Je voulais tout d’abord vous souhaiter à toutes et à tous la bienvenue à l’Université Panthéon-Assas. Au nom de l’Université et du Centre de Recherche sur les Droits de l’Homme et le Droit Humanitaire (CRDH), je tiens à remercier d’emblée tous les intervenants qui ont accepté de participer à cette journée d’étude. Un grand merci en particulier à tous ceux qui ici étaient impliqués ces derniers mois dans les marathons diplomatiques qui ont conduit à l’adoption d’une part du Pacte mondial sur les migrations et d’autre part du Pacte mondial sur les réfugiés. Je les ai souvent contactés en plein milieu de ce marathon et malgré cela ils ont répondu présents !
Avant de parler du sujet qui va nous occuper plus particulièrement lors de cette journée, il me paraissait important de rappeler que celle-ci s’inscrit dans le cadre de la recherche que je mène à l’Institut universitaire de France et qui s’intitule « Autour d’une théorie démocratique du droit international » et je voulais expliquer brièvement pourquoi la question des migrations en est venue à être un thème d’étude pour cette recherche.
Mon projet part d’abord du constat de l’incapacité de la théorie dominante du droit international fondée sur la souveraineté non seulement à expliquer les développements les plus contemporains du droit international, mais aussi à penser des solutions pour résoudre les défis globaux.
La théorie du droit international fondée sur la souveraineté reste la grille de lecture principale que nous utilisons pour décrire et connaître le droit international – même si ça n’est pas toujours consciemment. Or cette théorie a pris forme au XIXème siècle pour répondre à une question centrale qui était celle de la coexistence des souverainetés et, éventuellement, celle de leur coopération minimale pour la poursuite de certains buts d’intérêts communs.
Or cette théorie a perdu toute sa force explicative sous l’effet de plusieurs transformations historiques majeures : d’abord les efforts faits depuis la fin du XIXème siècle pour créer un ordre international tendant vers la paix et la sécurité internationales – c’est à dire une paix non pas seulement provisoire, mais véritablement perpétuelle ; ensuite l’universalisation de la forme de l’Etat-nation, avec le processus de décolonisation ; et enfin la globalisation de l’économie qui s’est achevée à la fin du XXème siècle par l’extension du modèle capitaliste au monde entier.
La thèse sur laquelle repose mon projet et que dans ce nouvel état des choses, le monde est entré dans ce que j’ai appelé un processus de transition cosmopolitique, c’est-à-dire un processus de formation d’une société-monde qui se constitue autour d’une adhésion à certaines valeurs de la Modernité, notamment le principe d’autonomie.
Autrement dit, si le droit international classique était fondé avant tout sur le principe de non intervention – et donc sur un principe d’indifférence et d’exclusion de toute valeur comme fondement – le droit international contemporain se construit à l’inverse sur l’adhésion à certaines valeurs fondamentales communes, à vocation universelle, comme l’interdiction de l’agression et des autres crimes internationaux et le respect des droits de l’Homme universels.
La théorie démocratique du droit international que je cherche à élaborer est donc une théorie qui prend acte de ces transformations, à savoir que le droit international est devenu un droit de la transition cosmopolitique et ne peut plus se penser à partir du concept de souveraineté mais doit désormais se penser à partir du principe d’autonomie.
Pour ce faire, la théorie articule deux pôles du principe d’autonomie, en mettant à contribution d’une part, les concepts propres à la théorie de la Fédération, et d’autre part, les concepts propres à la théorie de la démocratie.
Parmi les concepts de la théorie de la Fédération, on trouve par exemple le principe de subsidiarité et/ou de complémentarité permettant d’opérer une répartition et/ou un partage des compétences entre différents niveaux et différents acteurs, ce qui renvoie à l’idée d’une gouvernance globale multi-niveaux et multi-acteurs.
Parmi les concepts de la théorie de la démocratie, dans l’impossibilité de réaliser une forme de démocratie représentative à l’échelle globale, on tend à privilégier et à exploiter les concepts de la démocratie délibérative, qui visent, à travers des débats multiples structurés dans un espace public, à faire en sorte que les destinataires des normes puissent en même temps se penser comme en étant leurs auteurs.
Mais pourquoi, alors, ce choix d’étudier la question des migrations et plus précisément cette problématique de la gouvernance mondiale des migrations ?
Les migrations constituent un phénomène – ça n’est pas le seul – mais c’est un des plus marquants de notre époque – à propos duquel il est possible d’observer les limites d’une théorie du droit international fondée sur la souveraineté et la nécessité, à l’inverse, d’élaborer une théorie alternative qui prenne en compte les effets de la globalisation.
D’abord, il est désormais reconnu assez unanimement, au moins dans les cercles internationaux, que les migrations constituent un phénomène global et que, pour citer le Pacte mondial sur les migrations – « aucun pays ne peut à lui seul relever les défis que pose ce phénomène mondial ni saisir les occasions qu’il offre »1.
Ensuite, non seulement les Etats ne se suffisent pas eux-mêmes, mais en plus on est typiquement face à un phénomène qui dépasse la seule coopération interétatique – et cela d’autant plus que sa dynamique est liée à la mondialisation libérale – ce qui doit nécessairement conduire à recourir à des partenariats avec d’autres types d’acteurs : organisations internationales, société civile, secteur privé etc.
Enfin, les techniques normatives usuelles du droit international se révèlent peu efficaces ou en tout insuffisantes pour aborder un certain nombre de problèmes liés aux migrations. Et ceci est dû, pour l’essentiel, à une profonde asymétrie – réelle ou perçue – des rapports, entre des Etats qui se conçoivent d’une part comme des Etats d’origine ou de transit et d’autre part comme des Etats de destination. Dans ce contexte, la technique classique de la négociation bilatérale entre égaux sur base de réciprocité ne peut pas fonctionner.
Et ce qui est plus étonnant, c’est que le système des traités multilatéraux imposant des obligations unilatérales aux Etats ne fonctionne pas non plus, parce que du fait de l’asymétrie de départ, il fait en réalité peser l’essentiel des obligations sur une catégorie d’Etats – d’où les difficultés rencontrées avec les conventions n°97 et 143 de l’OIT, mais aussi de la Convention des Nations Unies sur les droits des travailleurs migrants et leurs familles.
Le droit relatif aux réfugiés a pu, jusqu’à il y a peu, être excepté dans un certaine mesure de ce constat : on avait là un système fondé sur un traité multilatéral – la Convention de 1951 – qui fonctionnait relativement bien, au moins dans le cercle des Etats parties.
Mais il a bien fallu faire le constat que depuis une vingtaine d’années, la distinction nette opérée entre les « réfugiés » ou demandeurs d’asile et les autres migrants devient de plus en plus difficile à opérer. Avec deux solutions qui sont toutes les deux des impasses : soit restreindre au maximum la définition du réfugié, en excluant des catégories connexes, quitte à définir d’autres statuts approchant – c’est l’idée de la « protection subsidiaire » – soit l’élargir, mais au risque de diluer complètement sa spécificité.
A ces problèmes des techniques du droit international, s’en ajoute une autre qui est le caractère essentiellement interétatique des fora, des délibérations et des institutions, alors même que la question migratoire se trouve intrinsèquement liée au phénomène de la globalisation économique, dont les Etats sont loin d’être les seuls acteurs.
Au début des années 2000, on se trouve dans une situation particulièrement difficile : d’une part, le nombre de migrants ne cesse d’augmenter et tous les analystes prédisent une montée en flèche du phénomène dans les dix à vingt années à venir ; d’autre part, tous les instruments classiques du droit international semblent inappropriés, parce qu’ils induisent structurellement des blocages, du fait de l’asymétrie des parties prenantes, mais aussi du caractère limité du cercle délibératif.
C’est à ce moment que le Secrétaire général des Nations Unies décide de créer une Commission globale sur les migrations internationales, en partant déjà de l’idée de la nécessité de mettre en place une gouvernance mondiale des migrations. Parallèlement, l’Assemblée générale des Nations Unies décide, en 2006, de tenir un Dialogue de haut niveau consacré au lien entre migration internationale et développement, qui aboutira à la création du Forum mondial sur la migration et le développement. Du côté des secrétariats des organisations internationales concernées se forme un Groupe mondial des migrations, conçu comme un outil de coopération interinstitutionnelle et de mise en commun des expériences et bonnes pratiques.
Vous comprenez, dès lors, ce qui m’a intéressé dans cette expérience : le constat d’échec des outils classiques du droit international conduit à la mise en place de nouvelles formes de délibération et de nouveaux dispositifs institutionnels ad hoc.
L’originalité de ces nouveaux dispositifs me semble résider dans une combinaison inédite entre plusieurs éléments :
- d’abord, la coopération internationale interétatique n’est pas évacuée, loin de là. En fait, la délibération reste avant tout intergouvernementale et les solutions envisagées s’inscrivent dans le cadre d’une coopération multilatérale, plurilatérale, voire bilatérale, au niveau universel mais aussi aux niveaux régionaux.
- mais à ces éléments de coopération horizontale classique, viennent toutefois s’additionner un fort élément de coordination et d’animation confié aux organisations internationales, et donc en fait à leurs secrétariats ;
- et à cette double couche internationale se juxtapose ou se superpose, selon les cas, une logique de « partenariats » multipartites à différents niveaux, afin de tirer partie des ressources des acteurs non étatiques ;
- enfin, last but not least, l’ensemble du système opère dans les limites fixées par un cadre normatif très large, formé de principes coutumiers, de principes généraux du droit, ou d’obligations que je qualifierais volontiers de constitutionnelles, dans la mesure où leur primauté en tant que principes directeurs est très clairement affirmée – c’est le cas par exemple pour le principe de non-refoulement et au-delà pour un certain nombre d’obligations fondées sur les droits de l’Homme.
Cette structure de gouvernance globale s’est trouvée nettement consolidée d’abord dans la Déclaration de New York pour les réfugiés et les migrants (résolution 71/1 de l’Assemblée générale du 19 septembre 2016), ensuite dans les deux Pactes adoptés en décembre, à savoir le Pacte de Marrakech pour des migrations sûres, ordonnées et régulières2 et le Pacte mondial sur les réfugiés3.
Et je dois dire que sur ce plan, je ne regrette nullement ma décision d’attendre l’adoption des deux Pactes pour organiser cette journée d’étude, car les deux textes n’ont pas déçu mes attentes. Ils confirment en fait le changement de paradigme qui est en train de s’opérer non seulement sur la question des migrations, mais en droit international en général. Ils renforcent aussi ma conviction selon laquelle il devient urgent de renouveler nos outils théoriques pour pouvoir appréhender et parvenir à une connaissance éclairée de ces développements.
Compte tenu des apports importants de ces deux textes, il m’est apparu important de poser la question de la gouvernance mondiale des migrations après leur adoption.
Et j’en viens maintenant à la structuration de cette journée, qui se déroulera donc en quatre temps. Dans un premier temps, nous aborderons le pourquoi de la gouvernance mondiale des migrations. Car en effet, on voit bien – on l’a bien vu avec les débats qui ont entouré l’adoption du Pacte sur les migrations – que cela ne va pas de soi, qu’il nous faut justifier l’idée d’une gouvernance mondiale, là où beaucoup encore pensent qu’il suffirait de s’en remettre au contrôle par leurs Etats de leurs frontières nationales – et qu’au fond ériger des murs et renvoyer les migrants irréguliers serait la réponse au phénomène des migrations.
Puis dans un second temps, nous réfléchirons au cadre normatif de la gouvernance des migrations, car il est évident que cette gouvernance doit s’exercer en se soumettant à certaines règles : quelles sont ces règles, comment sont-elles élaborées, et dans quelle mesure les cadres normatifs proposés dans les Pactes sont-ils cohérents – et il faudra tester à la fois leur cohérence interne, mais aussi leur cohérence par rapport à d’autres cadres normatifs, notamment celui de l’Union européenne.
Un troisième temps de la journée sera consacré à la répartition des compétences entre acteurs. On l’a dit, l’originalité d’un cadre de gouvernance mondiale, c’est que les Etats ne sont plus les seuls acteurs, mais que des partenariats se mettent en place avec d’autres acteurs qui sont appelés à rentrer dans une logique de responsabilité partagée.
Enfin, nous finirons cette journée en nous interrogeant sur le cadre institutionnel – et il s’agira notamment de réfléchir au rôle que seront appelées à jouer les organisations internationales dans la réalisation d’une gouvernance mondiale des migrations.
Je ne saurais finir cette introduction sans souligner l’importance des enjeux – cela va presque sans dire, et d’autres le diront mieux que moi – mais les enjeux de la gouvernance mondiale des migrations sont absolument colossaux.
Ils le sont d’abord sur un plan strictement humain et humanitaire – et nous sommes tous conscients des immenses drames humains qui se jouent tous les jours, y compris sur notre territoire ou à nos frontières.
Les migrations, ce sont avant tout des femmes, des hommes, des enfants, à l’image de ce jeune Malien qui s’est noyé en mer non loin des côtes italiennes et sur qui on a trouvé, cousu dans sa veste, un bulletin scolaire : sans doute voulait-il montrer en arrivant qu’il était bon élève… J’aimerais que lors de nos réflexions pendant cette journée, cette image nous accompagne : elle est l’image d’une migration qui pourrait être une chance et qui est encore malheureusement trop souvent un drame.
Au-delà de cet aspect humain, les enjeux sont bien entendu aussi économiques, culturels, et aussi, puisque tout se résout à cela, politiques : on voit bien en Europe et ailleurs le potentiel positif, mais aussi et surtout malheureusement le potentiel perturbateur des migrations.
Des migrations irrégulières, dangereuses et désordonnées sont un tremplin pour les populistes et pour tous les politiciens qui s’appuient sur les peurs et les crises d’identité pour tenter de parvenir au pouvoir. Ce qui est en jeu dans la gouvernance mondiale des migrations, ce n’est ni plus ni moins que l’avenir de nos démocraties et l’avenir de la démocratie dans le monde.
On cite souvent la critique très forte des droits de l’Homme d’Hannah Arendt dans les Origines du Totalitarisme : le fait est que nous ne pouvons pas prétendre que les droits de l’Homme sont universels ou effectifs, tant que des personnes qui souhaitent se déplacer – pour quelque raison que ce soit – se retrouvent dans une situation de non-droit. A cet égard, la gouvernance mondiale des migrations est une occasion : elle ouvre la voie à un approfondissement du cosmopolitisme par une universalité toujours plus effective des droits de l’Homme…
- Pacte mondial pour des migrations sûres, ordonnées et régulières, adopté lors de la Conférence intergouvernementale de Marrakech les 10 et 11 décembre 2018, en annexe de la résolution 73/195 de l’Assemblée générale du 19 décembre 2018.
- Cité note n° 1.
- Approuvé par l’Assemblée générale des Nations Unies dans sa résolution 73/151 du 17 décembre 2018. Le Pacte figure dans la deuxième partie du rapport annuel de 2018 sur les activités du Haut Commissariat aux réfugiés, A/73/12 (Deuxième partie).