1.
Pendant mon mandat de quatre ans au Comité des droits de l’homme, je m’étais fixé plusieurs objectifs principaux, parmi lesquels la défense du droit à l’avortement et du droit des femmes à disposer de leurs corps. En effet, à peine étais-je entré en fonction que démarrait l’examen du projet d’Observation générale n°36 sur le droit à la vie (article 6 du Pacte sur les droits civils et politiques). Et dans le projet initial des rapporteurs figurait une proposition de paragraphe qui constituait à mes yeux un risque majeur de régression sur cette question cruciale. Il a fallu batailler pendant quatre ans avec quelques collègues pour parvenir à réécrire le paragraphe sur la base d’une jurisprudence du Comité que nous bâtissions en parallèle, en essayant d’aller aussi loin que le permettait le centre de gravité du Comité sur le sujet. Ces quatre années de débat ont fini de me convaincre que le sujet de l’avortement constituait le point de cristallisation d’une controverse globale entre les Anciens et les Modernes. A travers l’avortement, c’était la question du statut des femmes dans la société qui était posée et à travers cette question, ce sont deux conceptions radicalement opposées qui s’affrontaient : affrontement entre les partisans de l’autonomie du sujet et des droits humains d’un côté, et les partisans de l’hétéronomie (loi de Dieu, loi de la Nature, Ordre naturel) de l’autre.
Tous les mouvements « anti-choix » sont fondamentalement « anti-droits ». Qu’ils s’avancent masqués en prétendant défendre les droits de l’Homme n’y change rien : « leurs » droits de l’Homme sont en fait toujours les droits « naturels » des Anciens, et non les droits des Modernes. La « sacralité » de la vie dans l’ordre naturel est défendue contre la primauté de l’autonomie du sujet. Et ce même ordre naturel commande un modèle de société où l’assujettissement des femmes s’opère par le contrôle sur leur corps et détermine la structure de la famille.
C’est une bataille sociétale et fondamentalement politique. Les discours tendant à la faire passer pour un « choc » entre civilisations sont une imposture, parce que la division entre partisans d’un ordre naturel et ceux d’une modernité réflexive se retrouve dans tous les pays, sur tous les continents. C’est une division universelle.
Et c’est aussi leçon de mon expérience au Comité que les États (et leur diplomatie) ont une lecture trop « nationale », régionale voire civilisationnelle de ces enjeux, alors que tous les pays sont traversés par la même tension, à des degrés divers, entre autonomie et hétéronomie.
Il en résulte que défendre les droits des femmes n’est pas un combat catégoriel – on le savait, mais ça vaut la peine de le redire – c’est un voire le combat pour les droits humains au XXIème siècle – et donc le combat pour la démocratie et la liberté.
Avoir une diplomatie féministe c’est aussi avoir une diplomatie des droits de l’Homme et réciproquement. A Pékin on disait : women’s rights are human rights. On pourrait dire aujourd’hui : human rights are women’s rights.
Ce qui veut dire aussi que définir et défendre une diplomatie féministe implique de définir et défendre une diplomatie des droits humains, j’y reviendrai.
2.
Ce que nous apprend ou ce que révèle la perspective féministe sur le droit international, c’est que l’État du droit international est une personne de sexe masculin – le Léviathan, et que toute la construction moderne du droit international dont nous sommes encore tributaires est fondée sur une conception patriarcale de la société. Le concept de souveraineté dont nous nous servons tous les jours en droit international a été forgé en Europe entre le XVIème siècle et le XVIIème siècle pour fonder la légitimité du pouvoir des nouveaux États modernes. Elle est basée sur une distinction entre la sphère interne et la sphère internationale qui reproduit la distinction classique entre sphère privée et sphère publique. Le souverain exerce pleinement son autorité (patriarcale) et sa protection (paternaliste) sur sa maisonnée – à l’intérieur de l’État –, les citoyens sont ses sujets et il exerce un pouvoir de commandement vertical.
À l’extérieur, le souverain se trouve dans la sphère publique – l’espace des relations internationales – il délibère et combat contre ses égaux, à savoir d’autres États. À l’intérieur, les citoyens sont comme les femmes et les enfants : ils sont des sujets sans capacité et soumis au commandement du souverain. À l’extérieur, ils n’existent pas comme personnes, seuls les États ont droit de cité. L’intérieur est l’espace des relations familiales, l’extérieur est l’espace de la relation politique. La figure du souverain est celle du pater familias à la fois source d’autorité, d’ordre et de protection à l’intérieur, et celle du guerrier et du diplomate à l’extérieur.
L’État est un homme puissant (puissance sexuelle autant que morale et politique), qui soumet sa famille, et en premier sa ou ses femmes à l’intérieur, et défend sa propriété et les intérêts de sa maisonnée contre les intrusions des autres hommes à l’extérieur.
3.
On pourra m’objecter que plus personne ne conçoit l’État de cette manière et qu’un État qui exerce une diplomatie féministe ne conçoit évidemment plus le droit international et les relations internationales sous cet angle. Et pourtant : tout change… Rien ne change…
Certes, tout a changé : nous ne sommes plus à l’époque du droit westphalien : la Charte des Nations Unies proclame les droits de l’Homme et « l’égalité de droits des hommes et des femmes ». Ce faisant elle relativise la division entre sphère interne et internationale et reconnaît la subjectivité, les droits et donc l’autonomie du « sujet interne ». Dès lors, au moins sur le principe, l’individu est libéré de l’autorité patriarcale de l’État, il doit pouvoir s’exprimer librement dans la sphère « publique » des relations internationales. La décolonisation est également venue affaiblir le récit de l’État souverain comme Léviathan et pater familias, en proclamant l’auto-détermination des peuples. La globalisation économique a consacré de nouveaux sujets avec les entreprises multinationales, qui concurrencent les États mais affranchissent également en partie les acteurs économiques des souverainetés. La croissance du multilatéralisme et des organisations internationales, surtout, a rendu obsolète l’idée d’une souveraineté en majesté, parfaitement autonome et indépendante. Les nouvelles formes de gouvernance mondiale, plus informelles, multi-acteurs et multi-niveaux favorisent les réseaux transnationaux et court-circuitent la puissance de l’État – et le Forum Génération Égalité est à cet égard un bon exemple de délibération qui met en contact les porteurs d’enjeux à travers les frontières.
Sur le fond et sur le plan institutionnel, on ne peut que reconnaître également les progrès qui ont été accomplis sur le front de la reconnaissance des droits des femmes, du droit à l’égalité et à la non-discrimination, l’intégration de la dimension du genre (gender mainstreaming) dans les travaux des organisations internationales et l’adoption d’une diplomatie féministe par un nombre toujours plus grand d’États… Tout a changé…
Mais rien n’a changé… dans la mesure où les structures profondes du droit international et des relations internationales restent inchangées avec deux conséquences : un impact minime des progrès de la défense des droits des femmes et de la défense de l’égalité dans les faits, faute pour ces thèmes d’affecter les structures en place ; le risque que la défense des droits des femmes ne soit elle-même instrumentalisée pour reconduire voire renforcer les structures qui, en droit international, confortent le patriarcat et la domination masculine.
Je prends souvent l’exemple de la protection diplomatique, parce que sa définition initiale est donnée magistralement, en 1924, dans un passage de l’arrêt Mavrommatis de la Cour permanente de Justice Internationale dont les résonances patriarcales ne peuvent pas ne pas sauter aux yeux :
« C’est un principe élémentaire du droit international que celui qui autorise l’État à protéger ses nationaux lésés par des actes contraires au droit international commis par un autre État, dont ils n’ont pu obtenir satisfaction par les voies ordinaires. En prenant fait et cause pour l’un des siens, en mettant en mouvement, en sa faveur, l’action diplomatique ou l’action judiciaire internationale, cet État fait, à vrai dire, valoir son droit propre, le droit qu’il a de faire respecter en la personne de ses ressortissants, le droit international »[1].
Ce passage est révélateur de la structure de la société internationale : il met en lumière la minorité légale des individus (« l’un des siens ») qui doivent nécessairement passer par la médiation de l’État pour se plaindre contre un autre État dans la sphère internationale/publique. L’État qui apparaît dans ces lignes est bien l’État à la fois patriarcal (maître en sa demeure) et paternaliste (protecteur) du droit international classique.
Comme tout le reste du droit international, la définition de la protection diplomatique a évolué. L’article 1er des articles de la Commission du droit international sur la protection diplomatique donne désormais la définition suivante :
« Aux fins du présent projet d’articles, la protection diplomatique consiste en l’invocation par un État, par une action diplomatique ou d’autres moyens de règlement pacifique, de la responsabilité d’un autre État pour un préjudice causé par un fait internationalement illicite dudit État à une personne physique ou morale ayant la nationalité du premier État en vue de la mise en œuvre de cette responsabilité »[2].
Dans l’arrêt Ahmadou Sadio Diallo c. République Démocratique du Congo (2010), la Cour internationale de Justice préfère cette définition « moderne » de la protection diplomatique à celle de l’arrêt Mavrommatis. Par ailleurs, elle reconnaît que la protection diplomatique a évolué dans son contenu pour en faire un mécanisme de protection des droits de l’Homme.
« En raison de l’évolution matérielle du droit international au cours de ces dernières décennies, dans le domaine des droits reconnus aux personnes, le champ d’application ratione materiae de la protection diplomatique, à l’origine limité aux violations alléguées du standard minimum de traitement des étrangers, s’est étendu par la suite pour inclure notamment les droits de l’homme internationalement garantis. »
Il y a donc une évolution de la protection diplomatique et on semble passer d’une conception patriarcale à une conception fondée sur les droits humains et sur la personnalité de l’individu – autonome de celle de l’État.
Mais : rien ne change, car fondamentalement la protection diplomatique reste liée au lien de nationalité. La protection diplomatique ne peut s’exercer qu’à l’égard des « siens » – quand bien même on chercherait à rendre plus neutre ou à objectiver ce lien par une simple réalité juridique, la structure fondamentale de la souveraineté demeure et donc la structure de la protection diplomatique reste inchangée.
Il en est de même avec la promotion des droits des femmes : il s’agit d’un thème du droit international qui se déploie dans le cadre d’une structure fondamentalement pensée selon des codes virils : l’État-puissance à la fois protecteur et guerrier, le combat de gladiateur, la sécurité procurée à l’intérieur des frontières, la menace de l’extérieur, le risque de l’invasion et du viol par l’étranger, la division du travail social et la définition de secteurs d’activité plutôt « féminins » (l’humanitaire, les droits humains), faiblement dotés (figure du bénévolat) face à des secteurs d’activité « sérieux », publics et masculins (la sécurité, la guerre, l’économie…).
Il est d’ailleurs frappant que le Haut Conseil à l’Égalité relève que la première version de la diplomatie « féministe » française reconduit cette division du travail en réservant ladite diplomatie aux secteurs « féminins » de la politique étrangère, tout en l’excluant des secteurs « sérieux » donc masculins (la sécurité et l’économie)[3].
Plus profondément encore, le féminisme du droit international épouse les schémas de domination coloniale qui, là encore, sont profondément enracinés dans les origines mêmes du droit international – qui perçoit toujours l’Autre « barbare » comme étant à civiliser ce qui passe notamment par un discours sur l’émancipation de la femme étrangère. La lutte contre le patriarcat est presque toujours la lutte contre le patriarcat des autres, supposé être plus problématique que le nôtre, la femme étant toujours pensée dans ce cadre comme la victime d’une oppression et l’Occident comme le vecteur de son émancipation.
Il est important de prêter attention au ressentis aux perceptions provenant avec force de la société civile. Bien sûr on pourra qualifier ces manifestations de « militantes » ou d’« excessives », mais même dans leur radicalité elles sont révélatrices d’une « vérité » profonde :
– Avec sa performance « Un violeur sur ton chemin », LasTesis[4] illustre la perception que la culture du viol est entretenue par la structure d’un État dont les institutions sont intrinsèquement marquées par la domination masculine – le juge, la police, l’État lui-même est un « macho violeur ».
– Terra Nullius is Rape culture : c’est avec ce slogan évocateur de ce que l’État fait aux cultures et à l’existence autochtones que les communautés Mi’kmaq au Canada décrivent les raisons de leur lutte contre l’exploitation du pétrole de schiste et la fraction hydraulique.
La terra nullius renvoie aux origines du droit international, avec la doctrine coloniale de la terre sans maître qui a permis l’appropriation légale de territoires sur lesquels vivaient les populations autochtones, selon d’autres rapports à la terre que la « propriété » occidentale. L’image souligne la permanence de ce thème : la prise de possession de la terra nullius se poursuit encore aujourd’hui avec « force de loi » appuyée par l’État qui donne des licences aux compagnies pétrolières. Cet usage de la force est compris comme un viol du territoire et des populations. L’État viril exprime ainsi sa domination sur le territoire « possédé » par une violence sexuelle exercée contre les populations, elles-mêmes « féminisées » ou « minorisées ».
4. Conclusions
Pour conclure ces quelques remarques, j’aimerais essayer d’apporter quelques éléments de réponse à la question qui m’a été posée de savoir en quoi introduire une perspective féministe dans l’analyse des enjeux juridiques du droit international pourrait être utile pour les diplomates ?
- a) Intégrer une perspective féministe dans la diplomatie et dans la lecture que le diplomate a du droit international, c’est se donner plus de chance d’identifier les structures du patriarcat qui sont profondément enfouies dans les normes, si profond qu’on ne les distingue même plus avec un regard superficiel, parce qu’elles nous paraissent « naturelles ».
- b) Les diplomates sont bien placés pour percevoir ces enjeux – parce qu’ils sont souvent eux-mêmes rangés dans la part « féminine » de l’État : la diplomatie, qui propose justement la discussion, l’intercompréhension, la rencontre de l’altérité, alors que l’armée incarne par excellence sa part « masculine » – confrontation, bataille, usage de la force…
En principe la promotion d’une diplomatie féministe devrait renforcer la diplomatie tout court – dans la mesure où elle approfondit et où elle fonde autrement une certaine appréhension diplomatique des relations avec l’Autre et peut rétroagir sur les équilibres et les priorités établies au sommet de l’État, voire rétroagir sur la compréhension de l’État lui-même. - c) Il y a des répercussions sur une éthique professionnelle du diplomate et de la pratique du droit international. J’ai soutenu qu’il existe une éthique cosmopolitique de la pratique juridique, qui pourrait aussi bien être qualifiée d’éthique féministe de la pratique juridique[5]. De la même manière, on pourrait penser une éthique cosmopolitique et féministe de la pratique diplomatique. Une telle pratique consisterait en une ascèse obligeant le praticien à sortir de son attitude solipsiste naturelle qui tend à réduire l’Autre au Même, ceci afin de s’exercer à considérer l’Autre dans son altérité propre. Pour parler comme Emmanuel Lévinas, il s’agit de considérer l’autre dans sa part d’infini non susceptible de saisie dans une totalité qui est celle du sujet solipsiste.
Lévinas a tout dit en conclusion de Totalité et infini : « Aux antipodes du sujet vivant dans le temps infini de la fécondité, se situe l’être isolé et héroïque que produit l’État par ses viriles vertus »[6].
Dans ce texte, la fécondité renvoie à l’attitude du sujet qui cherche sa continuité dans l’Autre (dans le respect de son altérité radicale), tandis que l’État « viril » (le sujet solipsiste par excellence) recherche sa continuité en lui-même – il cherche à persévérer dans son être, à faire de l’Autre un Même.
Il y a aussi nécessairement des répercussions sur les objectifs qu’une diplomatie féministe devrait s’assigner et sur la forme qu’elle devrait prendre.
5. Recommandations
1. La diplomatie féministe doit être pensée comme un élément d’une diplomatie des droits humains bien conçue
On ne peut pas concevoir une diplomatie féministe sans la replacer dans le contexte plus large d’une diplomatie des droits humains – parce que l’enjeu de l’égalité entre hommes et femmes et de la fin du patriarcat n’implique pas seulement de remettre en cause le statut ou la place des femmes dans la société ou dans le droit international mais la manière dont la société et le droit articule la question du genre.
De plus la question du genre est elle-même indissociable d’autres rapports de pouvoirs, qui impliquent d’autres formes de discriminations – c’est l’idée avancée par l’approche intersectionnelle qui fait qu’on ne peut pas, par exemple, isoler la problématique des inégalités hommes-femmes de celle des inégalités sociales et économiques, voire des inégalités dites de « races »[7].
Enfin, la défense des droits des femmes est inséparable d’une réflexion plus large sur le genre. Selon la définition que l’on donne du « féminisme », il y a toujours un risque de dérive de l’action à partir d’une mauvaise compréhension de « la place de la femme dans la société » du fait d’une essentialisation du féminin. La diplomatie féministe devrait se concevoir en même temps comme une diplomatie queer – se défiant des catégorisations sociales et des assignations de genre – et seule une approche par les droits humains permet d’éviter cet écueil par le croisement que ce corpus normatif de toutes les formes de discriminations et d’exclusions.
2. La diplomatie féministe doit aboutir à un rééquilibrage entre les priorités de la politique étrangère d’un État
Si l’on veut pousser le raisonnement jusqu’à ses ultimes conséquences, il n’y a pas de diplomatie féministe possible sans changer les structures profondes du droit international, – ce qui peut sembler impossible.
À plus court terme, la réalisation d’une diplomatie féministe nécessite un rééquilibrage entre les priorités de la politique étrangère d’un État, y compris les équilibres délicats à établir entre vision stratégique/sécuritaire et vision diplomatique – ce qui est un arbitrage qui ne relève pas complètement du ministère des affaires étrangères mais du sommet de l’État.
La difficulté persistante réside dans la marginalisation ou la disqualification de certaines pistes considérées comme « féminines » « irréalistes » ou « accessoires » (l’intendance… les problèmes « ménagers » …) au profit d’autres pistes « masculines » « sérieuses » (la stratégie, la sécurité, l’énergie, les intérêts économiques…), et cela alors même que d’un point de vue stratégique et « sérieux », ces déséquilibres nuisent à nos intérêts.
Qui ne s’est pas retrouvé un jour « disqualifié » pour des propositions jugées « pas sérieuses » parce que fondamentalement pas suffisamment « réalistes » – un terme souvent utilisée pour désigner la solution testostéronée – « rationnelle », avec une prise en considération « réaliste » des pouvoirs en présence etc. ?
Personnellement je me suis vu opposé de nombreuses fois cet argument d’irréalisme : le « ça n’est le moment », que l’on m’a opposé maintes fois à une proposition de réforme, et qui porte comme message implicite : « vous n’êtes pas sérieux. Nous, on travaille dans la réalité, on est sérieux, on est au contact avec le vrai pouvoir, vous vous êtes dans l’utopie, c’est le monde des bisounours etc. ». Au passage je note que cette disqualification masculiniste s’applique tout autant au discours des femmes qu’à celui des enfants (les deux catégories de personnes mineures et « protégées » de la maisonnée). La force du discours de Greta Thunberg, à la fois enfant et fille, c’est de retourner l’argument contre les hiérarques masculins : « c’est vous qui n’êtes pas réalistes, vous vous bercez de mots, bla bla bla, vous êtes dans vos rêves et nous, nous subissons la réalité de plein fouet. En plus, nous avons des arguments scientifiques que nous comprenons bien, donc la rationalité [valeur virile par excellence, là où « l’émotion » est évidemment « féminine »] est de notre côté, pas du vôtre… ».
Comment établir un meilleur équilibre et en quelque sorte dé-masculiniser la politique étrangère ? Le double langage et les contradictions sont inévitables dans la conduite d’une politique étrangère, parce que la défense de certains intérêts nationaux est elle-même inévitable, dans un monde où tous les États agissent de manière plus ou moins testostéronée – et la France n’est certainement pas le plus « masculiniste » des États.
Il faut assumer cet écart, tout en travaillant à réduire lorsque cela est possible.
3. La diplomatie féministe exige d’évaluer les politiques et les opérations menées à partir d’une grille d’évaluation fondée sur les droits humains dans une perspective féministe
Une des difficultés provient du fait que l’on évalue peu (ou pas) les politiques qui ont été menées – il faudrait pouvoir évaluer différentes politiques dans différents domaines ou sur différents terrains avec une grille de lecture critique travaillée à la lumière d’une perspective « droits humains » et donc, nécessairement, féministe.
Je ne peux de mon côté parler que de ce que je connais : en 25 ans aux Nations Unies, j’ai connu des périodes où la France avait une politique bien plus active en matière de droits de l’Homme. Je dois bien constater que depuis plusieurs années la diplomatie droits de l’Homme est en sourdine et en tout cas il n’existe aucune réflexion de fond sur le sujet – d’une certaine manière, la diplomatie féministe est bien plus mise en valeur que la diplomatie des droits humains – alors que je ne vois pas comment on peut dissocier les deux.
[1] Cour Permanente de Justice Internationale, Affaire des concessions Mavrommatis en Palestine, Série A, n°2, 30 août 1924, p. 12.
[2] Résolution de l’Assemblée générale 62/67 du 6 décembre 2007.
[3] Haut Conseil à l’égalité entre les femmes et les hommes, La diplomatie féministe : d’un slogan mobilisateur à une véritable dynamique de changement ? Rapport n°2020-09-22 DIPLO-44 publié le 4 novembre 2020, notamment p. 35 : « Au-delà des actions de plaidoyer diplomatique, le HCE insiste donc sur la nécessité de renforcer la prise en compte des enjeux de la diplomatie féministe, afin de les placer de manière plus systématique au cœur de l’action extérieure de la France, dans tous les domaines, y compris dans ceux de la politique de sécurité et de défense, ou la politique économique et commerciale. »
[4] LasTesis est un collectif artistique féministe originaire de Valparaiso au Chili qui s’est fait connaître en 2019 grâce à la chanson « Un violeur sur ton chemin » et à la chorégraphie qui l’accompagne, reproduite dans des manifestations massives, en particulier pour répondre aux violences policières contre les femmes lors des mouvements sociaux au Chili. La chanson proclame : « El Estado opresor es un macho violador ».
[5] Olivier de Frouville, « Le jugement cosmopolite : réflexion sur l’éthique de la pratique juridictionnelle. A propos des “affaires du niqab” devant la Cour européenne des droits de l’homme et le Comité des droits de l’homme des Nations Unies », in V. Zuber, E. Decaux, A. Boza (dir.), Histoire et postérité de la Déclaration universelle des droits de l’homme. Nouvelles approches, Presses universitaires de Rennes, 2022, pp. 179-201.
[6] Emmanuel Levinas, Totalité et infini. Essai sur l’extériorité, M. Nijhoff, 1971, Le livre de Poche, 1990, p. 343.
[7] Ce terme renvoyant lui-même nécessairement aux conceptions « racistes » qui opèrent une différenciation au sein de l’humanité entre différents groupes humains à partir de critères arbitraires tels que la couleur de peau. La « race » est en soi un concept « raciste » et qui par conséquent ne peut opérer qu’en vue de désigner des discriminations fondées sur des motifs arbitraires.