N. 21 - 2023

Note sous Comité contre la torture, X. et Y. c. Suisse, 11 novembre 2022, communication n° 1081/2021, U.N. doc. CAT/C/75/D/1081/2021

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Les auteurs de la communication, X. et Y., sont des époux de nationalité turque qui, bénéficiant depuis 2011 d’un titre de séjour au Kosovo, se sont rendus en Suisse avec leurs deux enfants en août 2020 afin de solliciter l’octroi de l’asile (§ 2.4). Les auteurs fondent leur décision de quitter le Kosovo sur la politique menée depuis 2016 par la Turquie contre les individus liés au mouvement Gülen (§ 2.2) et sur la coopération active du Kosovo dans sa mise en œuvre (§ 2.3). En effet, les auteurs sont directement visés en raison de leur emploi au sein d’écoles gülenistes (§ 2.1). À cet égard, ils font état d’une liste dressée en 2016 par l’ambassade de Turquie au Kosovo dans laquelle 78 individus, dont X., ont été désignés comme appartenant à un mouvement terroriste. Cette liste a entraîné, avec l’aide de représentants kosovars, à l’enlèvement et au transfert de force – et in fine à l’emprisonnement et à la maltraitance –, de six d’entre eux vers la Turquie en 2018 (§ 2.3). Selon les auteurs, le Kosovo coopère avec la Turquie, et aurait notamment gelé les avoirs et fermé les comptes bancaires de toutes les personnes figurant sur la liste (§ 2.4).

Le 29 décembre 2020, leur demande d’asile est rejetée par le Secrétariat d’État aux migrations (ci-après, le « SEM ») au motif que, d’une part, le Kosovo est un pays tiers sûr avec qui la Suisse a conclu un accord de réadmission, et d’autre part que Y. bénéficie déjà du statut de réfugié, lequel pourrait être étendu à son mari X. (§ 2.5). Le Tribunal administratif fédéral, saisi par les auteurs, renvoie le recours au SEM afin que celui-ci examine individuellement leur situation concernant l’hypothèse d’un refoulement vers la Turquie (§ 2.6). Après réexamen, dans la cadre d’une procédure d’asile complète, le SEM aboutit à une décision de rejet qu’il motive par l’absence de preuves d’une future expulsion vers la Turquie (§ 2.8). Le Tribunal administratif fédéral confirme cette décision le 4 mai 2021, en ajoutant que le Kosovo a produit des assurances écrites de réadmission des auteurs et de leurs enfants ainsi qu’une confirmation explicite que ceux-ci ne seraient pas expulsés vers la Turquie. De plus, la juridiction souligne que les auteurs n’ont pas démontré qu’ils couraient un risque personnel ou qu’ils manquaient de protection en cas d’expulsion vers la Turquie (§ 2.9).

Les auteurs ont saisi le Comité contre la torture, le 10 juin 2021. Ils allèguent que leur renvoi vers le Kosovo constituerait une violation de l’article 3 de la Convention puisque tant leur déportation consécutive vers la Turquie que la peur de l’être un jour seraient constitutives de torture (§ 3.1).

Après avoir relevé le respect des conditions de recevabilité énoncées à l’article 22 de la Convention (§ 6.2), le Comité s’attarde sur la question du défaut manifeste de fondement des griefs soulevée par l’État. Si le Comité rejette le grief des auteurs selon lequel ils subiraient de la torture au Kosovo en cas de réadmission pour manque de fondement substantiel (§ 6.4), il considère suffisamment étayé celui d’un risque de torture en cas d’expulsion vers la Turquie (§ 6.5) et rappelle, en ce sens, qu’une personne « ne doit en aucun cas être expulsée vers un autre État duquel elle pourrait par la suite être expulsée vers un troisième État où il y a des motifs sérieux de croire qu’elle risquerait d’être soumise à la torture » (CAT, « Observation générale no 4 (2017) sur l’application de l’article 3 de la Convention dans le contexte de l’article 22 », U.N. doc. CAT/C/GC.4, § 12).

Sur le fond, le Comité procède en deux temps. Tout d’abord, il s’interroge sur la présence d’un « risque personnel, prévisible, réel et actuel » pour les auteurs d’être soumis à la torture en Turquie (voir CAT, constatations du 9 mai 1997, Seid Mortesa Aemei c. Suisse, communication n° 34/1995, U.N. doc. CAT/C/18/D/34/1995, § 9.5), et l’estime établi (§ 7.4). Le Comité s’appuie sur les travaux du Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme (ci-après, le « OHCHR ») et du Rapporteur spécial sur la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, lesquels ont documenté des actes de torture par les autorités turques envers des personnes suspectées d’affiliation à des organisations terroristes – en particulier le mouvement Gülen –, et de leurs conjoints (OHCHR, Report on the impact of the state of emergency on human rights in Turkey, including an update on the South-East : January-December 2017, mars 2018, § 78 ; Conseil des droits de l’homme, « Rapport du Rapporteur spécial sur la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants sur sa mission en Turquie », 37ème session, 2018, U.N. doc. A/HRC/37/50/Add.1, §§ 26 et 70-71).

Ensuite, le Comité entreprend de déterminer le risque d’une telle déportation, pour chacun des auteurs (§ 7.5). S’agissant de X., le Comité relève qu’il n’est pas établi qu’il bénéficie du statut de réfugié au Kosovo, qu’il figure effectivement sur la liste des individus identifiés comme appartenant au mouvement Gülen et que six d’entre eux – dont cinq étaient des collègues de X. – ont été déportés avec l’aide des services de renseignement kosovars vers la Turquie (§ 7.6). Par ailleurs, il note que le Kosovo n’est pas partie à la Convention, et ne semble pas vouloir se conformer aux obligations qui lui incombent en vertu du droit international (Conseil des droits de l’homme, Groupe de travail sur la détention arbitraire, avis n° 47/2020, 88ème session, 2020, U.N. doc. A/HRC/WGAD/2020/47, §§ 38-39). Au regard de ce qui précède, le Comité considère que X. court actuellement un risque réel et prévisible d’être transféré du Kosovo vers la Turquie en cas de renvoi vers le Kosovo (§ 7.7). Pour ce qui est de Y., le Comité retient qu’elle bénéficie d’une protection et qu’elle ne figure pas dans la liste (§ 7.8). Pour autant, le Comité considère que, par son statut d’épouse de X., il pèse sur elle un risque similaire de déportation, en raison d’une pratique récurrente et systémique de la Turquie de détenir arbitrairement les épouses de personnes suspectées d’appartenance à une organisation terroriste (§ 7.8 ; Conseil des droits de l’homme, « Rapport du Rapporteur spécial sur la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants sur sa mission en Turquie », précité, § 78).

Cette reconnaissance d’une violation de l’article 3 à l’égard de Y. ne s’écarte pas de la position de principe du Comité selon laquelle les liens familiaux ne sont pas en soi un motif suffisant pour reconnaître un risque de torture sous l’angle de l’article 3 de la Convention (CAT, constatations du 2 mai 2003, M. V. c. Pays-Bas, communication n° 201/2002, U.N. doc. CAT/C/30/D/201/2002, § 7.3 ; constatations du 17 novembre 2003, Hanan Ahmed Fouad Abd El Khalek Attia c. Suède, communication n° 199/2002, U.N. doc. CAT/C/31/D/199/2002, § 12.3). Si des liens de parenté constituent des motifs sérieux de risque d’être soumis à la torture lorsqu’il existe une pratique établie de la part de l’État d’infliger des actes de torture pour ce simple fait, ils ne la permettent pas à eux seuls.

Finalement, il convient de relever que le Comité en a profité pour rappeler que des assurances diplomatiques ne doivent pas « être utilisées pour contourner le principe de non-refoulement […] lorsqu’il y a des motifs sérieux de croire que l’intéressé risque d’être soumis à la torture dans cet État » (CAT, Observation générale n° 4, précitée, § 20), a fortiori dans la présente situation, où le Comité a souligné leur caractère lapidaire et dénué d’un réel engagement du Kosovo. Il s’agissait d’un courrier électronique du département du ministère de l’Intérieur en charge de la citoyenneté, de l’asile et de la migration, et non du gouvernement du Kosovo, qui de surcroît, était silencieux sur ce qu’il adviendrait des auteurs s’ils venaient à perdre le statut de réfugié à la suite de pressions par la Turquie pour prohiber le mouvement Gülen (§ 7.9).