N. 22 - 2024

Note sous Comité pour l’élimination de la discrimination à l’égard des femmes, Alonzo et autres c. Philippines, 17 février 2023, communication n° 155/2020, U.N. doc. CEDAW/C/84/D/155/2020

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Le 8 mars 2023 ont été rendues publiques les constatations adoptées par le Comité pour l’élimination de la discrimination à l’égard des femmes (ci-après le « Comité ») dans l’affaire Alonzo et autres. Une date symbolique pour une affaire relative au phénomène des « femmes de réconfort » aux Philippines.

Par cette expression sont désignées les jeunes filles qui, entre 1932 et 1945, ont été réduites au rang d’objet sexuel, mises à disposition des soldats japonais dans des établissements dédiés (les « maisons de réconfort »). Les auteures de la communication (ci-après les « auteures ») sont précisément des rescapées de l’une de ces institutions établies aux Philippines. Au cours de leur détention, elles ont été victimes de diverses formes de violences (viols, tortures, conditions de détentions inhumaines), ce qui a affecté sur le long terme leur santé tant physique que mentale (§ 2.2). Toutefois, et sans prendre en considération les prétentions des victimes de ce système d’esclavage sexuel institutionnalisé, les Philippines ont signé en 1951 un traité de paix avec le Japon (ci-après le « traité de paix »), concédant une renonciation à toute réclamation pour les actes commis par l’armée japonaise durant la guerre (§§ 2.4 et 8.4). Elles ont dû attendre 1995, et l’établissement par le Japon d’un Fonds pour les femmes asiatiques (ci-après le « Fonds ») pour pouvoir prétendre à une indemnisation de leur préjudice. Mais, perçu comme un « projet d’expiation », mobilisant des fonds privés plutôt que publics, les auteures ont refusé d’en bénéficier (§ 2.6).

En 1998, les auteures ont demandé aux entités gouvernementales philippines de les soutenir dans leur volonté de porter plainte contre les autorités et officiers du Japon. Celles-ci s’y sont refusées (§ 2.7). Le Center for International Law Manila, représentant les auteures, a donc saisi la Cour Suprême pour contraindre lesdites autorités à soutenir leurs réclamations. Par une décision de 2010, la Cour a rejeté la requête, position maintenue à la suite des demandes de réexamen (§§ 2.8 et 2.9). Après l’échec de ces procédures, les demandes des auteures ont été portées devant la Rapporteuse spéciale sur les formes contemporaines d’esclavage et celle sur la violence contre les femmes et les filles. Cette dernière, accompagnée de deux autres Rapporteurs spéciaux, a prié les Philippines de formuler des observations sur les allégations des auteures. L’État a maintenu sa position (§ 2.11).

Les auteures demandent ainsi au Comité d’établir, d’une part, que le refus des Philippines à soutenir leurs demandes à l’encontre du gouvernement japonais les a soumis à une discrimination « permanente », en violation des articles 1er et 2 b) et c) de la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discriminations à l’égard des femmes (ci-après la « Convention »). D’autre part, elles estiment que la violence qu’elles ont subie s’apparente à une « traite de personnes à des fins sexuelles » que les Philippines sont pourtant tenues de réprimer en vertu de l’article 6 de la Convention.

Au stade de son examen de la recevabilité des communications (§ 8.1), deux questions ont retenu l’attention du Comité.

Il s’agissait dans un premier temps de s’assurer que la requête n’était pas insuffisamment motivée ou manifestement mal fondée (Protocole facultatif à la Convention, ci-après le « Protocole », article 4 § 2 c)). La question ne s’est cependant posée qu’à l’égard de la violation supposée de l’article 6 qui requiert des États parties de prendre « toutes les mesures appropriées […], pour supprimer, sous toutes leurs formes, le trafic des femmes et l’exploitation de la prostitution des femmes ». Le Comité a considéré que, compte tenu de la renonciation de son droit à réclamation par le traité de paix, les Philippines ne pouvaient se voir opposer les griefs des auteures, fondés sur le système des « femmes de réconfort » mis en place pendant la guerre. Le Comité ne semble donc pas envisager la possibilité que le traité ne puisse prévaloir sur la Convention. Pourtant, et tel que relevé par les auteures, la question aurait pu se poser (§ 7.16). Ainsi, et constatant qu’aucune autre information ne lui avait été communiquée pour soutenir les allégations de violation de l’article 6 de la Convention, il a considéré que les griefs des auteures n’étaient pas suffisamment étayés. En application de l’article 4 § 2 c) du Protocole, il a donc déclaré cette partie de la communication irrecevable (§ 8.4).

Puis, il s’agissait dans un second temps de vérifier que la requête était bien recevable ratione temporis, le Comité étant tenu d’écarter toute requête portant sur des faits antérieurs à l’entrée en vigueur du Protocole (en l’espèce, en 2003), à moins que ceux-ci persistent après (CEDAW, Jeremy Eugene Matson c. Canada, constatations du 14 février 2022, communication n° 68/2014, doc CEDAW/C/81/D/68/2014, § 17.7 ; Protocole, article 4 § 2 e)). Curieusement, le Comité n’a pas identifié de faits mais une discrimination continue des « femmes de réconfort », sans en détailler l’origine. C’est donc en se fondant sur l’existence d’une discrimination qu’il n’a pas encore établi que le Comité justifie la recevabilité ratione temporis de la partie de la requête restante (§ 8.5). Il est toutefois possible d’y voir une réaffirmation implicite de ses observations finales concernant le rapport du Japon où il s’était estimé compétent ratione temporis pour examiner les violations subies par les « femmes de réconfort », constatant que le traitement dont elles ont été victimes les affectait toujours (CEDAW, Observations finales concernant le rapport unique du Japon valant septième et huitième rapports périodiques, 2016, U.N. doc. CEDAW/C/JPN/CO/7-8, § 29).

Pour son examen au fond, le Comité a commencé par relever l’existence d’une discrimination, qu’il a appréciée au regard de divers éléments. Pour ne citer qu’un exemple, il a relevé un traitement privilégié des anciens combattants philippins (majoritairement des hommes) qui, contrairement aux anciennes « femmes de réconfort », jouissent de prestations spéciales (prestations d’éducation, soins de santé, pensions, etc.). Tous sont pourtant des victimes de la guerre (§ 9.2).

C’est finalement sans réelle surprise que le Comité a reconnu la violation par les Philippines de leur obligation d’interdire, par le biais de mesures appropriées, la discrimination à l’égard des femmes (Convention, article 2 § b)) et d’instaurer une « protection juridictionnelle des droits des femmes » égale à celle des hommes et qu’il en garantisse une protection effective (Convention, article 2 § c)). Concrètement, cela signifie que les femmes doivent bénéficier de « voies de recours (…) adéquates, efficaces, rapides, globales et proportionnées au préjudice subi » et qui doivent comprendre des réparations (indemnisation, restitution, ou tout autre forme de mesures visant à garantir la non-répétition des violations). Le Comité n’a pu que constater l’absence de telles mesures, les Philippines n’ayant selon lui pas garanti aux auteures de possibilité pour « faire valoir leurs droits », et ce, à son sens, en dépit de la gravité de la violence qu’elles ont subies (§§ 9.3-9.5 ; CEDAW, Accès des femmes à la justice, Recommandation générale n° 33, 2015, U.N. doc. CEDAW/C/GC/33, § 19). Cette fois-ci, c’est du Fonds – proposant pourtant des indemnisations et auquel les Philippines affirment avoir contribué (§ 6.8) – dont le Comité omet toute référence. Il conclut finalement à la violation par l’État partie des articles 1er et 2 b) et c) de la Convention.

Ainsi, le Comité a fait preuve d’une grande prudence dans sa décision, prenant soin d’éviter les épineuses questions relatives au traité de paix et au Fonds d’indemnisation pour les femmes asiatiques. Néanmoins, et en dépit des incertitudes qui demeurent, cette décision permettra a priori aux auteures d’obtenir une réparation intégrale de leur préjudice, comprenant notamment des excuses publiques (§ 11). Mais surtout, elle permet de faire résonner à l’échelle internationale la voix de toutes les victimes de cet esclavage sexuel institutionnalisé, qui demeure encore bien trop méconnu.