Les droits de l’homme sont souvent un enjeu diplomatique dans les relations internationales. L’adoption même de la Déclaration universelle en 1948 est un exemple réussi de défense des droits de l’homme par la diplomatie puisque sa création est le résultat de négociations diplomatiques entre les États membres de l’ONU.
C’est aussi la Déclaration universelle qui a jeté les bases du droit européen des droits de l’homme. L’année suivant l’adoption de la Déclaration, en 1949, a été créé le Conseil de l’Europe qui est devenu l’organisation régionale européenne de mise en œuvre des normes de protection des droits de l’homme inscrites dans la Déclaration universelle et les autres instruments des Nation Unies.
Le Conseil de l’Europe regroupe 46 États membres et se veut le gardien des droits de l’homme, de la démocratie et de l’état de droit dans le continent européen. Le Conseil de l’Europe sert surtout de référence sur le plan des valeurs et est devenu la « conscience de l’Europe », à une époque où celle-ci est beaucoup décriée et les valeurs en question sont parfois remises en cause.
Aujourd’hui, il n’est pas rare que l’engagement de l’Europe envers les droits de l’homme soit remis en question dans les enceintes internationales. L’accusation d’utiliser le « deux poids deux mesures » revient de plus en plus souvent et nuit beaucoup aux efforts diplomatiques européens dans le domaine des droits de l’homme.
Si on revient aux fondamentaux, l’événement que nous célébrons aujourd’hui, l’adoption de la Déclaration universelle était surtout une promesse faite au monde entier, et le début d’un chemin basé sur le socle de l’article 1er, celui de l’égale dignité de tous les êtres humains. A cette époque, sur ce chemin, l’Europe avait – ou était perçue comme ayant- indéniablement de l’avance. 75 ans plus tard, le tableau a beaucoup changé et le sentiment d’enthousiasme vis-à-vis du rôle et de la place de l’Europe dans la promotion la défense des droits de l’homme est bien plus mitigée.
Ma trajectoire personnelle est intimement liée à celle du Conseil de l’Europe et j’ai vécu la plupart des grands bouleversements qui ont jalonné l’histoire de cette Organisation, à laquelle je crois toujours, tout en étant consciente de ses forces et de ses faiblesses.
Je pense sincèrement que l’on peut tirer une vraie fierté de ce qui a été réalisé par l’Europe collectivement depuis 75 ans pour réaliser la promesse faite lors de l’adoption de la Déclaration universelle. Nos systèmes sont aujourd’hui parmi les plus avancés au monde, mais il n’y a pas de place à la complaisance car un certain nombre de craquements de plus en plus forts dans ces systèmes devraient nous réveiller.
Alors, qu’est-ce-qui a bien marché, qu’avons-nous réussi à bâtir, nous européens, par la diplomatie des droits de l’homme ?
Tout d’abord, nous avons réussi à faire de l’Europe la première région du monde où la peine de mort n’existe plus.
C’est en effet le Conseil de l’Europe qui a créé une zone sans peine de mort dans ses 46 États membres et cela en plusieurs étapes, dont la dernière, en 2002, est très importante : l’adoption du Protocole 13 à la Convention européenne des droits de l’homme abolissant la peine de mort en toutes circonstances, c’est-à-dire également en temps de guerre ou de menace imminente de guerre. Les réserves ou dérogations au Protocole ne sont pas possibles.
Ensuite, et c’est aussi une très grande avancée, la mise en place du système de la Convention européenne des Droits de l’Homme, qui est sans conteste l’étape la plus élaborée pour la garantie collective de nombreux droits énoncés dans la Déclaration universelle.
La Convention protège un ensemble de droits fondamentaux tels que le droit à la vie, l’interdiction de la torture, le droit à la liberté et à la sécurité, le droit à un procès équitable, la liberté d’expression, la liberté de pensée, de conscience et de religion.
Ces droits et libertés sont garantis à toute personne relevant de la juridiction des États membres du Conseil de l’Europe. Et le mécanisme de la Convention, la Cour européenne des Droits de l’Homme, garantit que les principes de la Convention sont respectés et mis en œuvre dans les États membres.
Enfin, en vue de compléter les dispositions de la Convention européenne des droits de l’homme et d’apporter des réponses adéquates aux nouveaux défis, le Conseil de l’Europe a créée des outils supplémentaires. Pour n’en citer que quelques-uns, le CPT- le Comité européen pour la prévention de la torture qui contrôle le traitement des personnes privées de liberté en ayant accès à tous les lieux de détention et de privation de liberté ; l’ECRI- la Commission européenne contre le racisme et l’intolérance créée pour promouvoir les mesures efficaces pour lutter contre le racisme, la xénophobie, l’antisémitisme et l’intolérance dans tous les États membres; et l’établissement en 1999 de la dernière des institutions du Conseil de l’Europe, celle du Commissaire aux Droits de l’Homme, institution indépendante et impartiale chargée de promouvoir le respect effectif des droits de l’homme dans les États membres en se rendant régulièrement dans les pays et en interagissant avec les gouvernements et la société civile.
La Convention, la Cour et l’ensemble du système de protection des droits de l’homme mis en place par le Conseil de l’Europe y compris tous les autres traités et mécanismes de droits de l’homme sont devenus une référence, on peut le dire, dans le monde entier.
Mais il y a aussi le revers de la médaille.
Le système de la Convention a été attaqué et délégitimé à plusieurs reprises dans certains pays européens ; des arrêts clés de la Cour n’ont toujours pas été mis en œuvre ; et les États échouent souvent à protéger les droits de l’homme au niveau national comme ils le devraient.
En dirigeant le Bureau du Commissaire aux Droits de l’Homme du début de 2009 à la fin de 2021, j’ai pu voir les signes d’un manque croissant de respect des normes fondamentales en matière de droits de l’homme dans certains des États membres du Conseil de l’Europe, ce qui nécessiterait une action beaucoup plus résolue de la part des États au sein du système collectif de l’Organisation.
La guerre est revenue sur notre continent. Le cas de la Fédération de Russie apparaît comme l’un des pires exemples de mépris des droits de l’homme en Europe. L’attaque militaire contre l’Ukraine a causé de terribles souffrances et des milliers de personnes ont été tuées, dont des centaines d’enfants. Mais la situation actuelle n’est pas arrivée du jour au lendemain.
En mai 2011, le Commissaire Thomas Hammarberg avait constaté l’impunité non résolue pour les graves violations des droits de l’homme résultant de la guerre en Tchétchénie dans le rapport que nous avions rendu public après sa visite dans le Caucase du Nord. En septembre 2014, son successeur, le Commissaire Nils Muiznieks a effectué une mission en Crimée, qui était la 1ère évaluation de la situation des droits de l’homme à être réalisée sur place depuis l’annexion illégale de la péninsule en mars 2014. Cette mission, à laquelle je l’ai accompagné, nous a permis de documenter les violations graves de droits de l’homme, dont des exécutions, des disparitions forcées et des détentions arbitraires qui s’étaient produit en Crimée depuis mars 2014. La Commissaire actuelle, Dunja Mijatovic a souligné à maintes reprises depuis sa prise de fonctions en avril 2018 la répression interne brutale de la dissidence et de la liberté d’expression en Russie.
L’agression terrible contre l’Ukraine et son peuple montre ce qui peut arriver lorsqu’un État ne respecte pas le droit international et viole les normes universelles relatives aux droits de l’homme.
Au-delà de ce qui s’est passé en Russie, qui est un cas extrême, il y a aussi les voix de plus en plus stridentes qui s’élèvent dans certaines régions de l’Europe, y compris parfois d’anciens États membres et même de membres fondateurs, remettant en cause l’idée des droits de l’homme et du multilatéralisme dont dépend le système de la Convention.
Tout cela met à mal la crédibilité de l’Europe quand elle parle des droits de l’homme au reste du monde. Et le test ultime pour sa crédibilité en cette matière est et sera celui de la migration.
La crise des réfugiés que nous avons vécu sur notre continent a mis en évidence de graves violations des droits de l’homme dans le traitement appliqué par nombre de pays européens aux demandeurs d’asile, réfugiés et migrants. Pratiques de refoulement, refus de secourir des bateaux en détresse, conditions de vie indignes et traitements inhumains sont les caractéristiques communes d’une approche axée uniquement sur la sécurité des frontières mais qui en fait menace tout simplement des vies.
La Méditerranée qui était considérée comme le berceau de la civilisation européenne est devenu un « cimetière à ciel ouvert ». La tragédie des migrants disparus en Méditerranée a atteint une ampleur effroyable. Des personnes meurent ou disparaissent dans les Balkans occidentaux, et des personnes meurent en cherchant à joindre le Royaume-Uni par la Manche.
Les trois Commissaires avec lesquels j’ai travaillé ont toujours souligné que des politiques d’immigration qui ne sont pas fondées sur les droits de l’homme non seulement échoueront totalement à empêcher les migrants et les demandeurs d’asile de venir, mais trahiront également les valeurs que nous défendons.
Tout en étant conscients que gérer les migrations n’est certes pas une tâche facile, elle et ils ont continuellement demandé aux gouvernements en Europe de ne pas utiliser cette difficulté comme prétexte pour piétiner nos obligations de protéger ceux qui fuient les guerres et les persécutions.
Je suis bien sûr d’accord avec eux et pour ma part je pense qu’il s’agit aussi d’une question de principe qui définit notre identité.