N. 18 - 2020

Louis Joinet : un expert indépendant pour Haïti.

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Je suis très heureux de participer aux hommages bien mérités rendus à Louis Joinet que j’ai rencontré le 3 mai 2010 par l’entremise du professeur Emmanuel Decaux. C’était à l’occasion d’une journée d’étude organisée par le Centre de recherche sur les droits de l’homme et le droit humanitaire (CRDH) de l’Université Paris 2 dont j’étais alors un doctorant, en partenariat avec le Centre culturel irlandais de Paris, sur Les nouvelles fonctions du Conseil des droits de l’homme des Nations Unies : entre droit, diplomatie et expertise. Louis Joinet en présidait la troisième table ronde : Procédures et mécanismes du Conseil des droits de l’homme.

Mais cette rencontre entre un Haïtien et un expert indépendant sur les droits de l’homme en Haïti de 2002 à 2008, est marquée de symbolismes, car 2010 n’est pas une année comme les autres. C’est l’année du séisme dévastateur qui a ravagé Port-au-Prince et ses environs, avec d’importants dégâts matériels et humains. Pour exprimer une solidarité sans réserve, Louis Joinet m’a salué avec des accolades comme si nous étions des amis de longue date. S’enchaine alors une conversation touchant d’abord les nouvelles à titre personnel – puisque c’était coutumier de demander à tout Haïtien comment allaient ses proches – avant de déboucher sur la justice, l’aide humanitaire et l’avenir du pays et des droits de l’homme en son sein, avec un retour sur son mandat dans un contexte complexe.

Par la suite, dans le cadre de mes recherches doctorales ayant touché la contribution des procédures spéciales du Conseil des droits de l’homme à la promotion de l’État de droit en Haïti[1], j’ai eu le plaisir de lire les rapports et les prises de positions de Louis Joinet lors de conférences de presse à la suite de ses visites en Haïti. J’en retiens que s’il n’est généralement pas aisé de cerner l’étendue de la contribution d’une procédure spéciale des Nations Unies, Louis Joinet, c’est l’expert indépendant sur la situation des droits de l’homme qui a pris à bras le corps son mandat pour promouvoir les droits de l’homme en Haïti. Il a ainsi contribué à poser les bases d’une institutionnalisation visant l’instauration de l’État de droit dans une situation particulièrement difficile, un legs qui exige un effort d’appropriation dans un contexte de crises inspirant peu d’optimisme au double niveau national et international, alors qu’il importe de consolider les acquis.

Le magistrat français est devenu expert indépendant sur la situation des droits de l’homme en Haïti après le juriste sénégalais Adama Dieng qui avait décrit les déboires du système de justice et l’impunité qui règne en Haïti. Dès lors, d’une certaine manière, son mandat s’inscrit dans le prolongement de la résolution 1995/70 de la Commission
des droits de l’homme du 8 mars 1995. En effet, avec une certaine adaptation du mandat au contexte changeant, l’expert indépendant était chargé « d’apporter une assistance au gouvernement haïtien dans le domaine des droits de l’homme, d’étudier l’évolution de la situation dans le pays à cet égard, de vérifier qu’Haïti s’acquitte de ses obligations en la matière et de faire rapport (…) ». Le contexte de l’intervention de Louis Joinet rime ainsi avec les décisions prises par les Nations Unies en vue de contribuer à la démocratisation du pays après le coup d’État perpétré par des membres des forces armées d’Haïti contre Jean-Bertrand Aristide en 1991 et les mesures envisagées après son retour d’exil dans le cadre du « retour à l’ordre constitutionnel », afin d’instaurer l’État de droit.

Il s’agissait en effet pour l’O.N.U de répondre à une série de crises politiques marquées par des élections trop souvent frauduleuses; un manque de dialogue entre le parti au pouvoir toujours soupçonné d’illégitimité et les partis politiques rangés dans un concept fourre-tout d’opposition qui exige un changement jamais clairement exprimé; une société civile qui cherche sa voie dans une vie démocratique introuvable comme le souligne le sociologue Laënnec Hurbon; un système de justice et des institutions de sécurité et de défense des droits de l’homme trop faibles et souvent instrumentalisés, incapables de protéger les droits contre des dérives, y compris les atteintes déraisonnables à la liberté d’expression dans une culture ravagée par la rumeur.

Pour comble d’infortune, ravagé par des crises humanitaires, le pays voyait la situation économique exsangue exacerbée par la suspension de l’aide internationale deux fois en moins de dix ans, accentuant la crise alimentaire comme ayant conduit à des émeutes de la fin en 2008. Louis Joinet a été témoin des enjeux juridiques posés pour l’imputabilité des violations fréquentes des droits de l’homme commises par l’État et des acteurs non étatiques dans le contexte du gouvernement de transition après le départ forcé d’Aristide en 2004. Dirigé par deux juristes, le président provisoire Boniface Alexandre et le premier ministre Gérard Latortue, ce gouvernement présumé favorable à la réforme de l’administration de la justice, a pu également organiser des élections ayant conduit au pouvoir, le feu René Garcia Préval en 2006, ainsi qu’à un parlement en fonction, sous l’œil de la communauté internationale alors présente avec la Mission de stabilisation d’Haïti (MINUSTAH) déployée en 2004. Celle-ci a été remplacée en 2017 par la Mission des Nations Unies pour le soutien de la justice en Haïti (MINUJUSTH), chargée de renforcer l’État de droit, le système de justice et la promotion de la protection des droits et des libertés.

Malgré ce contexte particulièrement tumultueux, qui a même conduit à des critiques contre sa position qualifiant d’affrontements entre groupes rivaux – opposition et partisans du pouvoir – dans les malheureux évènements connus sous le nom de massacre de la Scierie à Saint-Marc en 2004, Louis Joinet a pu léguer une contribution à l’État de droit qui mérite d’être appréciée à sa juste valeur. Comme l’a reconnu le représentant d’Haïti, M. Jean-Claudy Pierre, lors des débats sur le dernier rapport présenté au Conseil des droits de l’homme par Louis Joinet, celui-ci reste « l’Expert indépendant [qui a fait] de son mieux pour cerner et interpréter une situation complexe »[2]. Un bilan sommaire permet ainsi d’apprécier la contribution vivante de ce grand juriste, en soulignant ses enjeux pour le présent et l’avenir des droits de l’homme en Haïti.

Les cinq rapports présentés par Louis Joinet constituent une source d’informations de première importance, avec une fine analyse juridique d’un expert indépendant touchant une page d’histoire qui fourmille de leçons sur la quête de l’État de droit dans ce pays ayant amorcé sa démocratisation avec l’adoption de la Constitution de 1987 après la chute de la dictature des Duvalier en Haïti[3].

Réduite à sa plus simple expression, son legs réside dans les passerelles qu’il a créées à trois niveaux : le dialogue politique pour renforcer les droits renforçant la démocratie, la réforme de la justice, ainsi que d’autres institutions nécessaires au renforcement de l’État de droit. Cela est d’autant plus utile que son œuvre a trouvé un prolongement dans le travail de ses deux successeurs, le français Michel Forst et le colombien Gustavo Gallón.

D’abord, face à de violations des droits à la liberté d’expression et de partis politiques sur la corde raide dans leurs positions extrêmes, l’expert indépendant a encouragé le dialogue, d’une part, pour l’expression du pluralisme politique incluant la liberté de se réunir pacifiquement afin d’encourager des pratiques démocratiques dans le pays. Je me rappelle que lors de notre conversation, Louis Joinet a souligné que la lutte pour la démocratie en Haïti demeure une tâche ardue, qu’il convient de mener avec doigté. Il a clamé de nouveau que « pour assurer le retour à un État de droit, il ne suffit pas d’organiser des élections et de se doter d’un Parlement, [mais que doive se forger] une culture de partis politiques ».

Il a vu juste. Après son mandat, les élections ont été marquées par des contestations tant en 2010 qu’en 2015, conduisant à une autre période de transition en 2016-2017. Depuis janvier 2020, le pays est dirigé par décret, sans parlement fonctionnel, les élections législatives ayant été retardées, alors que la présidentielle annonce déjà les couleurs, avec des débats houleux sur la durée du mandat présidentiel. Ces vides institutionnels, au cœur de la vie politique d’Haïti, ont d’ailleurs amené l’expert indépendant à proposer des règles spéciales dans le cadre de transitions, pour régir la responsabilité et l’imputabilité des violations des droits de l’homme à l’État, en distinguant des cas de violations commises en « violation de la loi» par l’État, de celles découlant de cas de « non-applicabilité de la loi», en raison de la carence de l’État, avec un double manque d’infrastructures judiciaires et de personnel. L’expert indépendant s’est réjoui de ce que ses rapports sont cités par la Cour Interaméricaine des Droits de l’Homme dans des affaires contentieuses contre l’État haïtien, signe encourageant pour le travail d’un expert indépendant, contribuant ainsi à la protection juridictionnelle du respect des droits de l’homme.

Louis Joinet a, d’autre part, appelé de ses vœux un amendement constitutionnel, malgré les obstacles posés par les exigences de forme et de fond de la Constitution haïtienne de 1987. À cette fin, le juriste a invoqué le droit international pour aborder la question de la double nationalité pour permettre à toutes les Haïtiennes et tous les Haïtiens de participer aux affaires publiques du pays. La publication en 2012 de la constitution amendée reconnaissant la double nationalité avec des limites, a montré toute la sensibilité de cette question avec des controverses qui n’appellent depuis qu’à un autre amendement à la fois plus légitime et plus adapté à la réalité.

Ensuite, Louis Joinet, c’est l’expert indépendant qui a commencé le plaidoyer pour la réforme de la justice avec la promotion d’une réforme institutionnelle touchant l’Ecole de la Magistrature, la création du Conseil supérieur du pouvoir judiciaire et le statut de la magistrature. Cette institutionnalisation, introduite d’abord par décret, consolidée par l’adoption de trois lois en 2007 et complétée par un Conseil constitutionnel, mérite d’être saluée lorsqu’on tient compte de pratiques douteuses dans les nominations de juges auparavant dans le système, pour les 18 juridictions du pays. C’est dire qu’il faudrait plus de volonté politique pour renforcer ces acquis avec des actions visant à rendre opérationnel le Conseil constitutionnel, tout en mettant plus d’accent sur la formation et le traitement des acteurs de la justice en bonifiant leurs conditions de travail, avec le soutien d’une coopération internationale ancrée dans la francophonie, et surtout en travaillant à garder l’autorité judiciaire indépendante, question qui appelle une réforme en profondeur de l’institution du parquet en Haïti. En effet, celle-ci favorise trop souvent l’immixtion des pouvoirs exécutif et législatif dans le judiciaire, défi sur lequel insistait Louis Joinet. Celui qui a promu une réforme pénale aurait regretté que celle-ci soit malmenée par un vide législatif ayant conduit à la publication par l’exécutif d’un décret portant un nouveau code pénal en juin 2020. L’absence de bénédiction du parlement absent a non seulement soulevé des critiques sur la constitutionnalité de la démarche, mais a également conduit à évoquer des manigances entourant la publication du décret, controverses ayant poussé la commission de réforme pénale à clarifier la teneur d’articles du nouveau Code pénal, envoyant un message difficilement compréhensible par la population[4].

Enfin, je resterai marqué par toute l’attention portée par Louis Joinet à d’autres institutions sans lesquelles l’État de droit ne saurait prospérer : la police, l’administration pénitentiaire, l’Institut médico-légal, un bureau d’aide juridique, ainsi que le rôle de la société civile en son sein. Le risque de morcellement et de politisation existe, mais on doit reconnaître un développement évolutif de la société civile dans le pays, l’expertise et la construction d’une voix crédible de ceux que Joinet a appelés les « justes » parmi ces acteurs constituant une voie à consolider pour le changement. Une place à part mérite d’être accordée à l’Office de protection du citoyen, alors ombudsman ayant retenu l’attention de l’expert indépendant. Devenu Institution nationale des droits de l’homme conforme aux Principes de Paris avec le soutien de son successeur Michel Forst, cette institution a besoin de plus d’indépendance, avec des moyens pratiques, pour perpétuer l’œuvre de sa première titulaire, la respectée Florence Elie.

Sur les défis actuels et à venir, Louis Joinet qui a soulevé l’incompatibilité au droit international de pratiques de groupes armés, des militaires démobilisés, comme des forces de sécurité de l’État notamment en matière de détention arbitraires, serait préoccupé par l’insécurité qui gangrène le pays. Les forces de sécurité et de défense, avec la remobilisation ses forces armées d’Haïti en 2017 dans un contexte plutôt tendu, marqué par un manque de consultations et de moyens pour professionnaliser les corps et civiliser la justice militaire, paraissent pour le moins en difficultés. Cet été 2020, l’insécurité a conduit à l’assassinat d’un éminent juriste, docteur en droit de l’Université d’Aix-Marseille, bâtonnier de l’ordre des avocats de Port-au-Prince et professeur de droit constitutionnel, Me Monferrier Dorval.  Cet acte tragique se veut, selon le professeur Patrick Pierre-Louis, une « manifestation monstrueuse de puissance nue visant à consacrer symboliquement la mort du droit » dans le pays. C’est dire qu’il faudra tout faire pour que le droit triomphe dans ce pays, avec un système de justice qui puisse contrer la banalisation du droit à la vie.

Louis Joinet a également reconnu d’autres défis pour l’avenir d’Haïti. Il a mentionné les droits économiques et sociaux qui n’ont pas obtenu jusque-là l’attention qu’ils méritent dans la coopération avec Haïti. Ce fin connaisseur du contexte de l’action internationale en Haïti a formulé des réserves sur un souhaitable déploiement effectif de l’aide internationale entourant la reconstruction du pays après le séisme du 12 janvier 2010. Effectivement, la situation humanitaire allait même être aggravée par l’épidémie de choléra impliquant la MINUSTAH. Joinet a exprimé la crainte de voir des efforts accomplis remis en cause tant par un manque de volonté politique que par un contexte marqué par la pauvreté qui nourrit la violence et l’impunité.

D’une certaine manière, la lutte contre la pauvreté dans un contexte de crises politiques, économiques et humanitaires, exacerbé par la pandémie de Covid-19, reste un enjeu majeur pour Haïti et la communauté internationale dans la protection des droits et libertés en Haïti dans l’esprit de Louis Joinet. Les acteurs, en premier l’État et le peuple haïtiens, gagneraient à œuvrer pour une appropriation des exigences de l’État de droit en Haïti. En ce sens, le défi demeure une approche transversale faisant le lien entre les dimensions politique, économique, sociale et culturelle du changement social attendu dans ce pays avec une histoire complexe. Alors qu’ils constituent un défi de taille en raison du contexte géopolitique d’Haïti et des reculs de l’action multilatérale, la volonté politique et le dialogue entre acteurs nationaux et internationaux pour la définition d’un but commun sont essentiels. Le changement social misant sur l’État de droit pour l’épanouissement du genre humain en Haïti doit être pensé dans la consultation et la participation, car comme on le dit en créole, Fòse moun fè sa yo pa vle fè, se tankou eseye plen lanmè ak wòch[5].

C’est dire que Louis Joinet dont les travaux ont conduit à des résultats notamment en matière de la réforme de la justice, a jeté les passerelles pour faire avancer la quête de la démocratie, le progrès en matière des droits de l’homme et de l’État de droit, avec la promotion d’institutions pouvant contribuer à la lutte contre l’impunité. Expert indépendant, il a dit ‘’tout haut’’ ce que tout le monde dit « tout bas ». Ses rapports demeurent des outils pour le changement, qui peuvent être mobilisés à tout moment. Ses successeurs ont d’ailleurs montré un bel exemple de continuité d’un mandat par pays avec des adaptations et du sang neuf de chaque titulaire, mais dans une logique de cohérence. Il serait souhaitable qu’Haïti revoie sa politique de coopération en matière des droits de l’homme dans la quête du changement tellement souhaitable pour ce beau pays. D’une certaine manière, le travail d’une procédure spéciale est comme un arbre que l’on plante. Si celui-ci est soigné par l’État, avec de la volonté politique, il donne des fruits. C’est dire que Louis Joinet, que je remercie, est l’expert indépendant ayant construit des passerelles dans le cadre de la promotion des droits de l’homme et l’instauration de l’État de droit en Haïti dans un contexte complexe. 

[1] Voir Mulry Mondélice, Le droit international et la construction de l’État de droit : enjeux et défis de l’action internationale à travers l’exemple d’Haïti [thèse de doctorat], Université Laval et Université Paris 2-Panthéon-Assas, 2005.

[2] Conseil des droits de l’homme : Louis Joinet présente son dernier rapport en tant qu’expert indépendant sur la situation en Haïti, Communiqué de presse, 17 juin 2008, en ligne. <https://reliefweb.int/report/haiti/conseil-des-droits-de-lhomme-louis-joinet-présente-son-dernier-rapport-en-tant-quexpert>.

[3] Nations Unies, Conseil Économique et Social, Rapport sur la situation des droits de l’homme en Haïti présenté par l’expert indépendant Louis Joinet,(E/CN.4/2003/116) ; E/CN.4/2004/108, 21 janvier 2004; E/CN.4/2005/123, 24 janvier 2005; E/CN.4/2006/115,26 janvier 2006 ; A/HRC/4/3, 2 février 2007.

[4] Anciens membres de la Commission présidentielle pour la réforme de la justice, « Mise au point des auteurs du nouveau Code pénal », Le Nouvelliste, 19 juillet 2020, en ligne, <https://lenouvelliste.com/article/218834/mise-au-point-des-auteurs-du-nouveau-code-penal>.

[5]  En alphabet phonétique international : [fͻse mun fε sa jo pa vle fε se tɑ̃ku eseje plɛ̃ lamε ak wͻʃ], signifiant : lorsque que l’on force des gens à faire ce qu’ils ne veulent pas, c’est comme essayer de remplir l’océan avec des cailloux (traduction libre).