pu être émises à l’encontre de la commission. Ainsi les États-Unis de Trump s’en étaient retirés en 2018 ; sa représentante permanente aux Nations-Unies, Nikki Haley, avait relevé que le Conseil avait voté cinq résolutions contre Israël, soit davantage que toutes les résolutions confondues contre la Corée du Nord, l’Iran et la Syrie. L’un des principaux changements est le mécanisme d’examen universel de tous les États, lequel porte sur quarante-deux pays par an, prévoit un rapport de vingt pages présenté par l’État concerné encouragé à procéder à des consultations de grande envergure avec toutes les parties prenantes, un rapport de dix pages du Haut-Commissariat résumant les informations rassemblées par l’ONU sur cet État ainsi qu’un rapport de dix pages du même Haut-Commissariat sur les positions des ONG. Une troïka de trois États tirés au sort est responsable de la rédaction d’un rapport soumis au Conseil des droits de l’homme.

Le Conseil des droits de l’homme a créé une commission d’enquête internationale sur les violations des droits humains et du droit humanitaire en Ukraine par une résolution adoptée le 4 mars 2022 par trente-deux États, deux États votant contre cette résolution (Russie, Érythrée) et treize abstentions (dont Cameroun, Gabon, Soudan, Inde, Pakistan, Venezuela, Cuba et Chine). Un juge norvégien, Erik Møse, ancien président du Tribunal pénal international pour le Rwanda, préside cette commission d’enquête avec des personnalités de Bosnie-Herzégovine et de Colombie.

L’Assemblée générale des Nations-Unies a exclu, le 7 avril 2022, la Russie du Conseil des droits de l’homme (93 pour, 24 contre, 58 abstentions) ; l’ambassadeur de Russie avait estimé qu’il s’agissait d’une tentative des Etats-Unis « de marquer leur position de domination et de relations coloniales dans le monde » ; pour l’ambassadeur d’Ukraine, « il ne fallait pas céder à l’indifférence face aux horreurs commises », se référant à l’apathie de la communauté internationale lors du génocide au Rwanda. Au moins au Conseil des droits de l’homme, le débat peut aboutir à des textes à l’inverse du blocage constant du Conseil de sécurité lorsqu’une crise – telle la guerre en Ukraine comme auparavant la guerre en Syrie – implique directement un membre permanent doté du droit de véto.

À la suite de la découverte de cadavres de civils manifestement exécutés et torturés lors du retrait des forces russes dans plusieurs régions d’Ukraine notamment aux alentours de Kiev (Butcha, Irpin), le Conseil des droits de l’homme lors d’une session extraordinaire a adopté le 12 mai 2022 une nouvelle résolution (33 pour, 2 contre – Chine et Érythrée – et 12 abstentions – Arménie, Bolivie, Cameroun, Cuba, Inde, Kazakhstan, Namibie, Ouzbékistan, Pakistan, Sénégal, Soudan, Venezuela) demandant à cette commission d’enquête de « mener une enquête exhaustive sur les événements dans les  régions de Kiev, Tchernigov, Soumy et Kharkiv en vue de demander des comptes aux responsables » et de « l’informer en septembre prochain sur la gravité de la situation des droits de l’homme et de la situation humanitaire à Marioupol y compris une appréciation de la nature et des causes des violation des droits de l’homme et des atteintes à ces droits et des violations du droit international  humanitaire ». La Russie, certes exclue mais qui aurait pu participer à ses travaux en tant qu’observateur, a boycotté cette session car le Conseil refuse de considérer les violations de Kiev contre les russophones. Le Conseil a invité la Russie « à faire en sorte  que les représentants et le personnel des institutions internationales des droits de l’homme puissent accéder immédiatement et en toute sécurité sans entrave ni restriction aux personnes qui ont été transférées de régions ukrainiennes touchées par le conflit et sont détenues sur son territoire ou dans des régions contrôlées ou occupées par elle et à communiquer la liste exhaustive de ces personnes aux parties concernées ainsi que leur localisation ».

Le Conseil souligne la nécessité de « s’abstenir de toute désinformation parrainée par l’Etat, propagande en faveur de la guerre ou appel à la haine nationale, raciale ou religieuse qui constitue une incitation à la discrimination, à l’hostilité ou à la violence en rapport avec l’agression contre l’Ukraine ».

Le président de la commission internationale d’enquête a signalé devant le Conseil des droits de l’homme les difficultés de coordination soulevées par le grand nombre d’entités qui enquêtent sur la situation en Ukraine ainsi que la question du financement de cette commission. Lors des débats au Conseil des droits de l’homme, de nombreuses ONG ont apporté leurs témoignages, notamment l’Organisation mondiale contre la torture, le Centre international contre la censure, la Commission Internationale de Juristes, la Fondation de la Maison des Droits de l’Homme, Amnesty International, la Fondation internationale pour les droits humains, Lawyers’ Rights Watch Canada, UN Watch, Human Rights Watch, World Federation of Ukrainian Women’s Organizations

Lors d’une conférence de presse à Kiev le 15 juin 2022, M. Møse a relevé qu’il était « trop tôt pour tirer des conclusions sur de possibles crimes de guerre commis par les forces russes ; à ce stade nous ne sommes pas en mesure de tirer des conclusions factuelles ou de nous prononcer sur des questions relatives à la qualification juridique des événements ; à Boutcha et Irpin la commission a reçu des informations concernant des meurtres arbitraires de civils, la destruction et le pillage de biens ainsi que des attaques  contre des infrastructures civiles notamment des écoles qui peuvent étayer les allégations selon lesquelles de graves violations du droit international humanitaire et du droit international des droits de l’homme pouvant aller jusqu’à des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité ».

III. La Russie fait défaillance au Comité des droits de l’homme supervisant l’application du Pacte sur les droits civils et politiques de 1966

Le 3 mars, le Comité, issu du Pacte sur les droits civils et politiques des Nations-Unies et chargé de suivre le respect de ses stipulations par les parties contractantes, s’est exprimé à propos de l’examen du huitième rapport périodique que la Russie lui avait présenté en 2019 : la Fédération de Russie n’ayant pas envoyé de délégation pour la session du Comité qui devait examiner ce rapport et les réponses de cet État partie aux questions du Comité, ce dernier a rappelé que la Russie est tenue par l’article 2 de ce Pacte de respecter et d’assurer à tous les individus se trouvant sur son territoire et soumis à sa juridiction ainsi qu’aux personnes placées sous son contrôle effectif les droits reconnus dans le Pacte. Le Comité, « extrêmement préoccupé » par l’agression de l’Ukraine par la Fédération de Russie, demande instamment à l’État partie de prendre toutes les mesures nécessaires pour s’acquitter de ses obligations notamment s’agissant du droit à la vie, droit suprême auquel aucune dérogation n’est permise même dans les situations de conflit armé. Le Comité examinera ce rapport à sa session d’octobre prochain. Il reste à espérer que la Russie respectera ses obligations alors que les violations dans ce pays aux droits civils et politiques sont incessantes, en particulier en ce qui concerne la liberté d’expression sur « l’opération militaire spéciale » en Ukraine – l’usage du mot « guerre » étant prohibé et lourdement pénalement sanctionné.

IV. Saisie depuis 2014, la Cour pénale internationale est mobilisée le 2 mars 2022 par quarante-trois États parties

Dans le cadre de l’article 21-3 du Statut de Rome, la Cour pénale internationale (CPI) avait été saisie en 2014 par l’Ukraine – qui n’est pas, tout comme la Russie, partie à ce Statut – des crimes présumés commis dans le cadre de la situation en Ukraine depuis le 21 novembre 2013, date du début des violences contre les manifestants hostiles au président Ianoukovytch à la suite de son refus de signer l’accord d’association avec l’Union européenne.

Le 28 février 2022, le nouveau procureur Karim Khan de la CPI a annoncé que, compte tenu des conclusions auxquelles son bureau était parvenu à l’issue de son examen préliminaire, il demandait l’autorisation d’ouvrir une enquête qui porterait sur tout crime présumé nouvellement commis relevant de la compétence de la Cour. Le 2 mars, quarante-trois États parties ont déféré la situation en Ukraine au bureau du procureur, quatre autres États parties s’étant ensuite joints à cette saisine. Le procureur a annoncé que la portée de la situation « englobe toute allégation passée et actuelle de crimes de guerre, de crimes contre l’humanité ou de génocide commis sur une partie quelconque du territoire de l’Ukraine par quiconque depuis le 21 novembre 2013 ». Un portail recueillant les informations détenues par toute personne et destinées aux enquêteurs de la CPI a été ouvert.

Les enquêtes de la CPI impliquent la mobilisation de moyens nouveaux alors que les États parties imposent depuis plusieurs années la croissance zéro du budget de la Cour et que cette dernière mène de front un nombre inédit d’enquêtes et de procès : les Pays-Bas ont mis trente enquêteurs à la disposition du procureur. Il s’agit notamment d’enquêteurs qui avaient été mobilisés par la commission néerlandaise d’enquête sur la catastrophe du vol Amsterdam-Kuala Lumpur de la Malaysia Airlines, victime en juillet 2014 d’un tir de missile russe au-dessus du Donbass. La France a annoncé une contribution financière.

• Crime de guerre (article 8 du Statut) : la Cour est en particulier compétente lorsque ces crimes s’inscrivent dans le cadre d’un plan ou d’une politique ou lorsqu’ils font partie d’une série de crimes analogues commis à grande échelle : infractions graves aux conventions de Genève de 1949, autres violations graves des lois et coutumes applicables aux conflits armés internationaux et les violations graves de l’article 3 des quatre conventions de 1949 en cas de conflit armé ne présentant pas un caractère international.

• Crime d’agression (article 8 bis du Statut) : si la présidente de la Cour internationale de justice, qui avait aussi été saisie par la Fédération de Russie du « génocide » commis selon ce pays par l’Ukraine contre les russophones d’Ukraine, a, le 16 mars 2022, enjoint la suspension immédiate des opérations militaires commencées le 24 février sur le territoire de l’Ukraine par une ordonnance contraignante, la CIJ ne dispose d’aucun moyen pour en assurer l’application. Pour autant, même si la Russie n’a pas envoyé de représentant devant la CIJ mais seulement un mémoire écrit, elle est tenue de respecter ses obligations envers cette Cour. Dans ce contexte, l’Ukraine a demandé la constitution d’un tribunal spécial, sans succès à ce stade, sachant qu’on voit mal la Russie prendre en compte davantage les décisions d’un tel tribunal.

• Crime contre l’humanité (article 7 du Statut) : la Cour peut connaître de tels actes lorsqu’ils sont commis dans le cadre d’une attaque généralisée ou systématique lancée contre toute population civile en connaissance de cette attaque. C’est une définition issue des statuts des tribunaux de Nuremberg et de Tokyo : ensemble d’actes inhumains commis contre une population civile ou de persécutions pour des motifs politiques ou religieux.

• Génocide (article 6 du Statut, reprenant article II de la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide de 1948) : un ou des actes, commis dans l’intention de détruire tout ou partie d’un groupe national, ethnique, racial ou religieux, comme le meurtre de membres du groupe, l’atteinte grave à l’intégrité physique ou morale, la soumission intentionnelle à des conditions d’existence devant entrainer sa destruction physique totale ou partielle, des mesures visant à entraver les naissances, la transfert forcé d’enfants du groupe à un autre groupe.

Selon le principe de complémentarité – article 17 du Statut –, est irrecevable une affaire qui fait l’objet de poursuites de la part d’un État compétent à moins que cet État n’ait pas la volonté ou soit dans l’incapacité de mener véritablement à bien l’enquête ou les poursuites (dessein de soustraire la personne de sa responsabilité pénale, retard injustifié, procédure non menée de manière indépendante ou impartiale). Mais l’Ukraine a la volonté de mener des enquêtes, dont un grand nombre sont en cours, et des poursuites, et des condamnations ont déjà été prononcées.

Il faut relever qu’à la différence de la procédure pénale française, le jugement par contumace n’est pas prévu par le Statut de la CPI, si bien qu’il existe peu de chance que des procès de hauts responsables civils ou militaires russes puissent un jour être tenus à moins qu’ils ne soient livrés dans le cadre de mandats d’arrêts internationaux par un État partie au Statut de Rome où voyagerait ce responsable. La circonstance que l’Union européenne ait sanctionné un certain nombre de ces hauts responsables qui ne peuvent plus se voir délivrer de visas d’entrée et dont les biens ont été gelés laisse penser que ces responsables resteront hors de portée des juges de la CPI. En tout état de cause, la seule conduite d’enquêtes puis l’émission de mandats d’arrêts internationaux ne manqueraient pas d’avoir un retentissement majeur en particulier s’ils visaient de hauts responsables de la Fédération de Russie.

V. Le Conseil de l’Europe évince la Russie de ses rangs tandis que le président de la Cour européenne des droits de l’homme enjoint à ce pays de s’abstenir de toute attaque militaire contre les civils

La Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales du 4 novembre 1950 constitue un véritable ordre public européen pour la protection des droits de l’homme selon la Cour européenne des droits de l’homme grâce au droit de recours individuel obligatoire pour les États membres du Conseil de l’Europe, une fois épuisées les voies de recours internes. Contrairement à la CPI qui juge de la responsabilité pénale des individus, la Cour européenne des droits de l’homme engage la responsabilité des États si bien que les mêmes violations peuvent être définies comme des violations des droits de l’homme en vertu de la Convention européenne et simultanément comme des crimes de guerre en vertu du droit international humanitaire et du Statut de la CPI tout en entrainant des types de responsabilité différents.

La Convention permet aussi des recours interétatiques : le 1er mars 2022, le président de la Cour européenne des droits de l’homme, laquelle avait déjà été saisie par l’Ukraine à propos de l’invasion de la Crimée et d’une partie du Dombass dès 2014, a ordonné, en application des mesures provisoires prévues par l’article 39 du règlement de la Cour, à la Russie de « s’abstenir de toute attaque militaire contre les civils les biens de caractère civil, notamment les lieux de résidence, les véhicules d’urgence, et les autres bâtiments civils appelant une protection spéciale tels que les écoles, et les hôpitaux ». Afin de prévenir de telles violations, le gouvernement russe est prié d’« informer la Cour dès que possible des mesures prises visant au respect intégral de la Convention ». Selon cette décision, l’action militaire fait peser sur la population civile un risque réel et continu de violations graves des droits résultant de la Convention européenne en particulier de ses articles 2 (droit à la vie), 3 (interdiction de la torture et des traitements inhumains ou dégradants) et 8 (droit au respect de la vie privée et familiale).

Par une décision du comité des ministres du Conseil de l’Europe, après que la fédération de Russie ait été suspendue de ses droits le 25 février, ce pays a été exclu de cette organisation, entraînant comme conséquence la cessation de sa qualité d’État partie à la Convention européenne des droits de l’homme à compter du 16 septembre 2022. La Cour continuera néanmoins de connaître des requêtes portant sur des violations présumées de la Convention qui se seraient produites avant cette date. Neuf affaires interétatiques devant la Cour intéressent la Russie, notamment introduites par l’Ukraine sur l’annexion de la Crimée et par les Pays-Bas et l’Ukraine pour la chute de l’avion de ligne MH 17 provoquée par un missile lancé le 17 juillet 2014 depuis le territoire russe. Mais les victoires juridiques de l’Ukraine devant la Cour européenne des droits de l’homme risquent de rester symboliques quand bien même la Cour reste, en droit, saisie des affaires pendantes et des nouvelles affaires introduites avant la date du retrait de la Russie de la Convention et la Fédération de Russie restera tenue d’exécuter les décisions de cette Cour. On peut légitimement s’interroger sur les conséquences fâcheuses pour les victimes des nombreuses violations des droits de l’homme en Russie de l’éviction de la Russie du Conseil de l’Europe suivie de la dénonciation de la Convention par cet État.

La Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe, Mme Dunja Mijatović, a visité Kiev en mai 2022, et a assuré des missions de suivi en mars dans les pays qui accueillent des personnes fuyant l’Ukraine, des échanges directs avec des défenseurs des droits humains en Ukraine, des représentants de la Rada et la commissaire parlementaire aux droits humains de l’Ukraine, le bureau du procureur de la CPI, la procureure générale de l’Ukraine, des représentants des organisations internationales et des ONG en Ukraine.

La Commissaire multiplie les déclarations : par exemple, le 2 mai 2022, Not a target’ : la nécessité de renforcer la sécurité des journalistes qui couvrent des conflits ; le 20 avril, Les personnes piégées dans la ville assiégée de Marioupol doivent être protégées de toute urgence ; le 8 avril, Kramatorsk : Les responsables de la terrible perte de vies civiles être tenus pour responsables ; le 7 avril, Il faut combattre la discrimination et les préjugés dirigés contre les Roms qui fuient la guerre en Ukraine ; le 6 avril, Justice doit être rendue pour les habitants de Boutcha et toutes les autres victimes de la guerre en Ukraine. Selon la Commissaire, les exécutions sommaires, enlèvements, torture, violences sexuelles, attaques contre les infrastructures civiles pourraient constituer des crimes de guerre et ne doivent pas rester impunis, doivent être tous documentés et faire l’objet d’une enquête approfondie et leurs auteurs identifiés et traduits en justice.

VI. Le régime de juridiction universelle adopté par cent soixante États, dont la France, est mis en œuvre par plusieurs États parties au Statut de la CPI

À l’instar de dix autres États membres de l’Union européenne, le parquet national antiterroriste français (le PNAT mis en place en 2019) a ouvert plusieurs enquêtes « pour crime de guerre uniquement commis au préjudice de ressortissants français en Ukraine » depuis l’invasion : le décès d’un journaliste franco-irlandais le 14 mars, puis d’autres décès les 5 avril et 30 mai (journaliste de BFM) pour des faits « susceptibles d’être qualifiés de crimes de guerre matérialisés par des atteintes volontaires à l’intégrité psychique, des attaqués délibérées contre des civils ne prenant pas part aux hostilités, des privations de biens indispensables  à la survie des civils et ou des attaques délibérées contre des biens à caractère civil, des vols, destructions et détérioration de biens ».

Le Pôle crimes contre l’humanité et les crimes et délits de guerre du Tribunal de grande instance de Paris a saisi l’Office central de lutte contre les crimes contre l’humanité, les génocides et les crimes de haine (OCLCH), un office qui comprend une quarantaine d’enquêteurs (gendarmes et policiers). Ces enquêteurs doivent recueillir des témoignages, et des éléments objectifs, les centraliser et analyser et les transmettre au PNAT. Ces éléments vont permettre d’appuyer les procédures de crimes de guerre susceptibles d’avoir été commis contre des ressortissants français. Ils serviront également dans le cadre de la coopération policière internationale à documenter les actions criminelles commises sur place contre les civils ukrainiens ou d’autres nationalités qui seront ensuite transmis à la CPI. Les enquêteurs obtiennent des informations à distance : analyses de vidéos et d’images satellites, interceptions de communications civiles et militaires, données transmises par l’Ukraine après le passage des troupes russes, témoignages des ONG, ceux de déplacés, victimes ou témoins et dont les signalements ont été recueillis en France dans les brigades de gendarmerie ou les commissariats. Les enquêteurs pourraient avoir accès aux données d’autres États européens dans le cadre de l’entraide judiciaire au sein de l’Union européenne, via Europol et Eurojust.

La France a apporté une aide à l’Ukraine sous la forme de dix-huit experts de la gendarmerie envoyés sur place – généticiens, médecins légistes, experts en analyses chimiques ou experts de scène de crime –, d’un laboratoire ADN, de moyens de modélisation des scènes en trois dimensions et d’un camion transportant douze chambres mortuaires à froid.

La compétence universelle permet aux magistrats des États parties du Statut de Rome de juger les crimes de guerre, les crimes contre l’humanité et les génocides. Néanmoins, en droit français, les crimes de guerre et les crimes contre l’humanité nécessitent, dans le cas d’accusés étrangers susceptibles d’avoir commis des actes à l’étranger, une double incrimination c’est-à-dire que cette incrimination doit être reconnue par le pays dont l’auteur présumé est ressortissant (article 689-11 code de procédure pénale). Ainsi un arrêt Chaban de la Cour de cassation du 24 novembre 2021 a retenu l’incompétence de la justice française pour poursuivre M. Madji Mustafa Nema, mis en examen pour complicité de crime contre l’humanité, au motif que la loi syrienne ne réprime pas les crimes contre l’humanité, ce qui a impliqué la mise en arrêt d’une quarantaine d’affaires. Au contraire, en Allemagne, la cour de Coblence a condamné, le 13 janvier 2022, un ancien colonel syrien à la prison à perpétuité pour crime contre l’humanité. La France envisage de modifier l’article 689-11 du code de procédure pénale. Dans le cas de l’Ukraine, la question de la double incrimination des crimes contre l’humanité ne se pose pas puisque ces crimes sont réprimés par la loi ukrainienne.

VII. Les juridictions ukrainiennes sont actionnées

La procureure générale Mme Iryna Venediktova, nommée en 2020, première femme à occuper ce poste, s’était engagée dans une réforme d’un système judiciaire défaillant et corrompu et avait mis à la porte des centaines de magistrats et enquêteurs et ouvert un dialogue avec des ONG jusque-là jugées hostiles par l’institution judiciaire. Mais elle a fait l’objet, le 18 juillet 2022, d’une mesure d’éviction pour le motif que son institution comprendrait de nombreux agents qui auraient collaboré avec la Russie.

La procureure avait mis en ligne un site permettant aux citoyens victimes ou témoins de donner lieu, date de l’événement et la nature du crime présumé. Il y aurait plus de vingt mille cas et six cents suspects russes.

« Les crimes internationaux sont par définition des crimes politiques et s’ils sont jugés en temps de guerre le risque est qu’ils soient instrumentalisés qu’ils deviennent des procès politiques »[1]. De nombreux juristes ont ainsi émis des doutes au regard de la rapidité avec laquelle les premiers procès ont été organisés, qui témoigne de la volonté des belligérants d’utiliser l’action judiciaire comme une arme de guerre fortement médiatisée, ce qui n’est pas le premier objet de la justice.

Ainsi, cas emblématique, Vadim Chichimarine, jeune soldat prisonnier originaire d’Irkoutsk en Sibérie, a été condamné le 23 mai 2022 à une peine de prison à vie pour crime de guerre et meurtre prémédité, dont il a fait appel, alors qu’il avait reconnu avoir abattu un civil de soixante-deux ans. Aucune circonstance atténuante n’a été retenue, alors qu’il avait affirmé qu’il avait agi sous les ordres et la menace d’autrui. Un correspondant du Guardian avait d’ailleurs déclaré, à la sortie du procès : « Il a l’air d’un gosse. Je me demande si les personnes qui l’ont envoyé se battre en Ukraine seront un jour sur le banc des accusés ».

En Russie, un comité d’enquête a été établi et examinerait plus de mille affaires visant des ressortissants ukrainiens. Ont été ouvertes cinq procédures visant une vingtaine de soldats ukrainiens.

Enfin, la « cour suprême » de la République de Donetsk a prononcé trois condamnations à mort de combattants étrangers regardés comme des « mercenaires », le moratoire de la peine de mort mis en place par la Russie n’étant pas appliqué par les sécessionnistes qui, évidemment, prétendent ne pas respecter la prohibition par l’Ukraine de la peine capitale. Cette pratique perverse fait penser aux méthodes utilisées par les États-Unis, dans les années de la présidence Bush, qui leur permettaient de torturer des personnes accusées de terrorisme à l’extérieur des États-Unis dans des lieux contrôlés par des États étrangers, y compris en Europe.

VIII. La société civile : enquête et collecte des preuves

Les ONG – à l’instar de Human Right Watch quelques jours après l’évacuation de Bucha –, des journalistes – notamment du New York Times à Bucha –, des cybers enquêteurs, de simples citoyens rassemblent les données sur les allégations de crimes de guerre que les enquêteurs des commissions d’enquête du Conseil des droits de l’homme, de la Cour pénale internationale ou des missions de l’OSCE (voir infra) et des parquets nationaux ne manqueront pas d’utiliser. Mais par un communiqué du 4 août 2022, Amnesty International, critiqué par les autorités ukrainiennes pour avoir mis la victime et l’agresseur sur un pied d’égalité, a relevé que des éléments militaires ukrainiens s’étaient installés à côté de lieux où vivaient des civils les mettant ainsi potentiellement en danger en méconnaissance du droit international humanitaire. Amnesty International s’est défendue en rappelant qu’elle avait aussi documenté une dizaine de rapports et communiqués sur les crimes de guerre commis par les forces russes.

IX. Eurojust coordonne le travail des parquets des États membres de l’Union européenne

En réponse au besoin de coordination entre de multiples initiatives, de l’implication simultanée de centaines d’enquêteurs, de dizaine de procureurs,  d’une grande quantité d’éléments de preuve à vérifier, analyser et conserver, les ministres de la justice des vingt-sept États membres de l’Union européenne ont confié à Eurojust, l’agence européenne chargée de la coopération judiciaire en matière pénale – qui regroupe aussi des pays  partenaires, telle l’Ukraine depuis 2016 –, la mission  de constituer une équipe commune d’enquête pour coordonner le travail des parquets nationaux et faciliter le partage des informations et documents et leur stockage. Eurojust ne peut collecter elle-même des éléments de preuve si bien que la Commission a proposé le 25 avril de modifier son statut afin de lui donner la possibilité légale de collecter des preuves de crime de guerre et aussi de les conserver, étant donné que les hostilités sont en cours, si bien qu’il est impossible de conserver les éléments de preuve en toute sécurité. Cette réforme a été adoptée le 25 mai 2022 par le Conseil et le Parlement. Eurojust héberge le réseau génocide d’experts européens sur les trois grands crimes internationaux qui tente d’améliorer la coordination et la collecte de preuves, notamment sur le théâtre de guerre en Ukraine. Un accord de coopération entre Eurojust et le procureur de la CPI a été signé.

Pour sa part, le Département d’État américain a créé un observatoire des conflits chargé de réunir, analyser et rendre largement accessible la preuve des crimes de guerre et autres atrocités perpétrées par la Russie en Ukraine.

X. Quarante-cinq États participants de l’OSCE ont actionné le mécanisme dit de Moscou dont les experts indépendants ont remis le 11 juillet 2022 un second rapport circonstancié sur les violations du droit international humanitaire et des droits de l’homme, les crimes de guerre et les crimes contre l’humanité

Depuis mars 2014 et l’annexion de la Crimée par la Russie et la prise de contrôle par des séparatistes d’une partie des oblasts de Donetsk et de Louhansk, une mission spéciale d’observation de l’OSCE en Ukraine avait été mandatée par l’organisation, à la demande de l’Ukraine, pour contribuer à réduire les tensions et aider à favoriser la paix : il s’agissait d’une mission civile non armée de près de sept cents membres  présente « H24, 7/7 ». Mais la Russie a bloqué le 31 mars 2022 la prolongation de son mandat. Le 25 mai, le président en exercice de l’OSCE – le ministre des Affaires étrangères de Pologne – et la Secrétaire générale, Mme Helga Maria Schmid, ont réitéré leur appel à la libération immédiate de quatre membres ukrainiens de cette mission détenus à Donetsk et Louhansk.

Mais de nombreux États participants ont pu contourner le véto russe en faisant appel à deux reprises au mécanisme de Moscou de l’OSCE : l’OSCE, à la demande de quarante-cinq de ses États membres, a enclenché à deux reprises ce mécanisme – adopté le 3 octobre 1991 – qui permet de charger des personnalités éminentes ayant l’expérience en matière de droits de l’homme, qui figurent sur une liste préétablie à partir de propositions d’experts par les États participants, d’enquêter sur la situation de l’un de ces États, même en l’absence de consensus – ce qui est remarquable puisque l’OSCE fonctionne en règle générale à partir de décisions prises par consensus, si bien que sur de nombreux sujets l’organisation est actuellement bloquée dans son fonctionnement du fait de désaccords entre les États occidentaux et la Russie et ses affidés. Ce mécanisme avait été enclenché en 2003 sur la situation au Turkménistan, puis en 2011 sur la situation au Belarus, les deux enquêtes ayant alors été confiées au professeur Emmanuel Decaux. Les experts – les professeurs Veronika Bílková, Laura Guercio et Vasilka Sancin – successivement choisis par l’Ukraine, État à l’origine du déclenchement de la procédure même s’il n’y a pas participé de manière à pouvoir nommer les experts indépendants, et ce à la différence des cas précités du Turkménistan et du Belarus qui avaient refusé toute coopération avec le rapporteur, ont présenté au conseil permanent de l’OSCE un premier rapport le 5 avril 2022 puis un second document daté du 11 juillet.

La mission d’experts a fondé ses travaux sur le rapport de la première mission conduite par trois experts – l’une de ces trois expertes participant à la seconde mission –, les rapports, commentaires ou déclarations émis par l’ONU, l’OSCE, le Conseil de l’Europe et l’Union européenne, les États, les ONG et les média ainsi que sur des interviews en ligne ou en présentiel et des entretiens en Ukraine avec les autorités ukrainiennes. La mission a visité les villes d’Irpin, Bucha and Hostomel.

Selon le rapport présenté au conseil permanent à Vienne, la mission a découvert des indices clairs de graves violations du droit international humanitaire attribuées principalement aux forces armées russes dans de nombreuses régions ayant fait l’objet d’investigations. Un nombre considérable de civils ont été tués ou blessés et des sites civils – maisons, hôpitaux, biens culturels, écoles, immeubles d’habitation, bâtiments administratifs, prisons, stations hydrauliques, infrastructures électriques – ont été endommagés ou détruits dans de nombreuses villes et villages. L’importance et la fréquence de ces attaques indiscriminées contre des civils et des infrastructures civiles, y compris dans des lieux dans lesquels aucune installation militaire n’a été identifiée, établissent des preuves crédibles que les hostilités ont été conduites par les forces armées russes en méconnaissance de leurs obligations fondamentales leur imposant de respecter les principes de distinction – entre cibles civiles et militaires –, de proportionnalité et de précaution qui constituent le fondement du droit international humanitaire. Des signes de torture et de mauvais traitements retrouvés sur les corps de civils tués démontrent la violation du principe d’humanité qui doit guider l’application du droit international humanitaire dans la conduite des opérations militaires. Les événements des villes de Bucha and d’Irpin sont emblématiques de graves violations du droit international humanitaire issu des conventions de Genève et des protocoles additionnels et constituent des crimes de guerre.

Les droits de l’homme ont été massivement violés. Parmi les plus graves violations figurent l’assassinat ciblé de civils, notamment de journalistes, de défenseurs des droits de l’homme ou de maires ; la détention illégale de ces personnes, leur enlèvement ou leur disparition forcée ; le large recours à des déportations de civils vers la Russie, des mauvais traitements, y compris la torture, infligés à des civils détenus et des prisonniers de guerre ; la méconnaissance du respect des droits de la défense et le recours à la peine de mort. La plupart des violations ont été commises dans des territoires sous contrôle effectif de la Russie y compris dans les territoires des républiques autoproclamées de Donetsk and Louhansk et sont largement attribuables à la Russie. Ont été identifiés deux phénomènes inquiétants à savoir l’établissement de centres dits de filtration, ainsi qu’une pratique par la Fédération de Russie de contournement de ses obligations internationales en transférant des personnes détenues dans ces républiques autoproclamées et en les laissant engager des pratiques douteuses, y compris la peine de mort. La guerre en Ukraine a un impact très négatif sur la jouissance des droits économiques, sociaux et culturels, tels les droits à l’éducation, à la santé, à la sécurité sociale, à l’alimentation et à l’accès à l’eau et le droit à un environnement sain. La mission attire l’attention sur la situation des personnes vulnérables, les femmes, les enfants, les personnes âgées ou handicapées.

Selon les experts, ces violations engagent la responsabilité de l’État en cause. Les plus sérieuses d’entre elles engagent la responsabilité pénale personnelle pour crimes de guerre et crimes contre l’humanité.

La mission s’est interrogée sur le fait de savoir si l’attaque de la Russie contre l’Ukraine peut, en elle-même, être qualifiée d’attaque généralisée ou systématique lancée contre toute population civile en connaissance de cette attaque qui définit un crime contre l’humanité. Elle estime que certaines caractéristiques des actes violents violant les droits de l’homme révélés de manière répétée pendant le conflit, tels que les assassinats ciblés, les disparitions forcées, les enlèvements de civils, peuvent être qualifiés de crimes contre l’humanité et que tout acte de ce type commis dans le cadre d’une telle attaque en connaissance de cette attaque constitue un crime contre l’humanité.

On le voit, les mécanismes internationaux et régionaux ont été mobilisés. Malheureusement, à l’été 2022, aucun signe d’un ralentissement de l’activité militaire n’apparait si bien que de nombreuses autres violations du droit international humanitaire et du droit international des droits de l’homme seront à déplorer. Cette guerre soulève, comme d’ailleurs la plupart des conflits internationaux ou internes, la question de l’impunité des États et des individus responsables. Lorsque l’État principalement responsable est en outre un membre permanent du Conseil de sécurité de l’ONU, les conséquences de l’impunité paraissent particulièrement graves car elle affecte la crédibilité du droit international humanitaire au plus haut degré. Conscients de cette impasse, des experts ont suggéré que les biens des oligarques et entités russes gelés du fait des trains successifs de sanctions décidées par les États du G7 et de l’Union européenne puissent être expropriés afin de contribuer à rétribuer les victimes des forces armées russes et à reconstruire l’Ukraine. Le Conseil de sécurité avait ainsi décidé en 2003 que les biens de Saddam Hussein et de ses proches devait être reversés à un fonds de développement de l’Iraq, ce qui a été fait. Dans le cas de l’Ukraine, le véto de la Russie rend évidemment impossible une telle initiative. Il faudrait donc prévoir dans le droit européen et le droit français qu’une loi puisse exproprier des biens sans indemnisation de leurs propriétaires de manière à rétribuer leurs victimes. Une belle question juridique à analyser au regard du droit constitutionnel et des droits international et européen. Mais une telle décision emporterait évidemment des conséquences à long terme sur les relations avec la Fédération de Russie, avec laquelle il faudra bien un jour renouer une fois que l’intensité du conflit aura diminué, sachant que cette guerre a malheureusement vocation à se prolonger de manière indéfinie dans le temps en se transformant en un conflit gelé, comme les pays de l’ex-URSS en connaissent l’expérience – en Moldavie (Transnistrie), Géorgie (Ossétie du sud, Abkhazie), en Azerbaïdjan et en Arménie (Haut-Karabakh) et en Ukraine (Crimée et Donbass depuis 2014).

À mesure de l’extension du conflit, de nouveaux potentiels crimes internationaux sont dénoncés : tel le bombardement de la prison d’Olenivka le 30 juillet 2022 à laquelle la Croix-Rouge n’avait pu accéder en dépit de ses demandes répétées, où une cinquantaine de prisonniers de guerre ukrainiens dont des combattants du bataillon Azov qui avait défendu la ville de Marioupol, ont perdu la vie. Le secrétaire général de l’ONU a décidé d’enquêter sur les circonstances de ce bombardement, à la demande de la Russie et de l’Ukraine. L’installation d’équipements militaires dans l’enceinte de la centrale nucléaire de Zaporijia occupée par l’armée russe est éminemment dangereuse pour un nombre considérable de civils susceptibles de subir les conséquences dramatiques d’un accident nucléaire….

[1] Alain Weber, cité par M. Lartigue, « Juger les crimes de guerre en Ukraine : une mobilisation judiciaire sans précédent », Dalloz actualité, 15 juin 2022.