La version PDF de cette note est disponible dans la Chronique des constatations des comités conventionnels des Nations Unies.
Saisi de l’extradition vers l’Arabie saoudite d’Osama Al Hasani, poursuivi pour vol de voitures, le Comité contre la torture devait déterminer si elle violait l’article 3 de la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants. Tout en rappelant que les violations systématiques des droits humains ne suffisent pas à elles seules pour caractériser un risque de torture ou de mauvais traitements, il a ici jugé que la requérante, qui présente la communication au nom de son mari Osama, n’avait pas démontré un risque prévisible, personnel, actuel et réel que l’extradition pourrait engendrer. Les arguments liés aux incohérences de la procédure saoudienne, aux allégations de torture subie par les coaccusés dans la même affaire ou à ses liens avec un dissident ont été écartés. Le Comité a ici privilégié une approche particulièrement exigeante en matière de preuve, réduisant la portée protectrice de l’article 3 de la Convention.
Le 8 février 2021, Osama Al Hasani, citoyen saoudien et australien, est arrêté à Tanger sur la base d’une notice rouge d’Interpol publiée le 6 décembre 2016 à la demande de l’Arabie saoudite (§ 2.1). Les autorités saoudiennes réclament son extradition pour un vol de voitures commis en 2015, bien que ses coaccusés aient déjà été condamnés en 2018 à trois mois de prison puis libérés (§ 2.3). Plus encore, une déclaration sous serment du ministère saoudien de la Justice, datée de septembre 2019, indiquait que les sept prévenus – dont Osama Al Hasani – avaient été blanchis de toute accusation, faute de preuves suffisantes (§ 5.5). En dépit de ces éléments, la Cour de cassation marocaine rend le 10 mars 2021 un avis favorable à l’extradition (§ 2.4), rejetant les arguments relatifs au risque de torture et de traitements inhumains en cas de remise. La défense d’Osama Al Hasani a pourtant souligné que ses coaccusés avaient porté des allégations de torture et de mauvais traitements lors de leurs interrogatoires en Arabie saoudite (§§ 2.3 et 3.2), que l’intéressé souffrait de problèmes cardiaques (§ 3.2) et qu’il entretenait des liens personnels avec le prince Sultan Ben Turki Ben Abdelaziz, dissident au royaume saoudien actuellement victime de disparition forcée (§§ 2.3 et 3.2). Le 11 mars 2021, l’épouse d’Osama Al Hasani, Hana Al Hasani, saisit le Comité contre la torture (ci-après le « Comité ») au nom de son mari et obtint, dès le lendemain, une demande de mesure provisoire interdisant l’extradition (§ 1.2). Cette demande reste néanmoins sans effet, l’État partie ayant malgré tout procédé à la remise de l’intéressé dans la nuit du 12 au 13 mars, avant même que la note verbale ne parvienne officiellement aux autorités marocaines compétentes (§ 1.3).
Après avoir relevé le respect des conditions de recevabilité énoncées à l’article 22 de la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants (ci-après la « Convention ») (§ 9.3), le Comité examine plus particulièrement le grief de la requérante selon lequel l’extradition de l’intéressé vers l’Arabie saoudite constituait une violation de l’article 3 (obligation de non-refoulement) de la Convention.
Le Comité rappelle en premier lieu que l’existence de violations systématiques des droits de l’homme, graves, flagrantes et massives dans un pays – soit, s’agissant de l’Arabie saoudite, la pratique généralisée de la torture et l’application de châtiments corporels tels que la flagellation ou l’amputation (§ 10.5 ; voir aussi CAT, Observations finales concernant le deuxième rapport périodique de l’Arabie saoudite, 2016, U.N. doc. CAT/C/SAU/CO/2, § 7) – ne suffit pas, en soi, à établir un risque individuel. Conformément à son Observation générale no 4 et à ses constatations antérieures, le comité souligne en effet que s’il doit tenir compte de tous les éléments pertinents dans l’appréciation du risque, le but de son analyse est de démontrer que ce risque est bien « prévisible, personnel, actuel et réel » (§ 10.4 ; CAT, Sur l’application de l’article 3 de la Convention dans le contexte de l’article 22, Observation générale no 4, U.N. doc. CAT/C/GC/4, 2017, § 11 ; CAT, Ktiti c. Maroc, constatations du 26 mai 2011, communication no 419/2010, U.N. doc. CAT/C/46/D/419/2010, § 8.3 ; CAT, Alhaj Ali c. Maroc, constatations du 3 août 2016, communication no 682/2015, U.N. doc. CAT/C/58/D/682/2015, § 8.4).
Or, en l’espèce, le Comité relève que la requérante n’a pas établi que son mari avait lui-même subi des actes de torture par le passé (§ 10.8), un élément pourtant considéré comme déterminant dans l’évaluation du risque de répétition (CAT, Observation générale no 4, précitée, § 49 al. b.-d.). De même, la proximité d’Osama Al Hasani avec le prince Sultan Ben Turki – évoquée par la requérante comme facteur aggravant – est jugée insuffisamment étayée pour être assimilée à une activité politique de nature à susciter l’attention des autorités saoudiennes (§ 10.9). Enfin, le Comité reproche à la requérante de ne pas avoir expliqué les incohérences entourant la condamnation puis la libération des coaccusés en 2018, leur blanchiment en 2019 et la condamnation d’Osama Al Hasani en 2021 (§ 10.13). Privilégiant une lecture formaliste faisant peser sur la requérante une lourde charge probatoire, le Comité semble par ailleurs passer à côté d’un élément pertinent dans l’appréciation du risque : l’extradition sur la base d’accusations pour lesquelles l’intéressé avait officiellement été disculpé.
Cette sévérité probatoire témoigne d’une tendance à renforcer la charge qui pèse sur le requérant au risque de vider l’article 3 de sa substance protectrice. Dans ses constatations antérieures, le Comité a pourtant rappelé qu’il n’était « pas nécessaire de montrer que le risque [soit] hautement probable » (CAT, Ktiti c. Maroc, précitées, § 8.4). Il est donc curieux d’observer que dans la présente affaire, le Comité exige des preuves circonstanciées de la menace individuelle allant jusqu’à écarter des éléments qui, mis bout à bout, dessinent un risque de torture et de mauvais traitements suffisamment sérieux.
À cet égard, l’opinion conjointe dissidente de Todd Buchwald, Jorge Contesse et Peter Vedel Kessing souligne précisément que les arguments avancés par la requérante étaient « plus que simplement défendables » et suffisaient à établir des motifs sérieux de croire à un risque de torture (Opinion conjointe (dissidente) de Todd Buchwald, Jorge Contesse et Peter Vedel Kessing, § 3). La sévérité du Comité est d’autant plus étonnante que ce dernier a précédemment vu dans le châtiment corporel encouru en cas d’extradition un risque prévisible, réel et personnel de torture (CAT, Alhaj Ali c. Maroc, précitées, §§ 8.8 et 8.9). Force est de constater que le contexte était par ailleurs similaire, tenant à la nature du châtiment encouru par le requérant, comme à la situation de violations systématiques des droits humains en Arabie saoudite (Ibid.).
Dans la présente affaire, le Comité ne semble pas sanctionner le défaut d’examen du risque incombant à l’État partie, bien qu’il prenne note de l’allégation de la requérante sur ce point (§ 10.10). Cela est d’autant plus surprenant que conformément à l’article 3 § 2 de la Convention, l’État doit tenir compte de « toutes les considérations pertinentes » afin de déterminer s’il y a des motifs sérieux de croire que l’individu risque d’être soumis à la torture. Le Comité se borne en réalité à relever que l’intéressé a bénéficié d’avocats, d’examens médicaux et d’une assistance consulaire (§ 10.14), autant de garanties judiciaires qui ne sauraient néanmoins se substituer à une évaluation substantielle du risque par l’État partie. Jugeant les motifs présentés insuffisants pour établir un risque prévisible, actuel, personnel et réel, le Comité ne sanctionne pas le défaut d’appréciation du risque par l’État partie (§ 10.16). Ce faisant, il semble subordonner le contrôle de l’appréciation effectuée par l’État partie à l’existence préalable de motifs jugés défendables, s’écartant de l’approche suivie dans Alhaj Ali c. Maroc (CAT, Alhaj Ali c. Maroc, précitées). Le Comité y avait tout d’abord relevé le défaut d’appréciation du risque par la Cour de cassation de Rabat ainsi que la faiblesse de l’affirmation de l’État partie selon laquelle les autorités marocaines étaient « convaincues que le requis n’encourait aucun risque personnel d’être remis aux autorités judiciaires requérantes » (CAT, Alhaj Ali c. Maroc, précitées, §§ 4.11 et 8.8 ; dans un cas similaire, voir aussi CAT, Ktiti c. Maroc, précitées, § 8.7). En outre, le Comité avait, dans un second temps seulement – et cela a toute son importance -, relevé que les motifs présentés étaient suffisamment défendables (CAT, Alhaj Ali c. Maroc, précitées, § 8.9). En procédant de la sorte, il distingue l’appréciation faite par l’État partie du risque de torture de l’examen objectif opéré par le Comité. Force est de constater que cette approche n’est pas celle poursuivie en l’espèce, exposant le Comité aux critiques de l’opinion conjointe (Opinion conjointe (dissidente) de Todd Buchwald, Jorge Contesse et Peter Vedel Kessing). Cette dernière souligne à juste titre qu’aucun des éléments avancés par la requérante n’ont permis d’établir avec certitude un risque de torture ; ils restent toutefois suffisants pour attendre de l’État partie qu’il explique de manière argumentée le fondement sur lequel ses autorités ont écarté cette allégation (Opinion conjointe (dissidente) de Todd Buchwald, Jorge Contesse et Peter Vedel Kessing, § 7).