Dans le cours de nos vies, nos réussites et nos échecs dépendent très souvent de circonstances externes sur lesquelles nous n’avons aucune prise : des opportunités inattendues qui se présentent, des portes qui se ferment inopinément, tous événements qui nous font parcourir des chemins imprévus. C’est le sens de la réponse, sans doute apocryphe, du Premier Ministre britannique Harold Macmillan à un journaliste qui lui demandait ce qu’un politicien craint le plus : « Events, dear boy, events ! »
Mes deux mandats de Rapporteur spécial des Nations Unies pour les droits de l’homme des migrants ont bénéficié de circonstances exceptionnelles, qui ont sans doute permis une contribution significative au débat politique et social houleux sur les politiques migratoires.
1. UN PAYSAGE POLITIQUE EN ÉVOLUTION ACCÉLÉRÉE SUR LA QUESTION MIGRATOIRE
Jusqu’à tout récemment, les politiques migratoires étaient considérées comme exclusivement nationales. Relevant de la pure souveraineté nationale, les États avaient toujours refusé que ces politiques puissent être discutées aux Nations Unies.
Des politiques migratoires relevant exclusivement de la souveraineté nationale
La question des réfugiés relève certes de la coopération multilatérale depuis les années 20, du fait de la nécessité de prévoir des voies légales de résolution de l’apatridie, pratique que constitue la situation des millions de réfugiés. On sait d’ailleurs à quel point la protection internationale des réfugiés est aujourd’hui menacée par l’absence de volonté politique d’accepter le réétablissement de millions de réfugiés et par les politiques migratoires restrictives visant à empêcher les demandeurs d’asile d’atteindre un territoire où ils peuvent espérer reconstruire leur vie et offrir un avenir à leurs enfants.
Pour leur part, les États avaient toujours soigneusement évité de discuter de leurs politiques migratoires au sein des Nations Unies. La coopération internationale ne pouvait être le lieu de la mise en cause de politiques relevant de la pure souveraineté territoriale : les considérations de développement, de droits de l’homme et de sécurité internationale (les trois piliers des Nations Unies) ne devaient pas interférer avec les objectifs de souveraineté territoriale et de sécurité nationale.
Ce lien étroit entre souveraineté territoriale et admission de l’étranger sur le territoire s’est resserré au cours des trente dernières années, du fait de la réappropriation de la « frontière » comme lieu imaginaire marqueur de la définition de la nation, de la constitution de l’étranger en menace et de la « sécurisation » progressive des politiques migratoires et de la domination progressive d’un discours nationaliste populiste fondé sur la « Identity Politics ».
Ce lien n’est pourtant pas nécessaire. Ainsi, durant les Trente Glorieuses, les migrations de travail relevaient souvent de ministères de l’emploi, de la main-d’œuvre ou des affaires sociales. Même s’ils faisaient l’objet de discriminations marquées, les migrants étaient peu considérés comme menaçants et ne relevaient pas seulement d’agences sécuritaires ou militaires. L’exigence de visa pour les courts séjours diminua considérablement au cours de cette période. Faciliter la mobilité semblait faire partie de la modernité.
De plus, ce lien a été défait par de nombreux exemples de liberté de circulation transfrontière, comme par exemple au sein de l’Union européenne, de la CEDEAO ou du Cône Sud du continent sud-américain. Cette liberté de circulation est alors considérée non comme une perte de souveraineté territoriale, mais bien comme un exercice de cette même souveraineté.
Enfin, en proportion, les mouvements migratoires transfrontières – spontanés ou organisés – semblent stables à autour de 3.2% de la population mondiale, nous disent les démographes. Mais, en nombre absolu, ils sont en nette augmentation, du simple fait de la croissance phénoménale de la population mondiale au cours du siècle dernier.
Les progrès technologiques ont considérablement démocratisé la migration, tant au plan des déplacements intercontinentaux qui étaient difficiles avant l’invention du jet au début des années 60, qu’au plan des communications qui permettent aux migrants de rester en contact avec famille et amis où qu’ils soient, et qu’au plan de la culture alors que la diffusion de la télévision, puis de la vidéo et enfin d’internet ont permis à des millions de jeunes de savoir ce qui se passe ailleurs et de s’imaginer une vie différente de celle au pays d’origine.
De ce fait, alors que les migrations de la reconstruction européenne d’après-guerre faisaient l’objet d’un consensus social – sur la nécessité de cette main-d’œuvre, non sur son intégration dans la population européenne –, les migrations d’après les années 80 feront l’objet de controverses nombreuses, suscitant des débats sociaux et politiques de plus en plus acrimonieux, voire toxiques. Cette situation provoque l’émergence durable de mouvements politiques identitaires, dont la seule raison d’être semble être le « refus de l’autre » et dont le discours anti-immigration finit par dominer l’agenda politique, même dans les partis centristes traditionnels.
La « sécurisation » des politiques migratoires du Nord Global
La « crise migratoire européenne » de 2015-2016 a en effet des racines anciennes : la fermeture des frontières des pays européens à la migration de travail au tournant des années 80 à la suite des chocs pétroliers de la décennie précédente. C’est d’ailleurs à ce moment-là que le terme « demandeur d’asile » apparaît dans le discours « média-dégradable », car la fermeture des frontières transforme la demande de statut de réfugié, de marginale qu’elle était, en unique porte d’entrée. La fermeture des frontières à la migration de travail provoque une montée en puissance des demandes d’asile partout dans le Nord global. Depuis, les États n’ont eu de cesse de faire baisser le nombre de ces demandes d’asile, d’abord en réformant les procédures pour les rendre plus rapides et plus « efficaces », puis en tentant de limiter les arrivées par le blocage des voies migratoires aux frontières et au-delà des frontières. Cette attitude « répressive » a entraîné le développement d’une puissante « industrie » du passage irrégulier des migrants, contre laquelle les États déploient des mesures de plus en plus drastiques.
La lutte contre la migration irrégulière est officiellement déclarée dans la Convention de Schengen de 1990, alors que les États membres de l’espace Schengen en font un élément de la criminalité internationale, au même titre que le terrorisme, le grand banditisme, le trafic de drogues et le trafic d’armes. Quasi-simultanément, la frontière mexicano-américaine devient aussi l’objet d’un contrôle sécuritaire accru, alors même que les flux de capitaux, de biens et de services entre les deux pays croissent considérablement grâce au Border Industrialization Program des années 60 puis à l’ALENA (1994). L’absence de facilitation simultanée de la mobilité humaine suscite dès lors une croissance exponentielle des marchés du passage clandestin et de l’emploi irrégulier.
Les États commencent alors à créer des forums, hors de tout organisme connu de coopération internationale, au sein desquels ils pourront engager des « conversations » sur les questions migratoires sans paraître établir des liens officiels de coopération internationale. Le premier sera les Inter-Governmental Consultations on Migration, Asylum and Refugees, créées officiellement en 1990, mais constituant en fait une formalisation d’une coopération ayant été secrètement initiée, dès 1982, pour inciter la Turquie à bloquer sur son territoire des Iraniens fuyant la Révolution de 1979. Aujourd’hui, l’OIM dénombre 17 Regional Consultative Processes (RCPs) et 14 Inter-Regional Forums on Migration (IRFs), et elle assure un soutien au secrétariat de 11 RCPs et de plusieurs IRFs. Ces forums et processus sont des lieux discrets où de hauts fonctionnaires spécialisés s’échangent des « leçons apprises » et des « meilleures pratiques », en particulier en matière de contrôles migratoires aux frontières et avant la frontière. Sans qu’aucune décision officielle n’y soient prises (pour éviter toute imputabilité politique ou juridique), ces lieux permettent des transferts d’expertise et de technologies et guident sans doute les décisions de coopération policière et militaire.
Les déséquilibres de pouvoir entre Nord et Sud étant ce qu’ils sont, les pays du Nord Global exercent une influence prépondérante sur les agendas de la majorité de ces rencontres et les discussions sécuritaires dominent généralement. Ces processus ont toutefois eu l’avantage d’engager les États dans des conversations, d’échanger des expériences et des expertises, de se doter de cadres d’analyse communs et d’un vocabulaire partagé, et d’établir des relations de confiance entre administrations nationales qui s’ignoraient auparavant.
On voit donc une constante en matière de coopération migratoire. Elle fut, jusqu’à tout récemment, l’apanage exclusif de lieux de concertation situés hors de tout cadre formel de coopération, pour éviter que les questions de droits de l’homme et de développement puissent s’infiltrer dans la discussion. Ce fut le cas pour l’OIM, créée en 1951, et connue sous le nom de Intergovernmental Committee for European Migration dès 1952, avant de prendre son nom actuel en 1988. L’OIM fut maintenue hors des Nations Unies durant 65 ans. Ce fut aussi le cas pour Schengen, organisation internationale au sein de laquelle les États européens ont bâti sans aucune imputabilité juridique, une politique migratoire européenne qu’ils ont ensuite intégré à la construction européenne sous le nom de « Acquis Schengen ». C’est encore le cas des RCPs et des IRFs.
Les débats politiques et la discrète coopération technique autour des mouvements migratoires incitent les Nations Unies à s’intéresser à ces questions. Plusieurs tentatives ne mèneront nulle part, avant que Kofi Annan ne parvienne à créer l’ouverture.
Les Nations Unies s’insèrent dans le débat
La Convention internationale sur la protection des droits de tous les travailleurs migrants et des membres de leur famille de 1990 n’entre en vigueur (après vingt ratifications) que treize ans plus tard, et, près de trente ans après son adoption, n’a toujours que 54 États membres, tous pays d’origine du Sud Global. Bien qu’elle se contente essentiellement de réitérer des droits déjà formulés dans les autres instruments des droits de l’homme et dans ceux de l’Organisation international du Travail, les États d’accueil du Nord comme du Sud ne veulent pas d’un texte qui les obligerait spécifiquement envers les migrants, et renâclent particulièrement envers toute reconnaissance officielle des droits des migrants en situation irrégulière. Selon les termes d’un ambassadeur européen pourtant très favorable à la cause des droits des migrants, « this convention is a dead duck ! ».
Le chapitre 10 du Programme d’Action adopté à la Conférence Internationale sur la Population et la Développement du Caire en 1994 est pour deux décennies le seul document des Nations Unies offrant une vision globale des questions migratoires, mais il n’a aucune suite.
En 1995, le rapport (Our Global Neighbourhood) de la Commission on Global Governance mise sur pied par les Nations Unies ne mentionne la migration qu’en passant.
Élu Secrétaire-Général des Nations Unies en 1996, Kofi Annan ne se le tient pas pour dit. Le mandat du Rapporteur spécial des Nations Unies pour les droits de l’homme des migrants est créé en 1999, mais l’excellent travail de mes deux prédécesseurs est resté essentiellement sans écho, faute d’intérêt de la part des États d’accueil à engager toute discussion sur un tel sujet.
Kofi Annan institue en 2003 une Commission globale sur la migration internationale. Le rapport de 2005 (Migration in an Interconnected World : New Directions for Action) est extrêmement décevant. Nous savons, par le secrétaire de la Commission, Jeff Crisp, que le projet de rapport comportait de nombreuses innovations, mais qu’il fut éviscéré de toute nouveauté par les États avant sa publication : le rapport adopté réitère essentiellement le principe de la primauté de la souveraineté nationale.
Devant cet échec, Kofi Annan a un éclair de génie. Il nomme, en 2006, Peter Sutherland comme Représentant Spécial du Secrétaire-Général pour les migrations et le développement. Premièrement, le développement est un des piliers des Nations Unies : associer migration et développement donne de la légitimité à la nomination. Deuxièmement, Peter Sutherland commande le respect des États. Successivement Attorney General d’Irlande (donc un politicien élu), commissaire européen, dernier directeur général du GATT, premier directeur général de l’OMC, Président du Conseil de Goldman Sachs et Président du Conseil de la London School of Economics, il est un habitué des allées du pouvoir et connaît personnellement tous les acteurs politiques qui comptent. Il ne connaît à peu près rien aux migrations, mais il est capable de faire venir les États à une table et de les engager dans une conversation. Il est appuyé par une équipe très douée, en partie fournie et soutenue financièrement par Georges Soros et ses Open Society Foundations.
Peter Sutherland prépare d’abord le premier « High Level Dialogue » (c’est le nom d’une séance thématique) sur les migrations à l’Assemblée Générale des Nations Unies en 2006, avec un discours remarqué du Secrétaire-Général. Cette réunion se conclut sans déclaration, mais a le mérite d’avoir eu lieu. Le second « High Level Dialogue », en 2013, se conclura par une Déclaration commune, sans pourtant déboucher sur l’adoption d’un plan d’action.
Il pousse ensuite les agences des Nations Unies à formaliser en 2006 une coopération interne au sein de ce qui deviendra le Global Migration Group, remplacé en 2018 par le UN Migration Network.
Il pousse les États à fonder le Global Forum on Migration and Development (GFMD), qui est une sorte de « consultative process » à l’échelle mondiale, défini comme “government-led, informal, non-binding, voluntary process”. On voit que le refus d’imputabilité politique et juridique est clairement maintenu, compte tenu de la toxicité des débats politiques nationaux. Au cours de ses trois premières réunions (Belgique 2007, Philippines 2008, Grèce 2009), ce Forum annuel, alternativement tenu au Nord et au Sud, à l’invitation d’un État et à huis clos (c’est-à-dire sans la présence de la société civile), se limite à une discussion sur la maximisation des migrations économiques. C’est une manière d’apprivoiser les États et de les retenir à la table jusqu’à ce qu’ils perçoivent leurs intérêts communs.
Une véritable conversation multilatérale est initiée
En décembre 2010, la réunion du GFMD se tient à Puerto Vallarta et le Mexique met les droits de l’homme des migrants sur la table et invite la société civile à participer aux discussions. Le format s’est stabilisé depuis : deux jours de réunion de la société civile, un jour d’espace commun et deux jours de réunions des États, dont une demi-journée à huis clos. Un débat public, certes encore discret et sans engagements, peut enfin débuter et les GFMD suivants poursuivront dans la même voie.
Je me vois confier le mandat de Rapporteur spécial des Nations Unies pour les droits de l’homme des migrants six mois plus tard, en juillet 2011.
Une série de crises va alors mettre en évidence la nécessité d’une coopération à l’échelle mondiale. D’une part, dès 2012, la crise syrienne et les mouvements migratoires transméditerranéens débordent complètement les institutions nationales et communautaires de l’Europe, provoquant une réaction nationaliste populiste. D’autre part, dès 2014, la frontière sud des États-Unis est soumise à une pression migratoire accrue du fait de l’implosion progressive des États du triangle nord de l’Amérique centrale et de la prédominance des cartels mexicains dans les trafics de drogue et d’armes. Enfin, en 2016, l’exode des Rohingyas en Asie du Sud soulève la question du rôle de l’ONU dans la protection des minorités, des réfugiés et des migrants dans des pays en crise. Le besoin de réfléchir ensemble aux questions migratoires devient manifeste.
C’est dans ce contexte que le Secrétaire-Général Ban Ki-moon va convoquer la Conférence de New York en septembre 2016. Cette conférence adopte la New York Declaration on Refugees and Migrants, déclaration qui contient déjà une liste importante de garanties envers les migrants et les réfugiés et annonce la préparation des deux Global Compacts. À cette occasion, l’OIM devient une organisation « liée » aux Nations Unies, tout en conservant son modus operandi d’agence opérationnelle et « non-normative » auquel les États tiennent beaucoup.
Contrairement à mes prédécesseurs, je suis arrivé sur la scène multilatérale au bon moment, c’est-à-dire au moment où les États se sont ouverts au dialogue sur les questions migratoires. Commencé six mois après l’ouverture du GFMD à un débat public multilatéral sur les politiques migratoires, mon mandat se termine au cours de la phase de consultation qui précède la négociation du Pacte mondial sur les migrations.
2. UN MANDAT QUI ACCOMPAGNE UNE CONVERSATION GLOBALE
Il ne faut pas se leurrer sur l’impact des rapports des procédures spéciales de droit de l’homme des Nations Unies. Ils ont rarement changé radicalement la vie de qui que ce soit – sauf lorsque le mandat reçoit des plaintes individuelles et peut agir auprès des autorités, ce qui n’est pas le cas du mandat sur les droits de l’homme des migrants.
Par contre, ces rapports ajoutent à la somme des connaissances (« the knowledge base ») sur des situations ou des pays problématiques au plan des droits de l’homme. Ils relaient et amplifient des revendications légitimes de groupes minorisés et participent de leur empowerment politique et juridique. Ils affinent l’analyse, enrichissent le cadre conceptuel et peuvent contribuer à changer le vocabulaire. Ils participent au combat contre les stéréotypes, les mythes, les fantasmes et les menaces. Ils dégagent des voies de politique publique qui peuvent mener à de profondes réformes, dès lors qu’elles seront embrassées par une partie de la classe politique. En somme, plus souvent qu’autrement, les rapports des procédures spéciales influencent, sans transformer radicalement.
Chaque procédure spéciale doit produire annuellement au moins deux rapports thématiques et deux rapports de visite de pays. Pour mon mandat, un rapport thématique est présenté en juin au Conseil des droits de l’homme des Nations Unies à Genève, l’autre en octobre à l’Assemblée générale des Nations Unies à New York.
Les visites de pays doivent être autorisées par les autorités du pays, après soumission d’une requête. Une centaine de pays ont produit une invitation permanente aux procédures spéciales. Même dans ce cas, la négociation de la date de la visite peut s’avérer difficile. Nombre de mes requêtes – à des pays ayant produit une invitation permanente, comme à d’autres – sont restées sans réponse…
Les thèmes des rapports thématiques sont choisis discrétionnairement par le titulaire du mandat, qui peut composer son programme de travail à sa guise, sauf requête spécifique du Conseil des droits de l’homme.
Par ailleurs, à titre de titulaire du mandat, je suis alors fréquemment invité à intervenir sur des questions de politique migratoire, dans des conférences, des ateliers, des réunions fermées, des rencontres privées, à l’invitation d’organisations internationales, d’organismes de la société civile, de syndicats, de centres de recherche universitaire, de ministères nationaux, etc. À cela s’ajoutent de nombreuses interventions médiatiques, car le sujet suscite la controverse et donc passionne les médias.
Trois thématiques générales regroupent mes rapports : les politiques migratoires européennes, la condition des travailleurs migrants, et la gouvernance globale des migrations.
Les politiques migratoires européennes
Mon expertise précédente portait sur les politiques migratoires européennes et nord-américaines. Pour cette raison, ma première mission s’est déroulée en Albanie (décembre 2011). Le consentement de l’Albanie avait été obtenu par mon prédécesseur et cette visite me permettait de constater les effets des politiques migratoires de l’Union européenne sur ses voisins directs. Longtemps une plaque tournante de la traite des personnes, le pays avait réussi à réduire considérablement son rôle dans cette industrie de la misère. Mettant en œuvre les instructions de l’Union Européenne et avec son soutien financier, les autorités albanaises avaient construit un gros centre de détention pour migrants, presque vide lors de ma visite et pratiquement inaccessible, car à 40 kilomètres de Tirana, sans système de transit et avec une route passable seulement en camion. Par ailleurs, lors de ma visite aux postes frontières du sud du pays, on m’explique que la Grèce expulse des enfants d’origine albanaise par autobus entiers, deux fois par semaine. Les autorités grecques ne s’assurent aucunement de savoir si ces enfants – arrêtés au hasard dans la rue – ont des parents en Grèce et ne mettent en œuvre aucune procédure de détermination de l’intérêt supérieur de l’enfant.
Cette visite initiale me conduit alors à former un projet sur les politiques européennes, fondé sur des visites de chaque côté de la frontière extérieure de l’Union Européenne. Cinq visites seront consacrées à ce projet : les institutions de l’Union européenne à Bruxelles (mai 2012), la Tunisie (juin 2012), la Turquie (juin 2012), l’Italie (octobre 2012) et la Grèce (décembre 2012). Dans chaque pays, je visite des postes frontières, de nombreux centres de détention (dont certains dans une condition physique déplorable), des centres de commande (comme celui impressionnant, de la marine italienne, avec son immense tableau électronique indiquant la position et la direction de tous les navires se trouvant en Méditerranée), des hauts fonctionnaires des ministères des affaires étrangères, de la justice, de l’intérieur ou des affaires sociales, des postes de police, etc.
Chaque fois que je le peux, en particulier dans les centres de détention, je parle avec les migrants présents. Ces rencontres sont toujours émotivement chargées. Certains migrants ont manifestement des troubles de santé mentale. Les cas les plus difficiles sont ceux dans lesquels les migrants ont été séparés de membres de leur famille (conjoint, enfant) dont ils ignorent le sort. Je suis toutefois frappé par la résilience de ces migrants. Dans leur discours, beaucoup sont déjà psychologiquement sortis du centre de détention et sont en route pour un avenir meilleur pour eux-mêmes et leurs enfants, route dont ils planifient déjà les étapes.
Mon rapport thématique sur « The management of the external borders of the European Union and its impact on the human rights of migrants » (juin 2013) fait un certain bruit à Bruxelles, car c’est la première fois que l’Union européenne est le sujet d’un rapport d’une procédure spéciale des droits de l’homme des Nations Unies. Les commentaires de l’Union européenne sur ce rapport sont d’ailleurs notables : longue de 25 pages à simples interlignes, la réponse est fouillée et l’on distingue très clairement les paragraphes rédigés par le Conseil européens – très défensifs, voire hostiles – de ceux rédigés par la Commission européenne, lesquels engagent une véritable conversation. Lors de ma visite de courtoisie à Bruxelles après la publication du rapport, la commissaire Cecilia Malmström montre un véritable intérêt pour les questions que je soulève. Je sens bien alors que le principal obstacle à la mise en œuvre d’une politique migratoire européenne commune, fondée sur les principes de l’Union européenne, y compris la protection des droits fondamentaux, est l’opposition des États membres réunis au sein du Conseil européen : leurs agendas électoraux successifs ne leur permettent pas de proposer quelque mesure positive que ce soit en faveur des migrations. D’ailleurs, la commissaire Malmström réussit à faire réviser tous les textes adoptés suite à l’intégration de l’acquis Schengen, en particulier en y intégrant des garanties des droits des migrants. Mais, sous la Commission suivante, toute l’initiative politique et juridique sur les politiques migratoires est concentrée dans les mains des États membres réunis au sein du Conseil européen, la Commission jouant essentiellement un rôle de mise en œuvre politique.
À l’automne 2014, après l’été de l’opération italienne Mare Nostrum, le Conseil des droits de l’homme des Nations Unies me demande de revenir sur la question des politiques européennes. Je referai, en décembre 2014, de courtes visites en Grèce, en Italie et à Malte, produisant un nouveau rapport sur chaque pays, ainsi qu’un second rapport sur les politiques européennes (« Banking on mobility over a generation: follow-up to the regional study on the management of the external borders of the European Union and its impact on the human rights of migrants », mai 2015), rapport qui prône plus fortement que le précédent sur l’importance de compter sur la mobilité des individus, plutôt que de la prohiber.
Ces recherches sur les politiques migratoires européennes m’ouvrent les yeux sur la nécessité d’une gouvernance globale de la mobilité humaine, fondée sur la facilitation programmée sur le long terme des mouvements migratoires transfrontières.
La situation des travailleurs migrants
Ma préoccupation suivante sera la question de la protection des millions de travailleurs migrants à statut précaire. Ma première visite sur ce thème sera, en novembre 2013, au Qatar, pays qui compte (en 2017) 2,3 millions de travailleurs migrants et « expats », pour 300.000 citoyens, et qui a besoin de ces travailleurs migrants pour des projets pharaoniques.
La Qatar a alors besoin de soutien international, car il est sous les feux de la rampe pour avoir obtenu l’organisation du Mundial en 2022. Le traitement des travailleurs migrants est une source considérable d’embarras, en particulier le mécanisme de la kafala qui soumet le travailleur migrant au bon vouloir d’un unique employeur, lequel peut faire déporter le migrant simplement en résiliant son contrat de travail. Comme les migrants ont très souvent encouru des dettes – en particulier pour couvrir les frais illégaux de recrutement –, ils ne peuvent se permettre le renvoi au pays et sont obligés d’accepter les conditions qui leur sont imposées. Le salaire est très souvent inférieur à ce qui avait été promis, les heures de travail plus nombreuses, les conditions de travail plus exigeantes… Sont particulièrement souvent maltraités les travailleurs de la construction et les travailleuses domestiques. Et nombre de travailleurs de la construction reviennent au pays dans des cercueils, victime de « mort naturelle ».
L’acceptation de ma requête d’invitation participe d’une stratégie de collaboration avec l’ONU, de manière à faire preuve de bon vouloir face aux critiques et éviter le retrait du Mundial. Mon rapport semble avoir trouvé le juste milieu entre la critique des politiques qataries et l’engagement des autorités qataries vers des réformes des politiques sur les migrations de travail. Quelques progrès ont été accomplis depuis, et des réformes – toutefois lentes à venir – sont en cours.
Je ferai encore, en février 2014, une visite privée au Népal (financée par la coopération suisse et des syndicats népalais), d’où vient la deuxième plus grosse communauté de travailleurs de la construction au Qatar, ainsi qu’une visite officielle au Sri Lanka, source de nombreuses travailleuses domestiques au Moyen-Orient.
Mes rapports thématiques sur l’exploitation au travail des travailleurs migrants (juin 2014) et sur les pratiques abusives de recrutement de la main-d’œuvre étrangère (octobre 2015) seront issus de ces visites. Ils serviront entre autres à initier une collaboration entre mon mandat et l’Organisation internationale du travail (OIT), laquelle se préoccupe depuis longtemps du sort des travailleurs migrants, mais n’en fait une thématique prioritaire de sa mission qu’en mai 2014, lors de la présentation du premier rapport (en 95 ans d’existence!) du Directeur-Général à la Conférence générale du travail portant sur « Fair Migration ».
Ces recherches sur la condition des travailleurs migrants démontrent l’importance d’un « empowerment » juridique et politique des migrants, de manière à ce qu’ils puissent défendre eux-mêmes leurs droits.
La gouvernance globale des migrations
Mon premier rapport thématique porte sur la détention des migrants (juin 2012). Il rappelle que les migrants en situation irrégulière n’ont commis aucun crime, puisque l’irrégularité de leur situation est la simple violation d’une règle administrative, qui ne constitue ni un crime contre les personnes, ni un crime contre les biens, ni un crime contre la sûreté de l’État (99,9% des migrants sont parfaitement inoffensifs). En conséquence, le rapport insiste sur la nécessité que la détention soit une mesure de dernier recours, soumise à des conditions de nécessité et de proportionnalité, et sur l’importance d’investir dans des mesures alternatives à la détention, en particulier pour les enfants migrants et les familles migrantes.
Mon second rapport thématique porte sur les migrations climatiques (octobre 2012) et exprime un scepticisme quant à la possibilité d’identifier un « migrant climatique », hormis le cas des îles qui deviendront inhabitables, et donc de créer un régime juridique spécifique à ces migrants. Bien sûr, les changements climatiques exacerberont les difficultés d’accès aux ressources et amplifieront des mouvements migratoires existants (comme ceux du Sahel), mais les réponses devront être ciblées sur les caractéristiques spécifiques de chaque situation, sans nécessairement chercher à définir un régime commun. Je souligne l’importance de s’assurer que la facilitation de la migration internationale fait partie des plans nationaux d’adaptation aux changements climatiques, et que cette facilitation soit donc négociée entre les pays voisins qui feront l’expérience de ces mouvements migratoires.
Plusieurs de mes rapports suivants portent beaucoup sur la question de la gouvernance globale des migrations :
- Octobre 2013 : « Global Migration Governance», préparé en prévision du second High Level Dialogue on Migration and Development de 2013.
- Octobre 2014 : « Human rights of migrants in the post-2015 development agenda», préparé en prévision de l’Agenda 2030 sur le développement durable.
- Juin 2016 : « The impact of bilateral and multilateral trade agreements on the human rights of migrants ».
- Octobre 2016 : « Developing the Global Compact on Migration», à titre de contribution à la Conférence de New York sur les réfugiés et les migrants.
- Juin 2017 : « A 2035 agenda for facilitating human mobility », préparé à titre de contribution à l’élaboration du Global Compact on Migration 1.
Tous ces rapports me conduisent à élaborer un programme de facilitation progressive de la mobilité humaine sur le long terme. Dans le rapport de juin 2017, j’ai reproduit le format de l’Agenda 2030 sur le développement durable et produit une série d’objectifs, de cibles et d’indicateurs sur ce qu’il conviendrait de faire dans les prochaines décennies pour « faciliter » la mobilité.
Je ne peux conclure que les rapports de mon mandat aient eu une quelconque influence sur la conception du Pacte mondial sur les migrations, mais je me plais à penser que mon rapport de juin 2017 ait pu contribuer à ce que le texte négocié du Pacte (c’est-à-dire le texte anglais) contienne 62 fois des dérivés du verbe « to facilitate ». Au fond, c’est le message central du Pacte, qui rejoint les conclusions de mon mandat : facilitons la migration et nous la gouvernerons mieux.
Le Pacte mondial sur les migrations doit énormément au leadership diplomatique exemplaire des deux co-présidents de la conférence intergouvernementale, les ambassadeurs mexicain Juan Jose Gomez Camacho et suisse Jürg Lauber, ainsi qu’au travail de fond de la Représentante spéciale du Secrétaire Général sur les migrations internationales, Mme Louise Arbour, qui les a appuyés tout au long de la consultation et de la négociation du Pacte.
Mon mandat a pu contribuer à l’évolution progressive du débat, en apportant une voix indépendante – un rapporteur spécial ne représente ni son pays, ni les Nations Unies, ni aucune ONG, et présente son opinion en toute indépendance – sur des questions complexes.
Au cours de cette période, le débat politique s’est certes envenimé, et la question migratoire est devenue très toxique sur les scènes électorales, propulsant certains politiciens nationalistes populistes au pouvoir, contribuant singulièrement au vote en faveur du Brexit, et provoquant des politiques interventionnistes musclées de la part des pays du Nord Global dans les pays de départ et de transit, visant à y « immobiliser » les migrants.
Mais en même temps, ce débat politique a ouvert les yeux de nombreux citoyens jusqu’alors indifférents, a mieux expliqué les push factors et les pull factors des mouvements migratoires, a complexifié le portrait des migrants et délégitimé de nombreux mythes et stéréotypes courants sur les migrants, a affiné les arguments en faveur d’une facilitation de la mobilité humaine, et a montré que la toxicité du débat avait souvent plus à voir avec un nationalisme populiste en mal de bouc émissaire qu’avec les migrants eux-mêmes.
Le texte du Pacte montre que les États s’entendent presque tous sur l’analyse du phénomène migratoire, posent un diagnostic commun sur les crises des dernières années et proposent des solutions communes raisonnables à long terme.
On peut espérer que l’opposition politique est d’abord et avant tout celle d’une génération, la mienne, celle des babyboomers, une génération qui a peur de perdre la richesse qu’elle accumulée au cours des dernières décennies (souvent aux dépens des générations suivantes), une génération qui se souvient avec nostalgie de son enfance dans des villages ou des quartiers qui connaissait peu de diversité ethnique, sexuelle ou religieuse, et une génération qui nie aux « autres » une mobilité qu’elle trouve normale pour elle-même.
On peut alors imaginer que les générations montantes, souvent élevées dans une diversité sociale urbaine croissante et souvent dans une précarité financière qu’ils partagent avec les « autres », ne tolèreront pas autant que ma génération les discriminations envers les migrants-es ou les minoritaires, car il s’agira de leurs amis-es ou de membres de leur famille. Je crois qu’ils tireront de la situation actuelle une leçon d’ouverture et qu’ils adopteront une attitude beaucoup plus ouverte envers la mobilité et la diversité.
Il est à craindre donc qu’à l’instar de la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948, le Pacte mondial sur les migrations de 2018 ne commence à réellement inspirer les politiciens-nes et les citoyens-nes qu’après une ou deux décennies. Mais, comme pour la Déclaration de 1948, il est à espérer que ses fruits seront solides et durables.
En somme, si le mandat de Rapporteur spécial des Nations Unies pour les droits de l’homme des migrants a pu contribuer à placer une conversation sociale et politique sur des rails qui permettront son approfondissement au fil du temps, et la prise de conscience progressive que l’immobilisation des populations produit beaucoup plus d’effets délétères que sa facilitation réglementée, il aura servi le bien commun.
Montréal, le 26 juin 2019