N. 17 - 2019

La gouvernance internationale des migrations : un regard critique de la société civile

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Introduction

La société civile a longtemps appelé à une meilleure gouvernance internationale en matière de migrations, face au durcissement des politiques migratoires et au nombre croissant de morts aux frontières, à la multiplication des accords régionaux ou bilatéraux dans lesquels les Etats de destination ont une marge de manœuvre réduite dans les négociations, ou au peu de solidarité instauré entre pays de départ, de transit ou de destination. C’est donc une approche globale, solidaire et concertée que la société civile appelait de ses vœux.

Si des tentatives de renforcement de la gouvernance internationale avaient été mises en œuvre par le passé (Dialogue de haut niveau sur les migrations et le développement, Forum mondial sur la migration et le développement,…) le sujet des migrations a longtemps été un sujet réservé aux politiques domestiques, dans lesquelles prévalent des mesures de plus en plus dominées par une volonté politique de repli sur soi et de rejet de la personne étrangère.

C’est pourquoi un socle de négociations commun entre les différents acteurs et les différents niveaux de la communauté internationale était nécessaire, afin de répondre dignement aux enjeux des migrations internationales, et ainsi de réaffirmer les droits fondamentaux des personnes migrantes sur la scène internationale.

A la veille du sommet de New York qui s’est tenu en septembre 2016, la société civile engagée dans le processus d’adoption du Pacte mondial pour des migrations sûres, ordonnées et régulières, portait des recommandations communes, dont un certain nombre se retrouvent dans la version finale du texte adopté en décembre. Ces recommandations étaient notamment les suivantes :

  • Mettre fin à la vision sécuritaire développée à travers le monde : construction de murs, développement de forces policières aux frontières, détention des personnes migrantes, …,
  • Promouvoir une approche positive des migrations reconnaissant la contribution économique des migrations mais aussi l’enrichissement culturel, social et humain des migrations,
  • Réaffirmer les droits fondamentaux des personnes migrantes reconnus dans les textes internationaux notamment l’article 13 de la Déclaration universelle des droits de l’homme (DUDH) : « Toute personne a le droit de quitter tout pays, y compris le sien, et de revenir dans son pays ».

L’ONU comme lieu de consensus

Très vite, les négociations se sont en partie éloignées de l’esprit de la  déclaration de New York : appelés à engager un travail afin d’aborder les mouvements de population de manière plus humaine et coordonnée par le Secrétaire général des Nations Unies en avril 2016, certains Etats Membres ont détourné l’appel de Ban Ki Moon vers une coopération centrée sur le contrôle des frontières : « Nous nous emploierons à promouvoir la coopération internationale en matière de contrôle et de gestion des frontières, en ce qu’elle constitue un élément important pour la sécurité des Etats […] » (Déclaration de New York, § 24).

Les négociations pour l’adoption du Pacte mondial pour des migrations sûres, ordonnées et régulières, qui se sont tenues à New York de février à juin 2018, ont donc été le fruit d’un consensus entre des Etats ayant des conceptions très différentes de ce que sont des migrations « ordonnées » et de l’objectif de la mise en place d’une coopération internationale en matière de migrations. Outils pour réaffirmer les droits fondamentaux des personnes migrantes pour certains, il permettra de renforcer la coopération en matière de renvoi et de sécurisation des frontières pour d’autres.

Finalement, les Etats se sont accordés sur un socle de protection minimum, s’éloignant des ambitions initiales mais conservant les acquis du passé. La bataille pour inscrire le « principe de non régression », par lequel les Etats s’engagent à respecter leurs engagements internationaux pris en matière de droits de l’Homme a été remportée. Mais le « principe de non refoulement », pourtant réputé de jus cogens, a été rejeté par un bloc d’Etats et ne figure pas dans la dernière version du document.

Les Etats ont également donné une place excessive au principe de souveraineté nationale durant les discussions, affiché dès le préambule du Pacte et érigé comme principe fondateur. Cette omniprésence du principe de souveraineté nationale devient problématique lorsque, dans la dernière version du texte, cela aboutit à la possibilité pour les Etats d’« opérer la distinction entre migrations régulières et irrégulières, notamment lorsqu’ils élaborent des mesures législatives et des politiques aux fins de l’application du pacte mondial, conformément au droit international » (§ 14 c).

Finalement, ces Etats qui ont cherché à faire perdre de son contenu au texte, au fil des semaines des négociations, se sont désolidarisés du document. C’est ainsi que l’Australie, l’Autriche, la Hongrie, Israël, la Lituanie, la Pologne, la Slovaquie, la République Dominicaine et la République Tchèque, pourtant acteurs clés durant les négociations, ont exprimé le rejet du texte au moment de la conférence d’adoption du 10 et 11 décembre 2018 à Marrakech. Une mise à mal du multilatéralisme qu’il nous faut dénoncer.

La voix de la société civile

Dès le début du processus en 2016, les réseaux de la société civile, y compris les groupes de défense des droits des travailleurs, des organisations dirigées par des migrants et diaspora, des ONG de défense des droits de l’homme etc. ont essayé de faire entendre leur voix, et celle des personnes migrantes.

Entre août et novembre 2017, des consultations ont été organisées dans toutes les régions du monde par la société civile afin que leurs perspectives soient intégrées au processus de négociation. En Novembre 2017, a ensuite été adopté le document « Maintenant et Comment : Dix Actes pour le pacte mondial »1 en consultation avec plus de 50 réseaux et signé par 237 organisations. En Décembre 2017, des journées de la société civile ont été organisées, où les Etats Membres ont été conviés afin d’entamer un dialogue entre les différentes parties prenantes.

Mais c’est durant les semaines de négociations que la société civile doit pouvoir porter sa voix, afin que son analyse et expertise puissent être entendues au moment où se dessine le texte du Pacte, ce qu’elle peut faire de façon plus ou moins formelle. A titre d’exemple, durant la semaine de négociation, des rendez-vous réguliers sont organisés avec les co-facilitateurs qui coordonnent le processus d’adoption du Pacte mondial sur les migrations, afin de laisser un temps de parole aux acteurs de la société civile. Des rendez-vous formels et informels sont également être organisés avec les négociateurs sur place. Des « side event », ou évènements parallèles, sont aussi organisés par les acteurs de la société civile et en coopération avec les acteurs du gouvernement, afin d’approfondir certains sujets prioritaires.

La société civile doit pouvoir jouer un rôle plus formel au sein des espaces de négociations, et son rôle doit être reconnu par tous les Etats Membres des Nations Unies. De plus, la question de la représentation de la société civile doit être posée aujourd’hui, afin que les organisations de terrain travaillant auprès des personnes migrantes puissent porter leurs recommandations auprès des décideurs internationaux. A titre d’exemple, le processus d’accréditation pour le processus de négociation à New York n’a été ouvert qu’une seule fois sur une très courte durée, limitant ainsi l’accès aux négociations aux ONG déjà positionnées sur les enjeux globaux des migrations, ayant souvent un siège à Genève ou New York.

Un nouvel outil de plaidoyer

Plus de 150 Etats ont signé le Pacte mondial sur les migrations, qui constitue donc une étape historique en faveur du respect des droits fondamentaux des personnes migrantes. Le Secours Catholique reconnait nombre d’éléments positifs dans ce texte, comme le développement de voies légales de migration, notamment pour les migrants environnementaux (objectif 5) ; la protection des personnes en situation de vulnérabilité (objectif 7) ; l’accès aux services de base (objectif 15) ou la reconnaissance des contributions positives des personnes migrantes (objectif 16 à 20).

En dépit de ces engagements positifs, le Pacte présente des lacunes importantes dans plusieurs domaines et, à certains égards, loin des normes internationales en vigueur et des pratiques régionales. Outre l’absence du principe de non refoulement dans le texte, le Pacte mondial n’apporte pas de garantie suffisante sur la non criminalisation des personnes migrantes et des ONG (objectif 8 § 24 a) ni sur la notion de pare-feu visant à établir une séparation stricte et réelle entre les services d’immigration et les prestataires de services publics (objectif 15 § 31 b).

Plus encore, le Pacte ne remet pas en cause les politiques migratoires actuelles qui provoquent nombre de violations des droits de l’Homme et de morts aux frontières. L’objectif 11 intitulé « Gérer les frontières de manière intégrée, sûre et coordonnée » et l’objectif 21 « Coopération en vue de faciliter le retour et la réadmission des migrants en toute sécurité et dignité » semblent venir légitimer l’approche sécuritaire choisie par certains Etats Membres. La mise en place d’une base de données prévue dans le document (objectif 1) laisse également craindre une formalisation du contrôle des individus et une utilisation à mauvais escient de cet outil, notamment pour opérer des reconduites aux frontières.

En plus de ces lacunes, le document pose un certain nombre de défis relatifs au suivi et à la mise en œuvre des engagements, qui doivent être surmontés pour garantir une application efficace du pacte et donc un réel changement pour les personnes migrantes que nous rencontrons. Outre le caractère non contraignant du document, plusieurs Etats ont également qualifié le texte de « menu d’options » durant les négociations, indiquant qu’ils envisagent de le mettre en œuvre conformément à leurs priorités nationales, en choisissant ainsi parmi les 23 objectifs.

Tout l’enjeu est aujourd’hui d’engager les Etats dans un processus de suivi et mise en œuvre en collaboration avec tous les acteurs, y compris les autorités locales et la société civile, au cours des mois et années à venir, qui soit basé sur les besoins des personnes migrantes et les priorités de terrain. Ainsi, au niveau national, les Etats sont encouragés à élaborer « des réponses nationales ambitieuses pour la mise en œuvre du pacte mondial », sans toutefois préciser quels indicateurs permettraient de mesurer le progrès. Au niveau mondial, le Pacte prévoit la mise en place d’un réseau des Nations Unies sur les migrations, destiné à soutenir la mise en œuvre du Pacte, qui sera néanmoins coordonné par l’Organisation Internationale des Migrations, dont les activités auprès des personnes migrantes sont contestées sur le terrain. Tous les quatre ans, un forum international d’examen des migrations donnera aux Etats et parties prenantes concernées l’occasion de discuter des avancées dans la mise en œuvre du Pacte. Un premier forum qui aura donc lieu en 2022 et qui arrivera bien tardivement face à l’urgence de la situation.

Le 13 juillet 2018, la société civile a présenté une déclaration collective signée par plus de 150 organisations en seulement deux jours. Elle rappelle que nous demanderons des comptes aux gouvernements et aux parties prenantes sur une mise en œuvre ambitieuse et effective de ce Pacte et de ses engagements à l’égard des droits des personnes migrantes. Car « ce n’est pas la fin mais le commencement »2.

  1. http://madenetwork.org/ten-acts.
  2. http://cmsny.org/wp-content/uploads/2018/07/Civil-Society-GCM-Statement-FINAL.pdf.