Un nouvel épisode s’ajoute à la saga catalane. Sans surprise, le Comité des droits de l’homme (ci-après le « Comité ») confirme ses précédentes conclusions relatives à la suspension automatique des députés poursuivis pénalement : ces suspensions automatiques ne permettent pas un examen de proportionnalité, donc il y a violation de l’article 25 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques (ci-après le « Pacte »).
L’auteur est Carles Puigdemont i Casamajó, éminent politicien indépendantiste catalan (§ 2.1). Il est président du Parlement catalan de janvier 2016 à octobre 2017 et joue un rôle clef dans l’organisation du référendum d’indépendance du 1er octobre 2017 suspendu par la Cour constitutionnelle (§ 2.1). Le 27 octobre, le Parlement catalan déclare l’indépendance, entraînant sa dissolution par le gouvernement espagnol (§ 2.2). Poursuivi pour rébellion, sédition et détournements de fonds, l’auteur s’exile en Belgique avec cinq autres ministres, tandis que plusieurs de ses collègues sont placés en détention provisoire en Espagne (§ 2.3). Un mandat d’arrêt européen est lancé contre lui pour non-comparution devant l’Audience nationale (§ 2.3). Réélu député en décembre 2017 (§ 2.5), il est proposé à la présidence du Parlement en 2018, mais un recours du gouvernement devant la Cour constitutionnelle suspend cette possibilité et les sessions parlementaires (§§ 2.6 et 2.7). Devant cette impasse, il se retire temporairement en mars 2018, laissant la candidature à Jordi Sánchez et Jordi Turull, eux aussi empêchés en raison de leur détention (§ 2.8). En mai 2018, Joaquim Torra est élu président du Parlement catalan, avec le soutien de l’auteur (§ 4.6). En parallèle, les poursuites contre l’auteur se poursuivent (§ 6.2). Le 9 juillet 2018, il est suspendu de ses fonctions de député en vertu de l’article 384 du code de procédure pénale (§ 6.3), et ses recours échouent (§§ 6.5 et 6.6). Bien qu’élu au Parlement européen en 2019, il ne peut prendre ses fonctions à distance (§ 7.3). En 2021, malgré la grâce accordée à d’autres dirigeants indépendantistes, les poursuites contre lui et la demande d’extradition sont maintenues (§ 13). La Cour européenne des droits de l’homme (ci-après la « CEDH ») rejette sa requête en 2019 (§ 7.2). Il saisit ensuite le Comité, invoquant la violation des articles 14 (le droit au procès équitable), 19 (liberté d’expression), 21 (le droit à la réunion pacifique), 22 (droit d’association) et 25 (droit de participation à la direction des affaires publiques) du Pacte (§ 1).
En premier lieu, le Comité examine six exceptions d’irrecevabilité, dont seules deux sont retenues : l’abus de requête et l’insuffisance d’étaiement de certains griefs. En effet, l’article 14 du Pacte est irrecevable faute d’invocation à un stade approprié de la procédure (CCPR, D.Č. c. Lituanie, constatations du 24 mars 2022, communication n° 3327/2019, U.N. doc. CCPR/C/134/D/3327/2019, § 8.4) (§ 15.4) ; tandis que les griefs fondés sur les articles 19, 21 et 22 du Pacte sont rejetés faute de démonstration étayée du grief (CCPR, A.W.P. c. Danemark, constatations du 1 novembre 2013, communication n° 1879/2009, U.N. doc. CCPR/C/109/D/1879/2009, § 6.5). Seul le grief lié à l’article 25 du Pacte est recevable. La clause de litispendance est écartée (§ 15.2), car l’affaire ne « se rapport[e] [pas] […] aux mêmes faits » (CCPR, Petersen c. Allemagne, constatations du 1er avril 2004, communication n° 1115/2002, U.N. doc. CCPR/C/80/D/1115/2002, § 6.3) que ceux débattus devant la CEDH : il s’agit de la suspension du député et non la suspension des sessions parlementaires tenant aux résultats du référendum (§ 7.2). De même, l’argument de l’État sur la cessation de la qualité de victime est logiquement rejeté car, sans réparation, cette qualité demeure (CCPR, Lula da Silva c. Brésil, constatations du 17 mars 2022, communication n° 2841/2016, U.N. doc. CCPR/C/134/D/2841/2016, § 7.6). Enfin, les exceptions d’épuisement des voies internes sont aussi rejetées. Le gouvernement considère les griefs prématurés en raison de l’amparo toujours pendant. Or si le Comité précise que l’épuisement est évalué au moment de la soumission de la communication, l’économie de procédure permet d’examiner de nouvelles informations dans le respect du contradictoire (CCPR, Junqueras i Vies c. Espagne, constatations du 12 juillet 2022, communication n° 3297/2019, U.N. doc. CCPR/C/135/D/3297/2019, § 7.4) (§ 15.17). L’exception n’est donc pas retenue, malgré l’opinion dissidente de l’expert José Santos Pais qui souligne l’extrême difficulté à apprécier l’épuisement des voies de recours internes qu’implique une telle souplesse. Enfin, le doute sur l’efficacité des recours n’exempte pas l’auteur de les saisir, mais celui-ci a pris toutes les mesures nécessaires, or l’État n’a proposé aucun recours supplémentaire (§ 15.8) (CCPR, Katashynskyi c. Ukraine, constatations du 25 juillet 2018, communication n° 2250/2013, U.N. doc. CCPR/C/123/D/2250/2013, § 6.3).
En second lieu, le Comité examine les violations alléguées de l’article 25 du Pacte, portant sur le droit d’être élu et d’exercer son mandat. L’affaire reste classique et nécessite des rappels généraux : l’article 25 est « au cœur de la démocratie » (§ 16.3), n’impose aucune « forme de constitution ou de gouvernement » (§ 16.3), et peut être limité si une loi, des motifs objectifs et raisonnables, des procédures équitables, et une proportionnalité de la suspension en tant que peine pénale sont respectés (§ 16.3).
Sur l’allégation d’obstruction à la présidence du Parlement catalan, le Comité conclut à la non-violation de l’article 25. L’auteur invoque les exceptions pandémiques (recommandées d’ailleurs par les experts ; v. CCPR, Déclaration sur les dérogations au Pacte dans le contexte de la pandémie de COVID-19, 24 avril 2020, U.N. doc. CCPR/C/128/2, § 2 b)), mais le Comité estime que ces pratiques n’ont pas été scellées, rendant l’application normale de la loi prévisible (v. CCPR, Junqueras i Vies c. Espagne, constatations du 12 juillet 2022, communication n° 3297/2019, U.N. doc. CCPR/C/135/D/3297/2019, § 8.3). Puis, le Comité refuse de reconnaître un droit d’exercice des droits par contumace pour deux raisons (§ 16.7) : la présence physique protège les droits politiques des parlementaires et électeurs, et l’État a permis à l’auteur de se porter candidat et de voter par procuration, malgré son absence. Cependant, le raisonnement de proportionnalité du Comité laisse dubitatif : l’exigence de présence physique a précisément rendu le mandat de l’auteur ineffectif et paralysé le Parlement catalan, tandis que d’autres droits politiques assimilés lui ont été accordés à distance sans difficulté (§ 16.7). Toutefois, ce n’est pas la première fois que le Comité considère que la restriction de l’exercice à distance de droits politiques n’est pas disproportionnée (v. CCPR, Dorin Șeremet et autres c. République de Moldavie, constatations du 21 octobre 2021, communication n° 3278/2018, U.N. doc. CCPR/C/133/D/3278/2018, § 7.7).
Sur la suspension de son mandat pendant la procédure pénale, le Comité conclut à la violation. Il rappelle que l’examen de la licéité de la suspension avant jugement implique d’évaluer le contrôle interne de l’article 472 (rébellion) et l’application automatique de l’article 384 bis (suspension) du code de procédure pénale (§ 16.8). Or, le Comité ne remplace pas les juridictions nationales dans l’interprétation des faits et du droit interne (CCPR, F.B.L. c. Costa Rica, constatations du 28 octobre 2013, communication n° 1612/2007, U.N. doc. CCPR/C/109/D/1612/2007, § 4.2), sauf en cas d’arbitraire ou de déni de justice (§ 16.9) parce qu’il ne constitue pas une quatrième instance. Puisqu’il s’agit d’une suspension automatique de droits politiques avant condamnation, le Comité applique un contrôle strict (§ 16.11). L’auteur ayant prôné le pacifisme, le critère de violence requis par l’article 472 est écarté, et l’État n’a pas suffisamment prouvé l’infraction justifiant la suspension (§ 16.12). En outre, la suspension automatique empêche tout contrôle de proportionnalité, entraînant une nouvelle violation de l’article 25 du Pacte (§ 16.12) (v. CCPR, Junqueras i Vies c. Espagne, constatations du 12 juillet 2022, communication n° 3297/2019, U.N. doc. CCPR/C/135/D/3297/2019, § 8.8). Cette conclusion s’aligne méthodiquement sur l’approche procédurale de la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH, GC, arrêt du 22 avril 2013, Animal Defenders International c. Royaume-Uni, req. n° 48876/08, § 115) et substantiellement avec la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE, arrêt du 19 décembre 2019, Junqueras Vies, affaire C-502/19, § 95).
Ce faisant, le Comité renforce habilement les standards procéduraux et démocratiques tout en laissant à l’État une certaine marge d’appréciation face à la délicate question de l’indépendance catalane