Résumé : Redoutant la portée extraterritoriale de la Convention sur l’élimination de la discrimination à l’égard des femmes, le Comité pour l’élimination de la discrimination à l’égard des femmes confirme une fois de plus la sévérité avec laquelle il apprécie la recevabilité des communications relatives aux demandes d’asile, au risque de décourager durablement les femmes dans ces situations de le saisir.
Fearing the extraterritorial scope of the Convention on the Elimination of all Forms of Discrimination against Women, the Committee on the Elimination of Discrimination against Women once again confirms the severity with which it assesses the admissibility of communications regarding asylum applications. This trend could further discourage women in similar situations from submitting their cases to the Committee.
Cette décision adoptée le 9 juillet 2018 par le Comité pour l’élimination de la discrimination à l’égard des femmes (ci-après Comité), chargé de surveiller la mise en œuvre par les États parties à la Convention pour l’élimination de la discrimination à l’égard des femmes des Nations Unies de 1979[1] (ci-après Convention) semble confirmer une tendance observée dès 2014 par de nombreux commentateurs. Ainsi, Loveday Hodson remarquait que « jusqu’à présent, le Comité n’[avait] pas […] réussi à faire entendre sa voix sur les demandes d’asile de femmes vulnérables »[2]. Aline Riviera Maldonado observait de même que l’« attention portée à la protection des femmes migrantes ne se retrouv[ait] pas toujours dans les communications individuelles portées devant le Comité, où sembl[ait] se développer une jurisprudence restrictive »[3]. Ces constats ne s’expliquent pas seulement par le fait que, depuis l’entrée en vigueur du Protocole facultatif[4] à la Convention en décembre 2000, peu de communications ont été portées devant lui[5], en particulier en matière de demande d’asile et de renvoi. C’est également parce qu’« […] il semble bien que les communications de femmes menacées d’expulsion vers un État ne respectant pas leur droit soient soumise à une exigence de motivation plus grande » que les autres, comme le soulignaient Béatrice Delzangles et Mathias Möschel[6]. En 2018, il semblerait que cette exigence renforcée de motivation n’ait pas encore été assouplie par le Comité, comme l’illustre la décision d’irrecevabilité commentée dans cette note.
Cette communication tire ses origines de la demande d’asile présentée aux autorités danoises par Mme D., de nationalité somalienne, à son arrivée en mai 2014 (§ 2.5). La demandeuse d’asile, qui est également l’auteure de la communication, expose qu’après la disparition supposée de son mari en 2010 (§ 2.2), elle a commencé à fréquenter un autre homme, qui a été tué par son beau-frère après que ce dernier eut découvert leur relation (§ 2.3). Accusée de ce meurtre, l’auteure est condamnée à mort par un tribunal islamique le 20 février 2014. Selon elle, sa version des faits n’aurait pas été prise en compte car « elle est une femme » (§ 2.4). À l’occasion d’une attaque menée par les forces gouvernementales somaliennes dans la localité où elle était emprisonnée, l’auteure réussit à s’échapper, puis avec l’aide de son grand-père, elle rejoint le Danemark par avion (§ 2.5). Elle présente à son arrivée le 16 mai 2014 une demande d’asile, rejetée le 5 août par le Service danois de l’immigration (§ 2.6). Dès le Rappel des faits présentés par l’auteure, le Comité souligne dans les trois premières notes de bas de page l’absence d’informations et de précisions.
Le 27 octobre 2014, suite au rejet confirmatif de sa demande d’asile par la Commission des recours des réfugiés danoise (§ 2.7), l’État ordonne à l’auteure de quitter le territoire (§ 1.2). En vertu des articles 5 § 1 du Protocole facultatif et 63 de son Règlement intérieur[7], le Comité a demandé au Danemark de suspendre la procédure d’expulsion visant l’auteure de la communication (§ 1.2). Dans le cadre des demandes d’asile ou de l’exécution des mesures de renvoi, ces mesures intérimaires permettent une protection temporaire de la demanderesse, quand l’État les respecte, comme en l’espèce.
Selon l’auteure, son renvoi en Somalie violerait les droits issus des articles 2 (sur les mesures politiques que les États parties doivent adopter pour éliminer la discrimination à l’égard des femmes), 12 (sur la santé) et 15 (sur l’égalité devant la loi) de la Convention. Elle estime que « sa demande d’asile devrait être étudiée à la lumière » des dispositions conventionnelles, « puisqu’elle a démontré qu’elle a fait l’objet de violences sexistes » (§ 3.1). Elle redoute d’être exécutée par les Chabab et craint les réactions des familles de son mari et de son compagnon (§ 3.2), contre lesquelles l’État somalien ne voudrait ni ne pourrait la protéger (§ 3.3). Elle souligne également le risque de subir de mauvais traitements en tant que femme seule en Somalie (§ 3.3). Elle rappelle enfin le fait qu’elle a subi des violences sexistes restées impunies de la part du frère de son mari, ces violences devant être mises en perspective dans le contexte plus général des préjudices et des discriminations subis par les femmes en Somalie (§ 3.4).
Le Danemark conteste le fond ainsi que la recevabilité de la communication.
Sur le fond, selon l’État, « le renvoi de l’auteure en Somalie ne serait pas contraire aux dispositions de la Convention » (§ 4.1). L’État s’appuie sur le fait que lors de la motivation de sa demande d’asile, « l’auteure a fait des déclarations contradictoires concernant des points fondamentaux » et que, généralement, son récit était imprécis et vague, selon l’appréciation de Commission des recours des réfugiés, rendant par là même ses craintes de persécution indémontrables et son récit peu crédible (§ 4.4). Il rappelle également que la Commission avait, conformément à sa pratique, rejeté la demande d’examen médical visant à révéler des signes de torture, estimant que l’auteure n’avait prouvé ni qu’elle avait été torturée ni qu’elle risquait à nouveau de l’être, nonobstant la situation générale des femmes en Somalie (§ 4.5). L’État explique également que la Commission a apporté toute l’attention nécessaire à la demande de l’auteure et a fait respecter la Convention, malgré l’absence de mention explicite de ses articles (§ 4.6). Il estime en outre que le fond de la plainte relative à l’allégation de violation des articles 12 et 15 de la Convention est inopérant, en l’absence de question relative à l’accès à des soins médicaux et à la discrimination en raison du sexe (§ 4.8).
Sur la recevabilité, l’État, citant la jurisprudence M. N. N. c. Danemark, qui concernait le renvoi d’une femme craignant de subir des mutilations génitales sexuelles si elle était renvoyée en Ouganda[8], demande au Comité de déclarer la communication de l’auteure irrecevable car infondée. Selon lui, l’auteure n’a pas démontré qu’elle courait « un risque réel, personnel et prévisible de subir des formes graves de violences sexistes » (§ 4.7). Enfin, l’État dénonce ce qu’il perçoit comme une stratégie de l’auteure consistant à « utiliser le Comité comme organe d’appel […] ce qui reviendrait à un nouvel examen de sa demande d’asile par le Comité », rappelant alors à ce dernier de se fier « aux faits tels qu’établis par la Commission [des recours des réfugiés] » ainsi qu’à son évaluation (§ 4.9).
Afin qu’une communication soit jugée recevable par le Comité, en vertu du § 1 de l’article 4 du Protocole facultatif, les voies de recours internes doivent classiquement avoir été épuisées. En vertu du § 2 de ce même article, la communication ne doit pas a contrario : porter sur une question faisant l’objet d’une litispendance ou déjà examinée par le Comité lui-même (§ 2. a) ; être « incompatible avec les dispositions de la Convention » (§ 2. b) ; être « […] manifestement mal fondée ou insuffisamment motivée » (§ 2. c) ; constituer un abus du droit de recours (§ 2. d) ; et enfin porter « sur des faits antérieurs à la date d’entrée en vigueur [du Protocole] à l’égard des États » sauf en cas de persistance des faits litigieux (§ 2 e).
Le Comité livre son appréciation sur certaines conditions de recevabilité. Selon lui, la communication ne pose de problème spécifique ni au regard de la condition relative à la litispendance (article 4 § 2. a) (§ 7.2), ni au regard de la condition relative à l’épuisement des voies de recours internes (article 4 § 1). En effet, l’État n’a pas contesté ce point et le Comité estime que la Commission des recours des réfugiés « fonctionne comme une cour d’appel et qu’il est donc impossible de faire appel de ses décisions » (§ 7.3). La formule peut paraître quelque peu malheureuse dans sa version en langue française, puisque dans certains ordres juridiques internes, les arrêts des cours d’appel sont souvent susceptibles de recours devant une cour ou une juridiction suprême. Le terme « cour de dernier ressort » eut été plus clair.
À l’instar de nombreuses affaires antérieures, la condition relative à la motivation de la communication (article 4, § 2. c) fait en revanche l’objet d’une analyse approfondie. Si la solution retenue par le Comité, en l’espèce l’irrecevabilité de la requête, apparaît justifiée et prévisible au regard des faits de l’affaire (I), appréciée d’un point de vue systémique, elle se révèle plus préjudiciable et critiquable (II).
Une solution justifiée et prévisible aux regards des faits
Le Comité commence par rappeler le cadre général relatif aux obligations étatiques en matière d’asile dans le contexte de la mise en œuvre de la Convention, en particulier le § 21 de sa Recommandation générale n° 32 (2014) sur les femmes et les situations de réfugiés, d’asile, de nationalité et d’apatridie ; le § 7 de sa Recommandation générale n° 19 (1992) sur la violence à l’égard des femmes, et enfin le § 21 de sa Recommandation générale n° 35 (2017) (§ 7.5). Cette référence à ses propres Recommandations générales conforte son rôle comme interprète de la Convention[9]. Le Comité rappelle également la marge d’appréciation des États dans l’application individualisée du droit interne « […] sauf s’il peut être établi que l’évaluation a été conduite partialement ou est fondée sur des stéréotypes sexistes qui constituent une discrimination à l’égard des femmes, est manifestement arbitraire ou représente un déni de justice » (§ 7.7).
Pour autant, le Comité ne cite ses décisions concernant des communications antérieures ni dans le corps du texte ni en note de bas de page alors qu’il l’avait déjà fait en 2017 dans une décision adoptée au sujet d’une communication précédente assez similaire, S. J. A. c. Danemark[10], à propos d’une requête jugée inadmissible pour défaut de motivation présentée par une demandeuse d’asile qui craignait d’être contrainte de se marier si elle était renvoyée vers la Somalie, sa région d’origine ayant été par le passé contrôlée par les Chabab. La systématisation de la référence par le Comité à ses décisions antérieures inscrirait celles-ci dans une construction jurisprudentielle motivée et contribuerait au renforcement de sa crédibilité dans son rôle quasi-juridictionnel. De plus, le Danemark étant également partie à la Convention européenne des droits de l’homme, une évocation même succincte de celle-ci ainsi que de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme lui permettrait de s’engager dans une dynamique de dialogue et de « fertilisation croisée » (cross-fertilization) entre les systèmes universels et régionaux de protection des droits de l’homme. Esquissant cet engagement, en 2013, dans l’affaire M. N. N. c. Danemark précitée, le Comité avait a minima cité les travaux de la Cour européenne des droits de l’homme en note de bas de page[11].
En l’espèce, le Comité estime que la question à laquelle il doit répondre est la suivante : y-a-t’il eu une ou plusieurs irrégularités dans la procédure de demande d’asile de l’auteure et les autorités de l’État partie ont-elles mal évalué le risque de violence sexiste grave auquel l’auteure serait exposée en cas de renvoi en Somalie ? L’emploi du « et » indique le caractère cumulatif et non alternatif de la question.
En toute hypothèse, la requérante n’a fourni ni aux autorités danoises ni au Comité lui-même suffisamment d’éléments crédibles en soutien de ses allégations (§ 7.8). Le Comité rappelle qu’afin d’appuyer sa requête, l’auteure soulevait le fait que « les autorités danoises [n’avaient pas] examiné sa demande sous l’angle de la Convention et […] fait mention de celle-ci dans leur décision », contrairement à la demande de son conseil. Néanmoins, celui-ci n’avait ni fait « référence à des dispositions spécifiques » de la Convention ni étayé « les prétentions de sa cliente » sur des dispositions précises lors de sa demande (§ 7.9).
Le Comité estime que « l’emprisonnement ou l’exécution de la condamnation à mort prononcée [par] les Chabab [ne constitue pas] un risque pour l’auteure », d’une part, car les Chabab se sont retirés de la région, et d’autre part, car il est incertain que cette condamnation soit encore exécutoire « maintenant que la région est administrée par les autorités nationales ». Par conséquent, le Comité rejette ce point de la communication de l’auteure comme irrecevable en vertu du paragraphe 2 c) de l’article 4 (§ 7.10).
De plus, l’argument de la requérante selon lequel elle serait isolée à son retour en Somalie, en particulier sans soutien masculin, s’avère contestable. En premier lieu, durant la procédure devant les autorités danoises, l’auteure a uniquement soutenu ne pas avoir eu de contact avec sa famille. En second lieu, d’après les éléments versés au dossier, ce sont des membres de sa famille qui ont organisé et financé son voyage au Danemark (§ 7.11).
Concernant l’allégation de tortures ainsi que la demande d’examen médical auprès de la Commission des recours des réfugiés danoise, le Comité remarque que l’auteure a présenté « tardivement » cette allégation et cette demande et que la Commission a estimé que les justifications à ce retard n’étaient « ni satisfaisantes ni logiques » et les allégations insuffisamment motivées. Le Comité note à nouveau le fait que « les Chabab ne contrôlent plus la région ». Il estime finalement que rien ne permet de conclure que le refus « […] de soumettre l’auteure a un examen [médical] » est motivé « en raison de son sexe » (§ 7.12).
Il convient de remarquer que la problématique du refus des autorités danoises de procéder à un examen médical en cas d’allégations de torture a également été abordée devant un autre comité onusien de protection des droits de l’homme : le Comité des droits de l’homme, garant du Pacte international relatif aux droits civils et politiques[12]. Dans le cadre de l’examen du sixième rapport périodique du Danemark sur la mise en œuvre du Pacte, des informations ont été transmises au Comité des droits de l’homme selon lesquelles les autorités danoises « […] ne demanderai[ent] pas souvent à ce que l’on soumette à un examen médical les demandeurs d’asile qui affirment avoir été torturés dans leur pays d’origine afin de vérifier la véracité de leurs allégations »[13]. Ainsi, dans ses Observations finales, ces informations l’ont conduit à recommander au Danemark « [d’]ordonner un examen médical spécialisé, le plus tôt possible dans la procédure de demande d’asile, afin d’établir si les demandeurs d’asile affirmant avoir été torturés dans leur pays d’origine l’ont effectivement été » « dans tous les cas opportuns »[14]. Cela étant, le constat d’un manque généralisé de diligence de la part des autorités nationales n’implique pas nécessairement que Mme D. en ait été victime.
Ainsi, en l’espèce, le Comité estime « […] qu’aucun élément du dossier ne permet de conclure que les autorités de l’État partie n’ont pas porté toute l’attention voulue à la demande d’asile formulée par l’auteure ou que son examen serait par ailleurs entaché de quelque vice de procédure » (§ 7.13). De plus, fidèle à la position dégagée et réaffirmée dans la communication M. N. N. c. Danemark[15] relative à la responsabilité extraterritoriale des États parties à la Convention en vertu de son article 2 d), le Comité rappelle qu’il ne suffit pas de montrer qu’il y a de graves violations des droits de l’homme perpétrées dans l’État de renvoi : encore faut-il prouver le risque d’être personnellement, réellement et de manière prévisible victime de celles-ci en cas d’exécution de l’expulsion.
En l’espèce, le Comité estime que nonobstant les éléments qu’elle a présentés, « […] l’auteure n’a pas pu prouver que son renvoi en Somalie l’exposerait à un risque réel, personnel et prévisible de subir des formes graves de violence sexiste » (§ 7.13). Finalement, et sans surprise, le Comité rejette la communication car irrecevable en vertu du § 2 c) de l’article 4 du Protocole facultatif (§ 8. a)).
Une solution préjudiciable et critiquable d’un point de vue systémique
Il ne semble pas qu’en opportunité, le Comité ait pu trancher autrement[16]. D’ailleurs, les trois dernières Observations finales adressées au Danemark par celui-ci ne relèvent pas de traitement sexiste des demandes d’asile présentées par des femmes[17]. Bien que l’absence de violation systémique ne permet pas en tant que telle de présumer l’absence d’une violation dans un cas individuel, le Comité fait au moins preuve de cohérence dans tous ses travaux à l’égard de l’État partie.
Pour autant, si l’on examine la pratique générale du Comité en matière de communications, cette nouvelle décision vient s’ajouter à une liste déjà conséquente[18] de communications rejetées sur le fondement de l’insuffisance de la motivation : M. P. M. c. Canada[19] ; M. E. N. c. Danemark[20] ; M. S. c. Danemark[21] ; Y. C. c. Danemark[22] ; Y. W. c. Danemark[23] ; S. O. c. Canada[24]… Sans la qualifier de ‘systématique’, cette position récurrente pourrait traduire pour le moins un certain malaise du Comité face à la « triangularité » propre aux situations d’expulsion, et donc face à la portée extraterritoriale de la Convention. En l’espèce, la Somalie, dont l’auteure est ressortissante, n’y est pas partie, mais ce cas d’expulsion amène indirectement – et nécessairement – le Comité à apprécier la situation des droits des femmes dans celui-ci, le Comité rappelant succinctement à cette occasion ses préoccupations légitimes à ce sujet[25] (§ 7.13). Néanmoins, il convient de noter que la situation somalienne n’est pas hors du champ du système onusien de protection conventionnel des droits de l’homme et de l’institution des Nations Unies au sens large. D’une part, la Somalie est partie à un certain nombre de traités onusiens, dont le Pacte international relatif aux droits civils et politiques pour lequel elle a accepté la compétence du Comité des droits de l’homme en matière de plaintes individuelles[26]. D’autre part, la prorogation de la Mission d’assistance des Nations Unies en Somalie (MANUSOM) jusqu’au 31 mars 2020 a été décidée par le Conseil de sécurité[27] le 27 mars dernier[28].
Comme se le demandent Béatrice Delzangles et Mathias Möschel, cette « sévérité » dans l’appréciation de la recevabilité de ce type de communication pourrait-elle constituer « un indice [de leur] caractère politiquement sensible »[29] ? Quoiqu’il en soit, il serait dommageable néanmoins que sur le plan juridique, le Comité finisse par être critiqué pour son « rigorisme »[30], plutôt que son « activisme », ou encore pour son « inconstance » – le test de recevabilité au titre de la motivation du recours étant particulièrement bas en ce qui concerne les autres types de requêtes. En effet, c’est seulement si l’auteure d’une communication « n’a en rien expliqué pourquoi et en quoi les autorités de l’État partie enfreignaient, selon elle, les droits que lui conférait la disposition »[31], que celle-ci sera rejetée[32]. En prescrivant aux femmes demandeuses d’asile de motiver d’autant plus leurs requêtes, le Comité ne se rend-il pas « coupable » lui-même dans sa pratique d’une certaine forme de préjudice ou de discrimination à l’encontre de ces dernières ?
Sur le long terme, cette prescription, certes louable par sa constance et souhaitée par les États peu enclins à voir leur appréciation souveraine en matière de politique d’asile remise en cause, pourrait néanmoins desservir et fragiliser le Comité. Lors de l’adoption du Protocole facultatif relatif aux communications individuelles, il était espéré que l’octroi de cet outil au Comité, organe spécialiste de droits des femmes, ait pour effet de « rassurer les victimes et [de] les inciter à [le] saisir »[33]. Ironiquement aujourd’hui, une telle position peut décourager les femmes dans des situations similaires à lui soumettre leurs recours, alors qu’il semble déjà peiner à asseoir et à renforcer sa visibilité comme son autorité en tant que protecteur des droits des femmes, contrairement à d’autres Comités onusiens. Le fait qu’au titre de l’année 2018, il ne se soit exprimé que sur dix communications, dont celle qui est l’objet de cette note[34], traduit sans doute concrètement ce déficit de reconnaissance en tant qu’acteur pertinent et efficace.
Sur le plan normatif également, le Comité passe à côté de l’opportunité de mettre en œuvre dans la pratique la Convention dont il est le gardien et de développer activement sa jurisprudence en matière de protection des femmes demandeuses d’asile, au-delà de ses Recommandations générales. Malheureusement, il ne nous semble pas, à l’heure actuelle, que le nombre de cas les concernant s’amoindrira. Il paraît alors d’autant plus nécessaire que le Comité se saisisse de ces affaires.
[1] Organisation des Nations Unies, Assemblée générale, Convention sur l’élimination de toutes les formes de discriminations à l’égard des femmes, Résolution 34/180, A/RES/34/180, 18 décembre 1979, texte intégral disponible sur : https://www.ohchr.org/FR/ProfessionalInterest/Pages/CEDAW.aspx, consulté le 7 mars 2019.
[2] Hodson Loveday, « Women’s Rights and the Periphery: CEDAW’s Optional Protocol », European Journal of International Law, vol. 25, issue 2, 2014, p. 561, disponible sur : https://academic.oup.com/ejil/article/25/2/561/406212, consulté le 26 février 2019 : « the Committee has also so far been unable to establish much of a voice on the asylum claims of vulnerable women » [traduit par nous].
[3] Riviera Maldonado Aline, « Chapitre 6. À l’intersection des discriminations structurelles : la Convention et la protection des groupes vulnérables », in Roman Diane (dir.), La Convention pour l’élimination des discriminations à l’égard des femmes, Éditions A. Pedone, Paris, 2014, p. 172.
[4] Organisation des Nations Unies, Assemblée générale, Résolution 54/4, Protocole facultatif, A/RES/54/4, 15 octobre 1999, texte intégral disponible sur : https://www.ohchr.org/Documents/HRBodies/CEDAW/OP_CEDAW_fr.pdf, consulté le 7 mars 2019.
[5] Au 16 juillet 2019, dans la base de données de jurisprudence mise à disposition par le Haut-commissariat aux droits de l’homme des Nations Unies (disponible sur : https://juris.ohchr.org/fr), 66 décisions, tout type confondu (radiation du rôle, irrecevabilité, etc.) rendues par le Comité sont recensées.
[6] Delzangles Béatrice & Möschel Mathias, « Chapitre 2. Le Comité pour l’élimination des discriminations à l’égard des femmes : trente ans d’activités en faveur des femmes », in Roman Diane (dir.), La Convention pour l’élimination des discriminations à l’égard des femmes, Éditions A. Pedone, Paris, 2014, pp. 70-71.
[7] Organisation des Nations Unies, Chapitre IV. Règlement intérieur du Comité pour l’élimination de la discrimination à l’égard des femmes, HRI/GEN/3/Rev. 2, p. 115, texte intégral disponible sur : https://tbinternet.ohchr.org/Treaties/CEDAW/Shared%20Documents/1_Global/Part%20of%20HRI_GEN_3_Rev-3_7080_F.pdf, consulté le 7 mars 2019.
[8] Comité EDEF, M. N. N. c. Danemark, Communication n° 33/2011, CEDAW/C/55/D/33/2011 (2013).
[9] En effet, les Recommandations générales, « adressées à l’ensemble des États Parties […] visent le plus souvent à [leur] rappeler les obligations qui leur incombent en vertu de la Convention et à en préciser le contenu et la portée », comme le soulignent Delzangles Béatrice & Möschel Mathias, op. cit., p. 62.
[10]Comité EDEF, S. J. A. c. Danemark, Communication n° 79/2014, CEDAW/C/68/D/79/2014 (2017), § 7.8 : dans ce paragraphe où le langage y est très similaire, le Comité référence à titre d’exemple en note de bas de page les communications suivantes : Comité EDEF, R. P. B. c. Philippines, Communication n° 34/2011, CEDAW/C/57/DR/34/2011 (2014), § 7.5 ; N. Q. c. Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord, Communication n° 62/2013, CEDAW/C/63/D/62/2013 (2016).
[11] Sur cette question, v. Delzangles Béatrice & Möschel Mathias, op. cit., pp. 69-70 : où les auteurs notent cependant que ce simple renvoi en note de bas de page était particulièrement incohérent alors que la Cour européenne s’était prononcée sur un cas spécifique d’expulsion par les autorités danoises d’une femme courant le risque de subir des mutilations génitales sexuelles (v. Conseil de l’Europe, Cour européenne des droits de l’homme, Izevbekhai et autres c. Irlande, req. n° 43408/08, 17 mai 2011).
[12] Organisation des Nations Unies, Assemblée générale, Pacte international relatif aux droits civils et politiques, Résolution 2200 A (XXI), 16 décembre 1966, texte disponible sur : https://www.ohchr.org/fr/professionalinterest/pages/ccpr.aspx, consulté le 7 mars 2019.
[13] Comité des droits de l’homme, Observations finales concernant le sixième rapport périodique du Danemark, CCPR/C/DNK/CO/6 (2016), § 33.
[14] Idem, § 34.
[15] Comité EDEF, M. N. N. c. Danemark, op. cit., § 8.10 : « cette obligation positive inclut l’obligation, pour les États parties, de protéger les femmes contre l’exposition à un risque réel, personnel et prévisible de formes graves de violence fondée sur le sexe, que ces conséquences aient lieu ou non dans les limites territoriales de l’État partie d’envoi ».
[16] En revanche, ce constat n’est pas aussi évident concernant d’autres affaires, v. notamment Comité EDEF, N. c. Pays-Bas, Communication n° 39/2012, CEDAW/C/57/D/39/2012 (2014). Bien que le Comité ait jugé la requête irrecevable car insuffisamment étayée, Delzangles Béatrice & Möschel Mathias, op. cit., p. 71, s’interrogent sur cette solution, alors qu’à la lecture de la décision, les faits fournis paraissent particulièrement détaillés.
[17] V. Comité EDEF, Observations finales concernant le huitième rapport périodique du Danemark, CEDAW/C/DNK/CO/8 (2015) ; Observations finales concernant le septième rapport périodique du Danemark, CEDAW/C/DEN/CO/7 (2009) ; Observations finales concernant le sixième rapport périodique du Danemark, CEDAW/C/DNK/CO/6 (2006).
[18] Pour un tableau synthétique de l’ensemble des communications devant le Comité à jour de juillet 2014, v. ROMAN Diane (dir.), La Convention pour l’élimination des discriminations à l’égard des femmes, Éditions A. Pedone, Paris, 2014, pp. 343-354.
[19] Comité EDEF, M. P. M. c. Canada, Communication n° 25/2010, CEDAW/C/51/D/25/2010 (2012) : Le Comité juge la requête irrecevable car elle serait mal fondée et non motivée.
[20] Comité EDEF, M. E. N. c. Danemark, Communication n° 35/2011, CEDAW/C/55/D/35/2011 (2013) : Le Comité juge la requête irrecevable car insuffisamment étayée.
[21] Comité EDEF, M. S. c. Danemark, Communication n° 40/2012, CEDAW/C/55/D/40/2012 (2013) : Le Comité juge la requête irrecevable car insuffisamment étayée.
[22] Comité EDEF, Y. C. c. Danemark, Communication n° 59/2013, CEDAW/C/59/D/59/2013 (2014) : Le Comité juge la requête irrecevable car insuffisamment étayée et mal fondée. L’auteure se prévalait notamment devant le Comité d’une violation de l’article 18 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques relatif à la liberté de pensée, de conscience et de religion.
[23] Comité EDEF, Y. W. c. Danemark, Communication n° 51/2013, CEDAW/C/60/D/51/2013 (2015).
[24] Comité EDEF, S. O. c. Canada, Communication n° 49/2013, CEDAW/C/59/D/49/2013 (2014) : Le Comité juge la requête irrecevable car insuffisamment étayée.
[25] V. par exemple sur la situation de droits des femmes en Somalie : Amnesty International, « La lutte pour les droits des femmes en Somalie », Nouvelles, publiée le 20 janvier 2009, disponible sur : https://www.amnesty.org/fr/latest/news/2009/01/struggling-women039s-rights-somalia-20090120/ ; et plus précisément sur les violences sexuelles : Human Rights Watch, « Somalie : Les femmes ne devraient plus vivre dans la crainte permanente d’être violées », Nouvelles, publiée le 13 février 2014, disponible sur : https://www.hrw.org/fr/news/2014/02/13/somalie-les-femmes-ne-devraient-plus-vivre-dans-la-crainte-permanente-detre-violees ; « Here, Rape is Normal ». A Five-Point Plan to Curtail Sexual Violence in Somalia, États-Unis, 2014, 72 pages, disponible sur : https://www.hrw.org/sites/default/files/reports/somalia0214_ForUpload.pdf , consultés le 7 mars 2019.
[26] Pour consulter le statut de ratification complet de la Somalie en matière de traités de protection des droits de l’homme mis à jour par le Haut-Commissariat aux droits de l’homme des Nations Unies : https://tbinternet.ohchr.org/_layouts/15/TreatyBodyExternal/Treaty.aspx?CountryID=161&Lang=FR, consulté le 17 juillet 2019.
[27] Conseil de sécurité des Nations Unies, La situation en Somalie, S/RES/2461 (2019).
[28] Nations Unies, « Somalie : le Conseil de sécurité proroge jusqu’au 31 mars 2020 le mandat de la Mission en Somalie (MANUSOM) et met l’accent sur les futures élections », publié le 27 mars 2019, disponible sur : https://www.un.org/press/fr/2019/cs13752.doc.htm, consulté le 17 juillet 2019.
[29] Delzangles Béatrice & Möschel Mathias, op. cit., p. 71.
[30] Comité EDEF, M. N. N. c. Danemark, op. cit. Le Comité juge la requête irrecevable car insuffisamment étayée. Sur cette affaire en particulier, v. Delzangles Béatrice & Möschel Mathias, op. cit., p. 71, qui s’interrogent sur cette solution, alors que les faits sont particulièrement fournis.
[31] Comité EDEF, Zhanna Mukhina c. Italie, Communication n° 27/2010, CEDAW/C/50/D/27/2010 (2011), § 4.2), tel que cité par Delzangles Béatrice & Möschel Mathias, op. cit., p. 70.
[32] Ibid.
[33] Sur ce point, v. Grosbon Sophie, « Chapitre 1. Splendeur et misère de la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discriminations à l’égard des femmes », in Roman Diane (dir.), La Convention pour l’élimination des discriminations à l’égard des femmes, Éditions A. Pedone, Paris, 2014, pp. 32-33.
[34] Parmi ces dix communications, il faut compter deux radiations du rôle, six décisions d’irrecevabilité et seulement deux décisions sur le fond. Pour le commentaire de ces deux dernières, v. dans cette Revue les notes des auteures Videira Kelly et Lurel Marie-Lee.