N. 18 - 2020

Les droits économiques et sociaux dans la charte des droits fondamentaux de l’union européenne au regard des normes du PIDESC

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Actes de la conférence-débat tenue le 3 février 2020 à l’université Panthéon Assas

Absents en tant que tels dans le Traité de Rome en 1957, c’est dans le cadre du Conseil de l’Europe que la protection des droits de l’homme fut assumée dans un premier temps par la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme (Convention EDH) centrée sur les droits civils et politiques, ainsi que la Charte sociale européenne révisée de 1996. Parallèlement la ratification par les Etats membres de l’Union européenne dont la France du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, et surtout du Pacte international relatif aux droits économiques sociaux et culturels (PIDESC) dont le Protocole facultatif ouvrant un recours devant le Comité des droits économiques sociaux et culturels (CODESC) constituait une évolution qui mérite d’être rappelée[1].

La prise en compte des droits fondamentaux au sein des Communautés puis de l’Union européennes (UE) s’est faite par « sauts » successifs sous l’effet principalement de la jurisprudence européenne[2]. La notion de « valeurs communes » étant ancrée dans le traité sur l’Union européenne, implique-t-elle pour autant des droits sociaux ? La question mérite d’être posée, l’intérêt de l’UE fondée essentiellement sur une logique de marché laisse peu de place pour les droits dits de « solidarité » qui apparaissent tardivement dans le processus de la construction européenne. Il faudra attendre l’Acte unique européen dont le Préambule se réfère à la Charte sociale européenne citée à la suite de la Convention EDH[3], et l’adoption de la Charte communautaire des droits sociaux fondamentaux des travailleurs du 9 décembre 1989 pour qu’une telle évolution soit constatée, même si elle reste limitée.

La seconde étape fut l’adoption à Nice le 7 décembre 2000 de la Charte des droits fondamentaux de l’UE (CDFUE), qui fait le pari de regrouper à la fois des droits civils et politiques ainsi que des économiques et sociaux dans un même texte, selon le principe de l’indivisibilité des droits de l’homme promu par les Nations Unies. Le préambule de la Charte stipule en effet que celle-ci vise le respect « des valeurs indivisibles et universelles de dignité humaine, de liberté, d’égalité et de solidarité » sur lesquels l’Union se fonde, en plaçant la personne « au cœur de son action ». C’est à quelque détail prêt la formule de la Déclaration de Vienne de la Conférence mondiale sur les droits de l’Homme du 25 juin 1993.

Lors de la négociation du projet de Charte des droits fondamentaux par la Convention sur l’avenir de l’Europe, la stratégie adoptée fut de structurer le travail autour de « corbeilles » : droits individuels, à la liberté et à l’égalité (1ère corbeille) ; droits politiques des citoyens de l’UE (2ème corbeille) ; droits économiques et sociaux (3ème corbeille).  Cette 3ème corbeille illustre la volonté de pallier l’absence des droits économiques et sociaux dans la Convention EDH, et de créer ainsi une complémentarité entre les deux systèmes européens de protection des droits fondamentaux. Toutefois, si pour les deux premières corbeilles, le processus s’est déroulé sans difficulté compte-tenu de la reconnaissance des droits concernés par la Convention EDH et la jurisprudence européenne, il n’en fut pas de même pour les droits de cette 3ème corbeille. Au moins deux obstacles se sont dressés sur la voie de la consécration des droits économiques et sociaux dans la Charte.

La première difficulté est d’ordre politique. Comment concilier les positions contradictoires d’Etats membres comme la France qui défendent des droits sociaux substantiels et ceux d’autre Etats qui comme le Royaume-Uni n’en voulait pas, les considérant comme des objectifs programmatiques et non des droits effectifs ? Ainsi, des clivages sont apparus sur le droit de négocier et de conclure des conventions collectives, sur le droit de grève, mais aussi le droit à un salaire minimum, certains Etats ayant émis des réserves sur l’ampleur et la portée de ces droits sociaux.

La deuxième difficulté concernait la formulation de droits fondamentaux sans que cela puisse conduire à une extension des compétences de l’UE, s’agissant de certains droits qui ne relèvent pas juridiquement de la compétence de l’Union comme le droit au logement. La question fut réglée dans le traité sur l’Union européenne dont l’article 6, paragraphe 1 précise que « Les dispositions de la Charte n’étendent en aucune manière les compétences de l’Union telles que définies dans les traités. » En d’autres termes, la Charte ne peut avoir pour effet d’étendre le champ d’application du droit de l’Union au-delà des compétences de l’Union établies dans les traités. Le respect du principe de subsidiarité posé dans le préambule et dans l’article 51 de la Charte s’en trouve ainsi conforté.

Avec l’entrée en vigueur du Traité de Lisbonne, la Charte des droits fondamentaux prend toute sa place dans l’ordre juridique européen avec un apport certain pour ce qui est des droits dits de solidarité. La Charte apporte ainsi une dimension absente dans l’ordre juridique européen, les droits économiques et sociaux. Toutefois, quelle valeur ajoutée en la matière par rapport aux autres sources pertinentes, le PIDESC en l’occurrence ? Si un processus d’harmonisation des droits de la Charte avec les compétences des Etats membres et ceux de l’UE doit nécessairement découler dans la pratique, quelles implications pour l’effectivité des droits économiques et sociaux proclamés ?

1/ LES DROITS ECONOMIQUES ET SOCIAUX DANS LA CHARTE, POUR QUELLE VALEUR AJOUTÉE ?

Le préambule de la Charte évoque « les droits qui résultent notamment des traditions constitutionnelles et des obligations internationales communes aux États membres (…) de l’Union européenne, de la Convention européenne des droits de l’homme, des Chartes sociales adoptées par la Communauté et par le Conseil de l’Europe, ainsi que de la jurisprudence de la Cour de justice de l’UE et de la Cour européenne des droits de l’homme. » Par conséquent, la Charte ne crée pas de nouveaux droits et principes par elle-même, puisque la plupart des droits qu’elle contient se rattachent, soit à une tradition constitutionnelle partagée par les Etats membres de l’UE, soit encore à un texte international ratifié par les Etats membres.

La Charte ne fait pas explicitement référence aux deux Pactes internationaux de 1966, ni même d’ailleurs à la Déclaration universelle des droits de l’Homme, si ce n’est à travers une formule générique à propos des « obligations internationales communes aux États membres. » Pourtant la particularité de la Charte, c’est qu’elle contient des dispositions qui énonce à la fois des droits civils et politiques ainsi que des droits économiques et sociaux couvrant ainsi le champ des deux Pactes onusiens de 1966. D’autre part, la CDFUE comporte des droits déjà garantis de manière plus extensive dans la Charte sociale européenne, en matière de santé, de protection et d’aide sociale ou de conditions de travail, ainsi que dans la Charte des droits sociaux fondamentaux des travailleurs.

À l’exclusion du Chapitre VII consacré aux dispositions générales (champs d’application, portée des droits garantis, niveau de protection et abus de droit), les droits fondamentaux proclamés dans la Charte s’articulent autour d’un socle de principes incarné par six chapitres : Dignité, Libertés, Egalite, Citoyenneté, Solidarité, Justice. Le Chapitre II « Libertés » et le Chapitre III « Égalité » déclinent quelques droits à vocation socio-économiques tels les libertés syndicales (art. 12 parag.1), le droit à l’éducation (art. 14), la liberté professionnelle et le droit de travailler (art.15, parag.1), le droit des enfants à la protection et aux soins (art. 24, parag.1), le droit des personnes âgées à participer à la vie sociale et culturelle (art. 25), et le droit des personnes handicapées à l’intégration sociale et professionnelle (art. 26).

Toutefois, l’essentiel des droits économiques et sociaux se trouve dans le Chapitre IV « Solidarité »: droit à l’information et consultation des travailleurs dans l’entreprise (art. 27) ; droit de négociation et d’actions collectives (art. 28) ; droit d’accès aux services de placement (art.29)[4] ; protection en cas de licenciement injustifié (art.30)[5] ; conditions de travail justes et équitables (art. 31) ; interdiction du travail des enfants et protection des jeunes au travail (art. 32)[6] ; protection de la vie familiale et vie professionnelle (art. 33) ; droit à la sécurité sociale et à l’aide sociale (art. 34) ; droit à la protection de la santé (art. 35) ; accès aux services d’intérêt économique général (art. 36).

L’influence du PIDESC est manifeste, l’essentiel des droits sociaux couvrant, le travail, la santé, la sécurité sociale, l’éducation figurent dans la Charte. Bien qu’assez similaires, les droits économiques et sociaux consacrés dans le Pacte et ceux de la Charte ne sont pas tout à fait identiques. On relèvera quelques nuances entre les deux textes. Parmi celles-ci, l’absence dans la CDFUE de la référence aux « droit à un niveau de vie suffisant et à la sécurité alimentaire » énoncée dans l’article 11 du PIDESC. Cet aspect n’est pas sans importance puisque le « droit à un niveau de vie suffisant et à la sécurité alimentaire » a été interprété par le CODESC comme incluant le « droit à l’eau »[7].

À propos de l’article 14 sur le droit à l’éducation, ainsi qu’à l’accès à la formation professionnelle et continue, il y’a l’influence de l’article 2 du Protocole additionnel à la Convention EDH, de la Charte communautaire des droits sociaux fondamentaux des travailleurs (point 15) et de la Charte sociale européenne (article 10) ratifiée par tous les États membres de l’UE. Le contenu de l’article 14 de la Charte ne peut souffrir la comparaison avec l’article 13 du PIDESC qui est une véritable « disposition-programme » détaillant le contenu et la portée du droit à l’éducation et concevant ce droit dans un objectif socialement plus inclusif. Alors que l’article 14 de la Charte n’évoque la gratuité que dans le cadre de l’enseignement obligatoire (parag.2), l’article 13 du Pacte se caractérise par son volontarisme posant la gratuité de l’enseignement primaire et « l’instauration progressive de la gratuité » à tous les niveaux d’éducation, secondaire, technique, professionnel et supérieur (parag.2).

Quant à la liberté professionnelle de l’article 15 elle reprend les trois libertés (circulation des travailleurs, liberté d’établissement et libre prestation des services) garanties par les traités européens, et reconnues dans la jurisprudence de la Cour de justice[8]. L’article 15 s’inspire également pour ce qui est du « droit de travailler » de la Charte sociale européenne (article 1er) qui évoque « l’exercice effectif du droit au travail ». Mais cet article 15 s’avère en deca de l’article 6 du PIDESC beaucoup plus explicite évoquant « le droit qu’a toute personne d’obtenir la possibilité de gagner sa vie par un travail librement choisi ou accepté » (parag.1) et encourageant les Etats à prendre des mesures visant notamment « un plein emploi productif » (parag.2). 

En ce qui concerne le droit d’accès à la sécurité sociale et aux prestation sociales énoncé aux paragraphes 1 et 2 de l’article 34, l’influence de la Charte sociale européenne (art. 12) et de la Charte communautaire des droits sociaux fondamentaux des travailleurs (point 10) est manifeste. D’autre part, cette exigence de protection sociale doit être respectée dans le cadre de la mise en œuvre des politiques de l’Union européenne[9]. La disposition équivalente du PIDESC ne fait pas explicitement mention des prestations sociales, l’article 9 faisant sommairement référence au « droit de toute personne à la sécurité sociale, y compris les assurances sociales ».

L’article 34, paragraphe 3 de la CDFUE qui évoque le droit à « une aide au logement » en vue d’assurer « une existence digne à tous ceux qui ne disposent pas de ressources suffisantes » est en deca de la Charte sociale européenne dont l’article 31 est plus explicite en ce qu’il vise « l’exercice effectif du droit au logement » à la charge de l’État. Il est intéressant de noter ici que l’article 11 du PIDESC est plus sommaire en ce qui concerne le droit au logement, le concevant comme un élément parmi d’autres (nourriture et vêtements) constitutifs d’un « droit de toute personne à un niveau de vie suffisant », une disposition inspirée de la Déclaration universelle des droits de l’Homme (art.25).

L’article 35 de la CDFUE qui énonce « le droit d’accéder à la prévention en matière de santé et de bénéficier de soins médicaux » que les politiques nationales et de l’Union sont invité à mettre en œuvre s’inscrit dans le cadre de l’objectif d’« un niveau élevé de protection de la santé humaine » visé dans l’article 168 du TFUE. L’article 35 de la Charte a pour équivalent les dispositions de la Charte sociale européenne qui stipulent « l’exercice effectif » du droit à la protection de la santé (art. 11) et à l’assistance sociale et médicale (art. 13) devant nécessairement résulter de l’action des Etats Parties. Une comparaison avec la disposition pertinente du PIDESC, l’article 12 permet de constater que le contenu du droit à la santé est plus explicite, le Pacte indiquant aux Etats Parties les actions qu’il conviendrait de prendre pour mettre en œuvre « le droit qu’a toute personne de jouir du meilleur état de santé physique et mentale » (diminution de la mortinatalité et de la mortalité infantile, hygiène, prophylaxie et traitement des maladies épidémiques, aide médicale).

Il est utile de se référer aux « Explications relatives à la charte des droits fondamentaux » publiées en 2007[10] et dont le contenu s’avère utile, non pas tant par la nature de ce document qui n’a pas de valeur juridique en soi, mais parce qu’il constitue un outil permettant d’éclairer les dispositions de la Charte. Ces explications article par article peuvent servir de guide pour l’interprétation par le juge, dans la perspective de l’application et de l’effectivité des droits fondamentaux de la Charte.

2/ DES DROITS ECONOMIQUES ET SOCIAUX DANS LA CHARTE, POUR QUELLE EFFECTIVITÉ ?

La Charte des droits fondamentaux constitue un instrument utile rappelant les droits du « citoyen européen » dans le cadre de l’Union, et doit être observée au miroir de la pratique afin d’en mesurer l’effectivité. Si le PIDESC prévoit des mécanismes de mise en œuvre, y compris une procédure de communications individuelles dans le Protocole facultatif, donnant un rôle clé au CODESC dans la mise en œuvre des droits du Pacte, qu’en est-il de la Charte ? En l’absence d’un mécanisme de contrôle et de mise en œuvre conventionnel dans la Charte, de quels moyens le « citoyen européen » dispose-t-il pour alerter en cas de non-respect de ses droits ?  La réponse à cette question se trouve, comme l’indique la CDFUE (préambule, articles 51, 52 et 53), dans les textes de référence, à savoir le recours possible du citoyen à la juridiction nationale, à la Cour EDH pour ce qui concerne les droits de la Convention et au mécanisme de la Charte sociale européenne. Il peut aussi s’adresser au Médiateur de l’UE dans le cas de mauvaise administration dans l’action des institutions ou organes communautaires « à l’exclusion de la Cour de justice et du Tribunal de première instance dans l’exercice de leurs fonctions juridictionnelles » (art. 43 de la Charte).

L’article 51 de la Charte consacré au champ d’application précise dans son paragraphe 1 que « Les dispositions de la présente Charte s’adressent aux institutions et organes de l’Union dans le respect du principe de subsidiarité, ainsi qu’aux États membres uniquement lorsqu’ils mettent en œuvre le droit de l’Union. En conséquence, ils respectent les droits, observent les principes et en promeuvent l’application, conformément à leurs compétences respectives ». Cette disposition est conforme à l’objectif de l’article 6 du Traité sur l’Union européenne, qui imposait à l’Union de respecter les droits fondamentaux. Elle est aussi dans la logique de la jurisprudence de la Cour de justice rappelant l’obligation qui s’impose aux États membres de respecter les droits fondamentaux définis dans le cadre de l’Union lorsqu’ils agissent dans le champ d’application du droit de l’Union ou mettent en œuvre des réglementations communautaires[11]. Trois types de situation peuvent se présenter ici : lorsqu’une législation nationale transpose une directive de l’UE ; lorsqu’une autorité nationale applique une législation de l’UE, ou lorsqu’une juridiction nationale applique ou interprète le droit de l’UE. Ainsi, la Charte ne crée pas de mécanismes d’application pas plus qu’elle ne remplace les systèmes nationaux de garantie des droits fondamentaux, mais vient les compléter.

Cette disposition de l’article 51 doit être lue en relation avec l’article 52 dont les paragraphes 2 et 3 précisent la portée des droits de la Charte et arrêtent des règles pour leur interprétation par le juge. Les droits de la Charte ayant pour fondement les traités européens, ils s’exercent dans les conditions et limites définies par ceux-ci. D’autre part, si des droits de la Charte correspondent à des droits garantis par la Convention EDH, « leur sens et leur portée sont les mêmes que ceux que leur confère ladite convention » et seront lues à la lumière de l’interprétation qui en est faite par la Cour EDH. S’il s’agit de droits n’ayant pas d’équivalent dans ladite convention (la plupart des droits économiques et sociaux à l’exception du droit de propriété et des libertés syndicales[12] entrent dans ce cas), cette interprétation relève de la CJUE en relation avec le juge national.

Certes, la Charte prévoit des dispositions permettant des restrictions aux droits, mais en les encadrant de garanties classiques. À l’instar du PIDESC dont l’articles 4 restreint les limitations à celles qui soient « compatible avec la nature de ces droits et exclusivement en vue de favoriser le bien-être général dans une société démocratique », la Charte des droits fondamentaux adopte une formulation comparable.  Son article 52 paragraphe 1 précise que les limitations des droits doivent respecter « le contenu essentiel desdits droits et libertés », ainsi que « le principe de proportionnalité » et seulement « si elles sont nécessaires et répondent effectivement à des objectifs d’intérêt général reconnus par l’Union ou au besoin de protection des droits et libertés d’autrui ».  Cette formulation s’inspire de celle de la Cour de justice qui estimait que «… selon une jurisprudence bien établie, des restrictions peuvent être apportées à l’exercice des droits fondamentaux, notamment dans le cadre d’une organisation commune de marché, à condition que ces restrictions répondent effectivement à des objectifs d’intérêt général poursuivis par la Communauté et ne constituent pas, par rapport au but poursuivi, une intervention démesurée et intolérable, qui porterait atteinte à la substance même de ces droits»[13]. Ainsi, dans l’affaire Sindicatul Familia Constanţa[14], la CJUE a déclaré que des limitations au droit reconnu à tout travailleur par l’article 31, paragraphe 2 de la Charte, à des périodes de repos journalier et hebdomadaire ainsi qu’à une période annuelle de congés payés peuvent être prévues dans le respect des conditions strictes énoncées à l’article 52, paragraphe 1 et, notamment, du contenu essentiel dudit droit.

Dans le cadre du système des renvois préjudiciel, la CJUE a continué à orienter les juges nationaux en ce qui concerne l’applicabilité et l’interprétation de la Charte. Elle a considéré à l’occasion des affaires Max-Planck[15], Bauer et Willmeroth[16], que parmi les droits de la Charte, certains tel le droit « à une période annuelle de congés payés » de l’article 31, paragraphe 2 revêt, quant à son existence même, un caractère tout à la fois impératif et inconditionnel. Ella a considéré que cette disposition suffit à elle-même sans qu’il ait besoin de se référer au droit de l’UE ou au droit national pour conférer aux travailleurs un droit invocable en tant que tel, dans un litige qui les oppose à leur employeur dans une situation couverte par le droit de l’Union afin de laisser inappliquée une législation nationale qui empêche un travailleur de percevoir une indemnité au lieu du congé payé non pris. L’intérêt ici réside dans la reconnaissance d’un effet direct d’une disposition de la Charte, l’article 31 sur un droit social, permettant désormais aux particuliers de l’invoquer à l’égard d’un employeur public ou privé.

Si on constate un progrès dans la référence par les juridictions nationales aux dispositions de la CDFUE pour motiver leurs décisions, il est intéressant de relever toutefois que ces emprunts à la Charte concernent moins les droits économiques et sociaux que le droit au respect de la vie privée et familiale (article 7), le droit à la protection des données à caractère personnel (article 8), ou encore le droit à un recours effectif et à un tribunal impartial (article 47). Il en est de même à propos des juridictions de l’UE (Cour de justice, Tribunal et Tribunal de la fonction publique) qui si elles se réfèrent davantage à la Charte ont rarement eu l’occasion de s’appuyer sur les garanties en matière de droits économiques et sociaux[17]. Là aussi, les articles de la Charte les plus fréquemment invoqués devant les juridictions européennes étaient ceux concernant le droit à un recours effectif et à un tribunal impartial, le droit à une bonne administration, l’égalité en droit et le droit de propriété. Le potentiel de la Charte n’est pas pleinement exploité comme le relevait la Commission. Elle se fondait sur les résultats d’une enquête Eurobaromètre révélant que seuls 42 % des personnes interrogées ont entendu parler de la Charte et seulement 12 % savent vraiment ce qu’elle représente[18]. Cela est en partie dû au fait que les politiques nationales en matière de promotion de la connaissance et de la mise en œuvre de la Charte restent insuffisantes voir « superficielles » pour reprendre le constat fait par l’Agence des droits fondamentaux de l’UE[19].

Comme le souligne Laurence Burgorgue-Larsen, « si la Charte fait beaucoup, elle ne peut pas tout ». Elle fait beaucoup, car son existence même « permet à la Cour de justice d’invalider certaines dispositions de droit dérivé quand ces dernières rompent de façon flagrante avec la protection de certains droits ». Elle rappelle que la Charte « ne peut pas faire fi des limites afférentes à la mécanique originale du droit de l’Union basée sur le marché et la libre concurrence[20]. Le principe de « solidarité » dont l’adoption ne fut pas acquise sans difficultés à l’origine de la Charte « est à éclipses » car « les principes y brillent et la Cour de justice n’a pas pu (et encore moins voulu) bouleverser ce compromis ».

[1] Pour un premier commentaire collectif en langue française présentant une analyse systématique des droits consacrés par le Pacte, à la lumière de la pratique internationale et de la « jurisprudence » développée par le CODESC, voir E. Decaux, O. De Schutter (ss. dir.), Le pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels – commentaire article par article, Paris : Economica, 2019, 736 p.

[2] La jurisprudence de la Cour de justice des Communautés a considéré dès les années 1970 les droits fondamentaux comme des principes généraux du droit communautaire, in : CJCE, Internationale Handelsgesellschaft mbH contre Einfuhr- und Vorratsstelle für Getreide und Futtermittel, arrêt du 17 décembre 1970, affaire 11-70 ; et CJCE, J. Nold, Kohlen- und Baustoffgroßhandlung contre Commission des Communautés européennes, arrêt du 14 mai 1974, affaire 4-73.

[3] « Décidés à promouvoir ensemble la démocratie en se fondant sur les droits fondamentaux reconnus dans les Constitutions et les lois des Etats membres, dans la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales et la Charte sociale européenne, notamment, la liberté, l’égalité et la justice sociale (…) », JOCE 29 juin 1987, L 169.

[4] Cet article s’inspire de l’article 1er, paragraphe 3, de la Charte sociale européenne, ainsi que du Point 13 de la Charte communautaire des droits sociaux fondamentaux des travailleurs.

[5] Cet article reprend l’article 24 de la Charte sociale révisée. Il est mis en œuvre par la directive 2001/23/CE relative au maintien des droits des travailleurs en cas de transfert d’entreprises et par la Directive 2008/94/CE relative à la protection des travailleurs salariés en cas d’insolvabilité de l’employeur, telle que modifiée par la Directive 2002/74/CE.

[6] Cet article se fonde sur l’article 7 de la Charte sociale européenne et sur les points 20 à 23 de la Charte communautaire des droits sociaux fondamentaux des travailleurs, et il est conforme à la directive 94/33/CE relative à la protection des jeunes au travail.

[7] CODESC, Observation générale n°15 sur le droit à l’eau, E/C.12/2002/11, parag. 3, adoptée le 20 janvier 2003.

[8]  Voir entre autres, les arrêts du 14 mai 1974, aff. 4/73, Nold, rec. 1974, p. 491, points 12 à 14 ; du 13 décembre 1979, aff. 44/79, Hauer, rec. 1979 p. 3727 ; du 8 octobre 1986, aff. 234/85, Keller, rec. 1986, 2897, point 8.

[9] L’article 153 du TFUE (ex-article 137 TCE) porte sur l’action de l’Union en matière de santé et de protection sociale des travailleurs, tandis que l’article 156 du TFUE (ex-article 140 TCE) concerne l’action de coordination de la Commission européenne en matière de protection sociale des travailleurs.

[10] Journal officiel de l’Union européenne, 14.12.2007, C 303/17.

[11] CJCE, arrêt du 13 juillet 1989, Wachauf, aff. 5/88, rec. 1989, p. 2609 ; arrêt du 18 juin 1991, ERT, rec. 1991, p. I-2925 ; arrêt du 18 décembre 1997, aff. C-309/96 Annibaldi, rec. 1997, p. I-7493 ; arrêt du 13 avril 2000, aff. C-292/97, Kjell Karlsson and Others, rec. 2000, p. I-2737, point 37.

[12] Voir Article 11 de la Convention et article 1 du Protocole 1.

[13] CJCE, arrêt du 13 avril 2000, aff. C-292/97, Kjell Karlsson e.a., point 45 ; se référant à l’arrêt du 13 juillet 1989, Wachauf, 5/88, Rec. p. 2609, point 18.

[14] CJUE, Arrêt du 20 novembre 2018 dans l’affaire C 147/17, Sindicatul Familia Constanţa/Direcţia Generală de Asistenţă Socială şi Protecţia Copilului Constanţa.

[15] CJUE, Arrêt du 6 novembre 2018 dans l’affaire C-684/16, Max-Planck-Gesellschaft zur Förderung der Wissenschaften eV/Tetsuji Shimizu.

[16] CJUE, Arrêt du 6 novembre 2018 dans les affaires jointes C-569/16 et C-570/16, Stadt Wuppertal/Maria Elisabeth Bauer et Volker Willmeroth/Martina Broßonn.

[17] Le nombre de décisions citant la Charte à l’appui de leur motivation est passé de 27 en 2010 à 195 en 2017, puis à 356 en 2018, voir Rapport 2018 sur l’application de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, Luxembourg : Office des publications de l’Union européenne, 2019, p. 14 (252 p).

[18] Voir Rapport 2018 sur l’application de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, op. cit., p. 1.

URL : https://ec.europa.eu/info/sites/info/files/2018_annual_report_charter_fr_1.pdf

[19] Voir son Rapport 2019 : « Montée des inégalités et du harcèlement et régression de la protection des droits fondamentaux » qui examine les principales évolutions survenues dans l’UE en 2018.

URL : https://www.eu-logos.org/2019/06/24/rapport-fra-2019-montee-des-inegalites-et-du-harcelement-et-regression-de-la-protection-des-droits-fondamentaux/.

[20] Voir Préface de l’ouvrage collectif dans : A. Biad et V. Parisot (ss. dir., La Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne : bilan d’application, Préfacé par Laurence Burgorgue-Larsen, Bruxelles : Ed. Anthémis, Collection Droit et Justice, 2018, 586 p. C’est le fruit d’une recherche collective de deux ans sous l’égide du CREDHO associant une vingtaine de contributeurs. Dans « une continuité épistémologique » voir L. Burguorgue-Larsen, La France face à la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, Bruxelles : Bruylant, Collection du CREDHO, 2005, 694 p.