N. 21 - 2023

Propos introductifs

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Vous avez bien voulu, à l’occasion de cet anniversaire me demander un témoignage. S’il est vrai que, le temps passant, le groupe de ceux qui ont eu la chance de côtoyer René Cassin va diminuant, la prudence s’impose. Ce grand homme d’action a assez peu écrit, il ne faut pas refaire l’histoire à la lumière du présent et j’évoque des moments, il y a près de soixante ans, qui relèvent déjà du regard de l’historien.

Ma vie a côtoyé celle de René Cassin à un bref moment de celle-ci dans l’exercice de l’une seulement de ses multiples activités : celle de représentant de la France à la toute jeune Commission de Droits de l’Homme des Nations Unies.

Quand j’entre au Conseil d’Etat en 1955, il en est encore le Vice-président. Il y est arrivé auréolé d’une expérience incroyable. Ce Vice-président, Professeur de droit dans l’université, ne vient pas du sérail, mais de la France libre. Il sait toute la signification du droit public, puisqu’il est largement responsable du maintien à Londres d’un Etat-France, qui sera tout armé à la Libération pour se retrouver parmi les Grands. Son passage au Conseil d’Etat sera marqué par une jurisprudence sur les libertés et le service public qui contribuera de façon décisive au prestige du droit public. Ce Vice-président là sera la cheville ouvrière de la réforme qui structure la juridiction administrative sur tout le territoire. Il est simultanément le négociateur inspiré de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme que nous célébrons aujourd’hui. Il va quelques années plus tard siéger parmi les premiers à la Cour européenne des Droits de l’Homme et en fin de compte la présider et ce, alors même que la France n’a pas encore ratifié la Convention européenne des Droits de l’Homme.

Or nous qui sommes alors jeunes trouvons dans ce Vice-président là quelqu’un qui nous fait confiance. Tout ce qui fut nouveau dans le fonctionnement du Conseil d’Etat Grands Arrêts, Centre de Documentation, fut confié à des collègues très jeunes. Voilà comment il me recruta pour le suppléer éventuellement, dans les longues sessions à New York et à Genève qui mobilisaient trop de son temps et de celui de Pierre Juvigny, un autre membre du conseil d’Etat qui l’aidait déjà. Il ne me choisit pas pour mon expérience, qui était nulle mais parce que je parlais anglais et avais un intérêt pour l’international. Moi j’accepte, un peu éblouie, voyant m’ouvrir les portes du monde.

Me voilà engagée dans une relation de travail très simple : le suivre, écouter d’abord à Paris au Quai d’Orsay, où se discute la feuille de route pour la délégation de la France avec la toute nouvelle commission consultative que le Président a fait installer au Quai, puis aux séances où je l’écoute, et le cas échéant le remplace. Il n’y instaure aucune distance hiérarchique et privilège dont je mesure à l’époque le prix, il me parle. Car le Président est par vocation un professeur, par exemple quand, à Genève, il me ramène en voiture à mon hôtel par exemple quand quittant New York il me laisse une lettre pour me guider.

Depuis cette date et à travers les années marquées par tant de changements, je n’ai jamais retrouvé quelqu’un qui savait à ce point faire le pont entre les principes et la réalité. Je n’ai jamais rencontré quelqu’un pour lequel l’avenir a confirmé à ce point des positions apparemment isolées mais prémonitoires.

Des principes il était le porte-parole vivant.

La Déclaration dont il me parle n’est pas un exercice intellectuel. Elle a un objectif : Plus jamais cela, plus jamais la guerre avec son cortège de malheurs et de barbarie. Ces paroles me sont dites par quelqu’un qui malgré toute son expérience d’ancien combattant et de négociateur de l’entre-deux-guerres, ne se console pas de n’avoir pu empêcher une seconde guerre mondiale. Et ses paroles ont un sens pour quelqu’un qui à compter du débarquement des Alliés en 1942 en Afrique du Nord n’a plus vu son père, mobilisé dans les campagnes d’Italie et de France, jusqu’à la victoire du 8 mai 1945.

Pourquoi la Déclaration serait-elle un rempart ? Parce qu’elle parle de l’homme au sens universel. L’universalité des droits serait, croit-on, un terme avancé par René Cassin dans la négociation. Il ne fut pas le seul rédacteur du texte, mais on lui doit beaucoup dans l’idée d’une conception universelle des droits, universelle malgré la diversité des cultures, universelle parce qu’associant droits civils et politiques et droits économiques et sociaux. Il veut me le faire comprendre, au volant de sa voiture, et m’éclairer sur le caractère ardu de la discussion de l’article 22 de la Déclaration. Je l’entends encore me dire avec malice : Voilà comment nous avons « eu » les Russes, en mettant sur un même plan les droits économiques et sociaux et les droits politiques. Il suffit alors de le laisser parler lui-même de ce texte, comme il pouvait être lu dans le contexte de l’époque.

Selon René Cassin, c’est la question où le conflit s’accusa le plus net : « J’eus alors l’idée de marquer dans un texte chapeau (umbrella) devenu plus tard l’article 22 les caractères communs à l’ensemble des droits économiques, sociaux et culturels de tout homme en tant que membre de la société, énumérés par les articles suivants, à savoir que leur satisfaction dépend de l’effort national et de la coopération internationale. Ma proposition repoussée une première fois, apparut par la suite comme répondant aux exigences de la situation. Mme Roosevelt ayant proposé d’ajouter les mots « compte-tenu de l’organisation et des ressources de chaque pays », le texte fut voté et la commission put ainsi franchir un pas décisif. L’équilibre une fois établi par elle entre les deux catégories de droits et libertés, civils et politiques d’une part, économiques sociaux et culturels de l’autre, n’a jamais été remis en cause, au cours des perfectionnements de forme réalisés plus tard. Aucune des critiques présentées plus tard par la délégation soviétique contre les insuffisances du projet n’a porté sur ce point ! Les moments qui ont précédé l’accord sur cet équilibre ont été à mes yeux, parmi les plus pathétiques des travaux ».

Laissant ainsi la parole à celui qui a écrit ces mots, je l’entends encore, brulant les feux rouges genevois dans son enthousiasme me raconter comment l’idée du compromis avait surgi dans son esprit. C’est que notre pays, la France, venait d’inscrire dans le préambule de la Constitution ces droits particulièrement nécessaires à notre temps « Avez-vous bien compris, disait-il à cette jeune collaboratrice inexpérimentée, que notre pays peut faire le pont entre les grandes conceptions de la société qui se partagent le monde ».

Du passage des principes aux consignes de l’action, René Cassin semblait avoir trouvé le secret. Déjà, il savait se faire écouter.et ce par tout interlocuteur. Mais surtout il savait persévérer.il travaillait dans le temps long. J’essaie d’illustrer ceci, par des exemples pris dans le désordre.

Assise derrière lui dans les salles de Nations Unies, j’ai été frappée par le respect que suscitaient ses prises de parole, même de la part des délégations arabes quand il était question d’Israël. Quand il s’en va et que je le remplace, je retiens mon souffle. J’ai encore une lettre de sa main où il me donne sa feuille de route. Notamment faut-il ou non, sous le point d’ordre du jour « violations grossières des droits de l’homme » faire condamner la Grèce des colonels ? Les opposants y sont persécutés, emprisonnés, disparaissent. Le Président n’a guère d’illusions sur la possibilité de réunir une majorité. Il me propulse tout de même dans l’initiative. Mais il précise que si la Grèce devait être condamnée, je dois veiller à ce qu’elle demeure pour l’avenir dans le cadre régional des droits de l’homme. La résolution que je dépose n’a guère que ma voix, mais la France avait pris date, ce qui ne passa pas inaperçu en Grèce : un magistrat grec, dont on m’avait dit dans les discussions décevantes à New York qu’il n’existait pas, vint un jour diner chez moi pour me remercier.

Il ne faut pas craindre d’être isolé, comme m’enjoint encore le Président, en me passant commande, à moi toute seule, d’un premier rapport périodique de la France sur l’état des droits. J’aime mieux vous dire que les administrations sollicitées à l’époque furent avares de leur concours.  Et René Cassin me pousse, que dis-je, m’oblige à rédiger un article pour dire au Président de la République que l’article 16 de la Constitution ne lui interdit pas, juridiquement, de faire ratifier par la France la Convention européenne des droits de l’Homme.

Cette ratification me remet en mémoire l’image la plus marquante à mes yeux de ce témoignage. C’est celle de René Cassin sortant quasi en larmes d’une nième réunion de la commission consultative au Quai d’Orsay, au cours de laquelle une fois de plus il a demandé en vain cette ratification. Une fois de plus, il lui a été répondu, non sans arrogance, que la France des Droits de l’Homme n’avait nullement besoin de ces contraintes.  Il me suffit d’évoquer ce souvenir dans le paysage juridique actuel, où chacun sait quel rôle la jurisprudence de la Cour européenne joue dans la préservation des droits et libertés. Un si grand rôle que parfois il gène.

Ce témoignage concerne donc, vous l’avez bien senti, un bref laps de temps, un moment parmi d’autres de la vie de René Cassin. Vous avez peut-être l’impression que pour sa cause, il faisait un peu feu de tout bois. Je le crois pourtant évocateur d’une attitude que Laurence Burgorgue-Larsen a bien analysée. Pour cet homme, « les principes se transforment en engagements, en entreprises pragmatiques remplies par la passion d’agir au service du bien commun, engagement en faveur de l’égale dignité de l’être humain, engagement et foi dans la figure de l’Etat incarné par la République et enfin, indéfectible engagement en faveur de la transmission par l’éducation… ».

Il disait de lui même « je suis un intermédiaire ». Il doit encore exister, de par le monde, des personnes qui l’ayant rencontré, se sont crus tenus de rejoindre une longue chaîne d’intermédiaires. En leur nom, j’affirme que la Déclaration n’est pas un acquis, reflétant un état du monde figé dans les rapports de force du XXème siècle. Elle est un objectif. Elle a été portée par cet homme constructif, optimiste, persévérant qui avait connu des temps bien aussi difficiles que les nôtres. C’est ce qui me permet, en ces temps affligés, où tout ce que René Cassin a voulu prévenir, les guerres, toutes les guerres, celles en Europe et au Moyen Orient, la barbarie, les victimes, toutes les victimes que nous n’avons pas su protéger, c’est ce qui me permet encore de parler dans une réunion consacrée aux droits de l’homme, c’est ce qui permet de croire qu’un autre monde est possible.