N. 22 - 2024

Note sous Comité pour l’élimination de la discrimination à l’égard des femmes, Oksana Shpagina c. Fédération de Russie, 23 février 2023, communication n° 129/2018, U.N. doc. CEDAW/C/84/D/129/2018

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L’auteure de la communication, décédée (§ 2.16) au moment de l’adoption des constatations par le Comité pour l’élimination de la discrimination à l’égard des femmes (ci-après le « Comité »), était une personne de nationalité russe souffrant d’une dépendance chronique aux opioïdes et vivant avec le VIH, la tuberculose et l’hépatite C (§ 2.1).

Enceinte, elle est incitée à interrompre sa grossesse, en raison de sa consommation de drogues. Toutefois, en raison de sa grossesse, certains professionnels de santé refusent de la prendre en charge pour soigner sa dépendance. Une fois prise en charge, elle est traitée de manière inadaptée (par exemple avec des sédatifs) (§ 2.2). Bien qu’elle donne naissance à une enfant en bonne santé, elle garde de cette période des traumatismes psychologiques durables et une méfiance à l’égard du corps médical (§ 2.3). Elle demande aux autorités régionales de santé d’enquêter sur la prise en charge de sa grossesse au regard tant des standards de soins que des standards légaux en vigueur. Les autorités lui présentent des excuses officielles, sans réparation et aucune politique n’est envisagée pour améliorer la prise en charge de cas similaires (§ 2.5). Puis, son recours devant les autorités judiciaires régionales est rejeté au motif que « l’enfant [étant] né en bonne santé [cela] démontrait que la stratégie de supervision médicale […] avait été médicalement adaptée » (§ 2.6 [notre traduction] ; v. contra § 7.4), rejet confirmé lors des appels suivants (§ 2.7). Alternant entre période d’abstinence, de rechute et de réadaptation dans des centres de soin – certains religieux – aux protocoles inadaptés (processus de détoxification ou isolement), quand ceux-ci sont financièrement accessibles (§§ 2.9, 2.10 et 7.2), l’auteure est condamnée à trois ans et quatre mois de prison pour fabrication et possession de drogues sans intention de vendre et mise à disposition de son appartement pour consommation de drogues (§§ 2.11 et 2.12). L’appel ainsi que le recours en cassation sont rejetés, malgré qu’elle argue, entre autres, du fait que les juridictions n’ont pris en considération ni sa dépendance chronique aux drogues, ni l’indisponibilité d’un traitement de substitution aux opioïdes, y compris pendant sa grossesse, ni l’absence de centres de soins accessibles aux femmes ayant des enfants (§ 2.14).

Devant le Comité, l’auteure argue que les faits suivants font ressortir des violations par la Russie de ses obligations (§ 3.8) au titre la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes (ci-après la « Convention ») : l’absence d’accès aux traitements de substitution, y compris durant sa grossesse, ainsi que le manque de centre de soins accessibles aux mères, ayant concouru à ses rechutes et in fine à son emprisonnement, ordonné malgré son état de santé (§§ 3.2 et 7.7), alors que les femmes usagères de drogues sont particulièrement vulnérables (§ 3.4) ; le maintien de l’interdiction légale des thérapies de substitution aux opioïdes, un traitement pourtant reconnu comme plus efficace que la détoxification et recommandé notamment par l’OMS (§§ 3.5, 5.2 et 7.5) et l’absence de soutien notamment financier pour les femmes usagères de drogue ; le maintien de l’usage de drogue comme seule base légale de déchéance des droits parentaux, qui l’a découragé, en tant que mère seule, de solliciter des aides (§ 3.6) ; le maintien des dispositions criminalisant la consommation et la possession de drogues pour usage personnel (§ 3.3), contribuant à la stigmatisation et au mauvais traitement, en particulier, des mères souffrant d’une dépendance aux drogues, « vues comme agissant de manière irresponsable vis-à-vis non seulement d’elles-mêmes mais aussi de leurs enfants » (§ 3.7 [notre traduction]).

En application de ses travaux antérieurs (§ 9.3), le Comité constate la violation par la Russie des droits que l’auteure tient des articles 12, 2 f) et g) et 3 de la Convention (§ 10), s’agissant des « obstacles à l’accès à un traitement de la dépendance aux drogues et à une réadaptation sensibles au genre, pendant la grossesse » (§ 9.11 [notre traduction]). Toutefois, alors que l’auteure souhaitait accéder à un traitement de substitution aux opioïdes et que le Comité avait déjà recommandé à la Russie de permettre ce traitement (§ 9.6, citant le § 36 de ses observations finales de 2015 [CEDAW/C/RUS/CO/8]), il « prend note » de sa marge de manœuvre, telle qu’elle résulte de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme (§ 9.7 [notre traduction], citant CEDH, arrêt du 26 novembre 2019, Abdyusheva et autres c. Russie, req. nos 58502/11, 62964/10 et 55683/13). Ainsi, la portée concrète de ce constat de violation demeure incertaine.

En outre, paradoxalement, tout en limitant son constat de violation aux discriminations subies par l’auteure quand elle était enceinte (§§ 9.3, 9.4 et 9.6), le Comité se prononce sur la politique de criminalisation de l’usage et de la possession de drogues à des fins personnelles, ainsi que sur la politique de déchéance de droits parentaux en cas d’usage de drogues. Sa position ainsi que ses conséquences potentielles suscitent des interrogations, alors que le Comité reconnaît pourtant que « l’intolérance de l’État partie à l’égard de la consommation de drogues peut, dans certains cas, entraîner une stigmatisation sociale des consommateurs de drogues qui, en raison des stéréotypes liés au genre, serait plus importante pour les femmes en général, et les femmes enceintes en particulier » (§ 9.8 [notre traduction]).

S’agissant de la politique de criminalisation de l’usage et de la possession de drogues à des fins personnelles, le Comité considère que les autorités nationales n’ont pas discriminé l’auteure au moment de les lui appliquer et que les dispositions criminalisant les usagers de drogues n’ont pas un effet discriminatoire direct ou indirect à l’égard des femmes, in abstracto et en l’espèce, sans autres précisions (§ 9.9). En affirmant in abstracto que les dispositions criminelles en vigueur ne discriminent pas les femmes, le Comité semble accorder une très large marge d’appréciation à la Russie. Ainsi, il (se) prive de la possibilité d’interroger au prisme du genre le choix par cet État (et d’autres) d’une approche prohibitionniste en matière de drogues, alors même que, d’après la Convention, toute loi, y compris pénale, ayant pour effet de discriminer directement ou indirectement les femmes doit être modifiée ou abrogée (article 2 f) et g)).

S’agissant de la disposition selon laquelle le seul usage de drogue peut entraîner une déchéance des droits parentaux, en une phrase, le Comité considère que celle-ci « est conforme avec la protection générale des droits de l’enfant » (§ 9.10 [notre traduction]). D’abord, ce constat interroge la compétence du Comité, alors que l’enjeu était plutôt d’apprécier si cette disposition ne produisait pas des discriminations dans les faits à l’égard des mères usagères de drogues de manière disproportionnée, et si, son existence avait empêché l’auteure de demander et d’obtenir des aides (§ 2.10 de son argumentaire), qui, indirectement, auraient aussi bénéficié à son enfant. Par suite, le Comité accepte-t-il de se prononcer sur la validité d’une disposition eu égards aux seuls droits de l’enfant en général ? Le cas échéant, sur quel fondement le Comité assoit-il cette compétence ? L’article 16 f) sur les droits et responsabilités égaux entre femmes et hommes en matière parentale où il est précisé que « dans tous les cas, l’intérêt des enfants est la considération primordiale » ? Quelle articulation alors avec les travaux du Comité des droits de l’enfant ? Ainsi rédigé, ce paragraphe questionne la méthodologie du Comité : s’il s’estime compétent, son analyse n’est ni étayée ni sourcée, ne permettant pas d’en comprendre les ressorts alors que sa substance pourrait être contestable. En effet, prima facie, le Comité semble faire prévaloir l’intérêt des enfants, quand bien même la disposition discriminerait indirectement les mères. Toutefois, in abstracto, la déchéance (et sa menace) des droits parentaux pour seul usage de drogues est-elle seulement conforme à l’intérêt des enfants ? La prise en charge des enfants en résultant est-elle par ailleurs respectueuse de leurs propres droits, alors qu’il n’est pourtant pas rare que les services de l’enfance soient défaillants à plusieurs égards, y compris en Russie (v. par exemple dès 2005, CRC, Concluding observations : Russian Federation, 23 novembre 2015, U.N. doc. CRC/C/RUS/CO/3, §§ 36, 38, 39 et 44-47 ; en 2024, à nouveau, CRC, Observations finales concernant le rapport de la Fédération de Russie valant sixième et septième rapports périodiques, 1er mars 2024, U.N. doc. CRC/C/RUS/CO/6-7, §§ 24 a) et b), 25 a) et 31) ? Appréciée dans le contexte « d’intolérance à l’égard des usagers de drogues » en Russie (§ 9.8 précité), la déchéance est-elle statistiquement significativement prononcée ? Si oui, l’est-elle plus ou moins souvent à l’encontre des mères – sachant que celles-ci ont plus souvent la charge des enfants en cas de séparation ou de célibat –, idéalement sans se fonder sur des conceptions stéréotypées du rôle des mères ? Enfin, en l’espèce, l’auteure de la communication n’a pas été déchue de ses droits. Toutefois, n’aurait-il pas été pertinent d’analyser si le risque de l’être – risque potentiellement renforcé par les préjugés à l’égard des mères usagères de drogues – était en tant que tel une atteinte à ses droits ainsi qu’à ceux de son enfant (en particulier l’article 9 § 1 de la Convention sur les droits de l’enfant) ?

Aussi, plutôt que d’affirmer de manière abstraite et laconique que ni la criminalisation en matière d’usage de drogues ni le risque de déchéance des droits parentaux en raison de l’usage de drogues n’étaient contraires aux droits humains, d’autres solutions, plus prudentes et ouvertes, étaient envisageables.

Au stade de la recevabilité, le Comité aurait pu rejeter les allégations de l’auteure portant sur ces lois au motif de son incompétence ratione materiae (v. contra §§ 8.8 et 8.9). Cette solution risquait toutefois d’amputer excessivement sa compétence, alors que tant la parentalité que les impacts discriminatoires de la politique de criminalisation de l’usage des drogues sur les femmes relèvent de la Convention (v. article 16 f) précité et article 5 b)). Alternativement, il aurait pu estimer que, sur ces points, la communication n’était pas suffisamment étayée, voire s’apparentait à une actio popularis (v. en ce sens l’argumentation de l’État aux §§ 4.3 et 6.4, non discutée par le Comité au § 8.9).

Sur le fond, indépendamment des conclusions d’espèce, le raisonnement du Comité aurait gagné à être davantage détaillé. En particulier, le Comité aurait pu analyser la proportionnalité de la politique de criminalisation de l’usage des drogues, notamment au regard de l’objectif de sécurité nationale invoqué par l’État (§ 4.3). De même, il aurait pu explorer davantage les effets discriminatoires indirects potentiels ou avérés des dispositions relatives à la déchéance des droits parentaux sur les mères usagères de drogues, plutôt que de se limiter à l’appréciation laconique de leur conformité aux droits de l’enfant.

Par conséquent, ces constatations témoignent d’un refus du Comité d’appréhender, à travers une perspective sensible au genre, intersectionnelle – incluant donc aussi l’intérêt des enfants – et informée en santé publique, les répercussions de la criminalisation en matière de drogues sur tous les aspects de la vie des femmes usagères et, en particulier, des mères (si ce n’est d’un a priori défavorable de ses membres à leur encontre). A contrario, le rapport de la Rapporteuse spéciale sur le droit qu’a toute personne de jouir du meilleur état de santé physique et mentale possible, Tlaleng Mofokeng, intitulé « Consommation de drogues, réduction des risques et droit à la santé », publié malheureusement après ces constatations, explore les intersections entre ces enjeux (Conseil des droits de l’homme, U.N. doc. A/HRC/56/52, 2024, spéc. §§ 31, 36, 38, 55, 66, et 85 l) et v)). Ses analyses pourraient être utilement mobilisées si des affaires similaires étaient à nouveau portées à la connaissance des comités conventionnels.