La portée de la Déclaration est à la fois essentielle et relative. Essentielle parce que c’était la première fois que l’on proclamait ou que l’on tentait de réunir autour d’une Déclaration des Droits de l’Homme l’ensemble des membres des Nations unies, donnant ainsi à ces droits une portée universelle. Ce que la Déclaration universelle a d’essentiel, c’est son inspiration. Je dirai pour ma part, que c’était plus une espérance qu’un constat. Car, si l’on veut bien y penser, c’est plus une espérance qu’une réalité. Et ça n’a jamais été une réalité.
En vérité, quand on a un long parcours derrière soi et que l’on a conservé une bonne mémoire, on se rend compte que le terrain des Droits de l’Homme n’a pas été aussi paisible que celui de la Suisse ! Le moins que l’on puisse en dire, est que ça a été le lieu d’un grand conflit et notamment, immédiatement après à la guerre, à telle enseigne que l’on pensait que l’Union soviétique n’accepterait pas la Déclaration des Droits de l’Homme. Mais au dernier moment, ils se sont abstenus. Donc, dès le départ, ça été un lieu de grands affrontements. Les Droits de l’Homme sont restés un lieu de confrontation pendant très longtemps, des affrontements très violents, intellectuellement, juridiquement, politiquement qui opposaient les Etats socialistes avec la revendication de « droits réels » opposés à des droits formels et les États occidentaux qui voyaient à travers le masque socialiste que la réalité des Droits de l’Homme était piétinée. Et ça a duré très longtemps, très longtemps. Je me souviens d’innombrables colloques, auxquels j’ai assisté ou participé, dans lesquels on connaissait dès le départ les positions figées des acteurs. Il suffisait de regarder le petit écriteau qui étaient devant eux pour savoir à quelle catégorie des Droits de l’Homme ils feraient référence !
Et puis, il y a eu un moment historique, historique ! Véritablement ! La chute du mur de Berlin… Qui l’eût cru ? Le hasard a fait que j’étais à Moscou à ce moment-là, pour participer à des travaux sur la Constitution russe. Et, je le dis avec un sentiment d’ironie à l’égard de moi-même, on a alors pensé que ça y était, et que cette fois-ci, les Droits de l’Homme dans la vision occidentale, l’avaient emporté. Ça a duré dix ans. Dix ans entre la chute du mur de Berlin et les Twin towers. Dix ans pendant lesquels, partout, on voulait, on entendait se réclamer des Droits de l’Homme, au sens classique et universaliste du terme. Mais cela n’a pas duré. La chute des Twin towers (le 11 septembre 2001) a marqué le retour à des procédures et à des détentions qui n’avaient rien à voir avec l’impératif des droits de l’Homme, et puis, c’est reparti, voilà…
L’Histoire de la Déclaration, c’est un temps marqué par des affrontements sur le concept même des Droits de l’Homme, jusqu’à ce que la chute politique d’un des protagonistes, fait que la vision de l’autre camp a triomphé, pendant les dix ans que j’évoquais. Vous voyez, je ne suis pas porteur d’autre chose, que d’une très longue histoire avec d’un très long conflit suivi d’un armistice. Depuis on est retombé dans le conflit ouvert. Et nous y sommes.
La caractéristique des Droits de l’Homme, aujourd’hui, c’est dirais-je, la crise des Droits de l’Homme. La notion même de Droits de l’Homme a été profondément atteinte par la multiplicité, ou la diversité, des groupes qui voulaient que soient reconnus « leurs » droits de l’Homme. Y compris quand c’étaient des femmes, et ce n’a pas la moindre des conquêtes qui a été réalisée. Vous avez aussi, une catégorie essentielle qui n’était pas assez prise en compte, les droits de l’enfant qui deviendra homme. Il est difficile de dire les « Droits de l’Homme-Enfant », on parle des droits de l’enfant.
Mais, une chose est d’admettre le principe de l’universalisme, autre chose est de découper en segments les différentes catégories de bénéficiaires des Droits de l’Homme. Ce n’est pas le moment d’envisager cette étude complexe, mais il est certain que le contenu des Droits de l’Homme, qui s’est voulu réel pendant très longtemps, puis a été marqué par le triomphe de la conception occidentale, classique, fait aujourd’hui l’objet d’une revendication par chaque communauté, dans une espèce de volonté d’exister publiquement et, dans la demande d’une égalité avec les autres communautés.
Tout ça a engendré une diversité, une multiplicité, qui, à mon sens, a enlevé à l’universalisme des Droits de l’Homme, une certaine force, et même une force certaine, liée à ce caractère fondamental selon lequel les droits de l’Homme valent pour tous les êtres humains, quel que soit leur âge, quel que soit leur couleur, quel que soit leur langage, quelle que soit la culture dans laquelle ils ont été élevés, ça vaut pour tous. Est-ce que c’est la réalité, je l’ignore. À vos interrogations, à vos perplexités, et je dirai pour ma part, sans doute.
La première fois que j’ai mesuré que nous étions entrés dans un autre temps, c’est lorsque j’ai été amené à prendre la présidence du comité chargé de la célébration du 50ème anniversaire de la Déclaration universelle des Droits de l’Homme en 1998 et que les ministres canadiennes ont dit, avec un accent formidable : « Monsieur Badinter, il ne faut pas dire les Droits de l’Homme, il faut dire les droits humains ». Moi j’ai grandi dans l’amour des textes, la Déclaration des Droits de l’Homme est une déclaration qui vaut pour tous les êtres humains. Je ne vois pas de raison d’utiliser pour l’espèce humaine un autre terme que celui consacré pour les femmes et pour les hommes. Après tout, quand on regarde la Déclaration, elle vise tous les êtres humains. Je leur ai répondu que vous aboutissez à ce qu’un texte admirable en langue française, devienne une traduction du même texte en langue américaine, retraduit en français, à l’usage des Français. Ces manipulations linguistiques ne me disent rien qui vaille. Moi je préfère la Déclaration des Droits de l’Homme, entendu comme l’espèce humaine. Chacun appartient à l’espèce humaine.
Raison de plus pour œuvrer pour l’universalisme, c’est-à-dire la reconnaissance que tous les êtres humains sur cette Terre ont le droit à des droits, oui, à des droits fondamentaux, qui peuvent être plus ou moins catégoriels mais qui reposent sur cette idée essentielle, le droit au respect de la vie et de la dignité de l’autre. La dignité ! Peut-être, n’a-t-on pas assez travaillé sur le concept de dignité humaine comme droit, à commencer par le droit au respect de ses idées. J’insiste beaucoup là-dessus au terme d’une longue vie.