N. 17 - 2019

Pourquoi une gouvernance mondiale des migrations ?

photo du colloque réalisée par Massimo Sestini
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Les migrations internationales : un phénomène divers et en croissance

Rappel des chiffres (sources : rapport OIM 2018)

Année Nombre de migrants

(en millions)

% population totale
1970 84 2,3
1990 153 2,9
2000 173 2,8
2015 244 3,3
2050 405 ?

En 2015, 1 humain sur 30 est un migrant.

Cette croissance est due à l’augmentation de la population mondiale et à la mondialisation (mobilité des facteurs de production, croissance des échanges, facilitation du transport et des communications). A cela s’ajoutent 22,5 millions de réfugiés.

Les migrations sont très diverses : régulières et irrégulières ; permanentes ou temporaires ; selon la qualification des migrants ; nord-sud, sud-sud, sud-nord, nord-nord ; d’actifs, de non-actifs, d’étudiants.

Comment va-t-elle évoluer ? Autant on peut faire des prévisions sur la croissance démographique, autant l’évolution de la migration internationale dépend des « pull-factors » et « push-factors » et des contextes techniques, économiques, environnementaux, politico-légaux, etc. Difficile d’avoir des projections fiables sur les volumes et les rythmes (entre Stephen Smith et François Héran…).

A noter que trois régions ont le plus fort pourcentage de migrants, bien supérieur à la moyenne mondiale : Australie/Nouvelle Zélande 21%, Amérique du nord 15% (54 millions de personnes), Europe 10% (76 millions). Ce sont les régions les plus développées et où la croissance démographique naturelle est la plus faible.

La migration internationale est un des domaines où la régulation/gouvernance est faible

Il existe :

. Quelques conventions internationales (comme celle sur les droits des travailleurs migrants), sectorielles et non universelles ;

. Des forums mondiaux (Dialogue de haut niveau sur la migration internationale et le développement ; Forum mondial migration – développement) ;

. Une organisation quasi universelle et désormais apparentée au système des Nations Unies : l’OIM (Organisation internationale pour la migration) ;

. Des déclarations politiques : déclaration de New York de septembre 2016 ;

. Des processus régionaux : par exemple entre l’Europe et l’Afrique : Plan d’action conjoint de La Valette (2015), Processus de Rabat (depuis 2006), Processus de Khartoum.

Concrètement, beaucoup dépend des Etats (règles en matière d’entrée, de séjour et de travail des étrangers ; accès aux droits) et d’accords bilatéraux (sur la mobilité légale, la migration professionnelle, le retour et la réadmission).

Il existe à cet égard des grandes disparités entre les régions et pays, selon les niveaux de développement économique et d’Etat de droit (ainsi en matière de reconduite à la frontière entre les pratiques dans l’Union européenne et dans le Golfe ou en Afrique).

Enjeux d’une gouvernance mondiale des migrations

1/ La migration est un symptôme. Elle résulte de l’effet de causes/ « drivers » ou « factors » : « pull-factors » (demande de main d’œuvre à différents niveaux de qualification ; migration des  cerveaux ; différentiel économique ; liberté et droits ; langue ; diasporas ; règles et pratiques en matière d’entrée et de séjour des étrangers) et « push-factors » (croissance démographique ; excès de population active sur les emplois créés ; difficulté d’accès aux emplois et revenus décents ; formation et employabilité ; gouvernance, Etat de droit et libertés ; inégalités sociales, territoriales, ethniques ; conditions environnementales ; traditions et modèles socio-culturels), qui se combinent, avec une dimension collective et une dimension individuelle. La gouvernance mondiale doit-elle traiter les causes ou les symptômes ?

2/ La gouvernance des migrations peut avoir plusieurs points d’application. Outre les causes : les modalités de la migration (régularité, sûreté) ; les buts (études, travail, famille, humanitaire) ; les aspects sécuritaires (lutte contre le trafic illicite de migrants, protection des frontières) ; les aspects humanitaires (droits des migrants, protection des personnes vulnérables, lutte contre le trafic des êtres humains). Elle doit viser tout cela, avec la difficulté qu’il faut prendre en compte et essayer de concilier des intérêts divergents, voire contradictoires des pays d’origine, de transit et de destination (même si beaucoup sont, dans des proportions différentes, les trois à la fois) et ceux des migrants et des populations de pays de destination. Mais la négociation du Pacte n’a pas reflété cette fluidité des catégories.

3/ La gouvernance mondiale des migrations est une nécessité. Même si toutes les circulations/mobilités (biens, services, capitaux, données et informations, personnes) à l’ère de la mondialisation ont des effets déstabilisants (cf. critiques en Europe et en Amérique du nord sur les conséquences de celle-ci pour des catégories de personnes et de territoires) et que leur régulation/gouvernance est incomplète/imparfaite (OMC versus uni- ou bilatéralisme ; finance internationale et shadow finance ; plateformes numériques et réseaux sociaux), la migration internationale a une spécificité car elle a une dimension humaine, sociétale, culturelle, identitaire (cf. débats en Europe qui a un pourcentage élevé d’immigrés et de descendants d’immigrés). D’où les réflexions/débats sur les notions de seuil et de rythme ; les rapports entre flux et stocks ; les différences/distances culturelles.

Une gouvernance mondiale faible ou inefficace favoriserait la confusion des catégories (réguliers/irréguliers, flux/stock) et le rejet de tout.

La régulation mondiale concerne tous les acteurs : les pays de destination (maximiser les avantages économiques/démographiques de la migration tout en préservant la stabilité et la cohésion sociale/nationale), les migrants (maximiser les bénéfices pour eux, leurs familles et leurs pays d’origine, tout en évitant d’être des cibles ou des boucs-émissaires), les pays d’origine (pour préserver la migration comme soupape par rapport aux pressions démographiques et l’apport – financier et expertise – qu’elle constitue pour leur développement).

Comment organiser une gouvernance mondiale des migrations ?

1/ Définition des règles et des référentiels de bonnes pratiques universels, même s’il y a des géographies migratoires (Amérique latine/Etats-Unis ; Afrique/Europe, Golfe ; Asie du sud et du sud-est/Golfe, Australie, Europe). C’est l’objet du Pacte mondial, qui n’est pas juridiquement contraignant – aller plus loin aurait été impossible compte tenu a) de la primauté des Etats sur ces matières affectant directement les sociétés,  et b) des différences de situations et d’intérêts. Même l’UE, l’espace le plus intégré économiquement, politiquement et juridiquement, a des difficultés à construire une politique et un droit communs sur les questions migratoires. Il faut faire attention à ne pas laisser entendre que le Pacte ne serait que la première étape vers des normes plus contraignantes car c’est justement un soupçon fort avancé par les détracteurs du Pacte.  L’objectif commun doit être que les migrations soient sûres, ordonnées et régulières, car on a vu les effets négatifs de migrations qui ne le sont pas (cf. Crise en Europe en 2015/2016). Le Pacte n’ouvre pas un droit à la migration, ne serait-ce que parce que si des pays d’origine estiment qu’il existe, il n’est pas reconnu par les pays de destination.

2/ Domaines d’application

a/ Traitement des causes profondes (en fait les « pull-factors ») : elles sont multiples et imbriquées ; il faut mieux les connaître (cf. étude des profils des migrants irréguliers ; atelier sur ce sujet dans le cadre du Processus de Rabat en septembre 2017). Elles sont visées par le Pacte mondial qui renvoie aux Objectifs du développement durable et à l’Agenda 2030  et par le Plan d’action conjoint de La Valette (JVAP) (domaine 1). Mais il est difficile de cibler le traitement des causes directement en lien avec la migration et de le différencier de toute la coopération au développement. En outre il existe un « migration hump » (le taux d’émigration augmente au fur et à mesure que croît le PIB/habitant jusqu’à un certain seuil) qui a un effet paradoxal sur le traitement des causes. Les causes profondes retenues par le Pacte mondial sur les migrations sont une liste non hiérarchisée et peu opérationnelle. La croissance démographique (surtout quand elle excède le rythme de développement) en est absente alors qu’elle est un facteur essentiel, lacune fâcheuse et très politique.

b/ Distinction réfugiés/migrants : il s’agit de deux situations différentes : les premiers ont un régime juridique spécifique qui organise leur protection internationale, les seconds non. Quelles que soient les zones grises (flux mixtes, migrants vulnérables, déplacés climatiques), il faut préserver cette différence dans la gouvernance mondiale, sinon on risque d’affaiblir la protection des réfugiés et de nourrir la confusion et le rejet des uns et des autres (d’où le problème que crée la grande imprécision sémantique dans le débat public – médiatique et politique). C’est la raison pour laquelle il y a deux pactes séparés. Cela dit, il faut trouver des solutions ad hoc (comme l’identification des demandeurs d’asile et l’examen de leurs demandes en amont, avec des options de réinstallation dans des pays tiers comme l’Europe).

c/ La mobilité légale et la migration régulière

On peut s’entendre sur des principes universels (cf. objectifs 5 et 12 du Pacte mondial) et des cadres de coopération régionale (domaine 2 du JVAP), mais l’essentiel de la gouvernance est bilatérale, car elle dépend des conditions/besoins/caractéristiques des pays de destination (démographie, marché du travail, contexte socio-politique). C’était l’approche des Accords de Gestion Concertée (AGC) conclus entre la France et plusieurs pays d’origine (objectifs de migration professionnelle). Même si la Commission veut promouvoir les projets de mobilité légale, c’est aux Etats membres de décider de ce qu’ils veulent et peuvent faire.

De même on peut se mettre d’accord sur des principes et des bonnes pratiques en matière de traitement et de droits des migrants (par exemple dans le Pacte, les objectifs 6 sur le travail décent, 15 sur l’accès aux services de base, 16 sur l’intégration, 18 sur les compétences). Il y a beaucoup de disparités à travers le monde et il existe donc des marges d’amélioration dans pas mal de régions et de pays (c’est pourquoi il ne faut pas focaliser le débat sur le Pacte sur l’Europe qui serait « la » cible ; elle a des standards bien plus élevés que beaucoup d’autres régions du monde). La distinction entre migrants réguliers et migrants irréguliers est ici pertinente pour une majorité des objectifs du Pacte, mis à part ce qui touche aux droits de l’homme universels et aux services de base.

d/ Lutte contre la migration irrégulière et le trafic illicite de migrants et le retour des étrangers en situation irrégulière (ESI)

C’est un objectif crucial de la gouvernance mondiale car c’est un enjeu de respect des règles de droit (pour autant qu’il s’agisse de règles de droit) et donc d’acceptabilité sociale de la migration par les pays de destination. Le problème actuel est que la migration irrégulière (15% du total) focalise l’attention et plombe le débat sur la migration.

La lutte contre le trafic illicite de migrants (qui génère 5,5 à 7 milliards de dollars de chiffre d’affaires selon le rapport de l’ONUDC1) est un enjeu de sécurité et de gouvernance : lien avec d’autres formes de criminalité (drogue, armes) ; liens avec les milices/groupes armés/groupes djihadistes ; profite de/favorise l’absence/les déficiences de l’Etat et la corruption des agents publics ; met en péril la sûreté, la dignité et les droits fondamentaux des migrants. D’où la nécessité d’une action résolue pour renforcer les capacités nationales et la coopération régionale et internationale. Il faut être conscient d’une ambiguïté (qui peut nuire à cette action) : pour les migrants et pas mal de pays d’origine, les passeurs/trafiquants sont vus comme des prestataires de service pour réaliser un droit à migrer, non comme des criminels exploitant sans vergogne, voire encourageant, les espérances et projets des migrants. Le Pacte mondial sur les migrations consacre trois objectifs (9, 10 et 11) à cela, qu’il faut décliner sur un plan régional (cf. domaine 4 du JVAP ; réunion de Niamey du 16 mars 2018). Il reste beaucoup à faire pour partager le même objectif commun et mettre en œuvre des programmes et des projets.

Si la prévention de la migration irrégulière échoue, les étrangers en situation irrégulière (ESI) doivent être renvoyés dans leur pays d’origine. C’est une question de respect des règles pour les pays de destination ; pour les migrants, l’irrégularité implique précarité et vulnérabilité. La situation est très insatisfaisante (taux de retour des ESI : UE : 45,8 % en 2016 ; 36,6 % en 2017 : France : 23 % en 2018). Le PMM y consacre un objectif 21 et le JVAP le domaine 5. Des divergences profondes sont apparues lors de la négociation du Pacte : les pays d’origine privilégient le retour volontaire et des régularisations en masse ; les pays de destination veulent aussi le retour forcé si nécessaire et des régularisations au cas par cas et en fonction de critères et de la situation du pays d’accueil. Au-delà de ces cadres globaux ou régionaux, l’essentiel des actions concrètes est conduite au niveau bilatéral (y compris UE-pays d’origine pour la négociation d’accords/arrangements de réadmission et les opérations de retour).

Conclusion 

Toute recherche de gouvernance mondiale est difficile, quel que soit le sujet, les migrations pas moins que les autres, peut-être plus. Car même si les phénomènes sont globaux, les différences de conception et d’intérêt sont grandes et le monde devient plus polycentrique et disparate. En outre, en matière migratoire, la distinction entre un sud constitué de pays d’origine et un nord constitué de pays de destination ne correspond pas à la réalité, laquelle est plus complexe et multi-directionnelle. La position de l’Afrique du sud lors de la négociation du Pacte en était une parfaite illustration. Les migrants du sud au sud ont beaucoup à gagner d’une gouvernance mondiale des migrations. Il faut toutefois garder un équilibre – très délicat – entre, d’une part, la recherche d’un socle commun et de mécanismes de coopération et, d’autre part,  la préservation des prérogatives des Etats et sociétés dans cette matière humaine.

Il y a deux risques qu’une gouvernance mondiale des migrations devrait limiter et non accentuer :

. Attention à ne pas faire de la migration la compensation naturelle/légitime à l’inégalité foncière du lieu de naissance : idée qui procéderait de la vision d’un monde globalisé où c’est l’individu qui doit déterminer ce qui est le meilleur pour lui. Car cela reviendrait à exonérer les Etats d’origine de leur responsabilité première de pourvoir au bien-être de leurs ressortissants et à créer une obligation aux Etats de destination de faciliter la migration chez eux. Il faut trouver un équilibre entre les aspirations des individus et les responsabilités des Etats.

Attention à ne pas prescrire aux peuples, à travers la protection des droits de migrants, tel ou tel type d’organisation de la société : multiculturaliste (ce qui mérite d’être défini et pose de nombreuses questions), ou société où demeure un socle qui « fait commun » (surtout dans les pays où la redistribution est élevée) – c’était le travers de la rédaction initiale de l’objectif 16 sur l’intégration qui a été sensiblement améliorée (les éléments dysfonctionnels de la culture des migrants et non-compatibles avec les lois des pays d’accueil ne doivent pas être préservés). En tout cas on ne doit pas décider sans les peuples, sinon on s’expose à des retours de flamme.

Sur un plan général, la gouvernance mondiale, quel qu’en soit le domaine d’application, doit être l’objet d’un processus de décision démocratique.

  1. UNODC, Global Study on Smuggling of Migrants, 2018, New York, United Nations, p. 5.