Je me joins – au nom de la Fondation René Cassin – Institut international des droits de l’homme – aux remerciements de l’Ambassadeur Jean-Maurice Ripert, en me réjouissant de vous retrouver si nombreux dans cette salle du Centre de conférences ministériel (CCM) où nous avions déjà tenu un colloque en 2012 à l’occasion de l’entrée en vigueur de la Convention internationale pour la protection de toutes les personnes contre les disparitions forcées. [1] Merci à nos hôtes du ministère de l’Europe et des affaires étrangères, notamment l’ambassadrice aux droits de l’homme Delphine Borione ainsi que la direction générale de la mondialisation (DGM).
Cette journée marque le 75ème anniversaire de l’adoption de la Déclaration universelle des droits de l’homme le 10 décembre 1948 par l’AGNU réunie au Palais de Chaillot. Ce vote – car il s’agit d’un vote, mais d’un vote quasi-unanime, avec 48 voix pour, 8 abstentions et aucune voix contre – est aujourd’hui gravé dans le marbre et lie tous les Etats membres des Nations Unies. La Déclaration universelle est devenue le socle juridique de tout le système international de protection des Droits de l’Homme, dans le cadre universel, comme à l’échelon régional et transrégional, ou sur le plan interne. Le cinquantième anniversaire de la Déclaration universelle, célébré en 1998, avait constitué en quelque sorte l’acmé de cette reconnaissance, allant de pair avec la consécration du rôle des défenseurs des droits de l’homme, marquée par l’adoption au consensus, le 9 décembre 1998, de la résolution de l’Assemblée générale sur « le droit et la responsabilité des individus, groupes et organes de la société de promouvoir et protéger les droits de l’homme et libertés fondamentales universellement reconnus » (53/144)[2].
Dans un nouveau siècle secoué par les catastrophes, les crises et les guerres, on peut s’interroger sur le sens d’un tel anniversaire, alors que les objectifs de la Déclaration, « un monde où les êtres humains seront libres de parler et de croire, libérés de la misère et de la terreur » sont loin d’être atteints. Mais c’est oublier que la Déclaration n’a pas été conçue par des utopistes pour des temps tranquilles. Elle s’inscrit dans le droit fil de la Charte de 1945 dont le Préambule évoque d’emblée la volonté de « préserver les générations futures du fléau de la guerre qui deux fois en l’espace d’une vie humaine a infligé à l’humanité d’indicible souffrance ». Et pour ce faire, entend « proclamer à nouveau notre foi dans les droits fondamentaux de l’homme, dans la dignité et la valeur de la personne humaine, dans l’égalité des droits des femmes et des hommes, ainsi que des nations, grandes et petites ».
A l’échelle d’une vie humaine, c’était bien l’expérience tragique de René Cassin, parmi tant d’autres, ce jeune professeur de droit devenu un grand blessé dès octobre 1914, à 27 ans. Militant de la SDN auprès d’Herriot et de Briand, il sera un des premiers résistants, aux côtés du général de Gaulle qu’il rejoint à Londres en juin 1940, engagé dans toutes les négociations sur le statut de la France libre sur l’organisation internationale de la paix, avant d’incarner la continuité républicaine en devenant le vice-président du Conseil d’Etat de 1944 à 1960. En recevant le prix Nobel de la Paix en 1968, pour sa contribution à la rédaction de la Déclaration universelle, comme protagoniste de la Commission des droits de l’homme, présidée par Mme Eleanor Roosevelt, René Cassin a rappelé le combat de ses frères d’armes pour la liberté et la dignité, contre le racisme et la barbarie. En créant l’Institut international des droits de l’homme de Strasbourg, devenue depuis une Fondation d’utilité publique, Cassin voulait pérenniser cet engagement « par l’enseignement et l’éducation », en s’adressant aux nouvelles générations.
La Déclaration universelle doit rester aujourd’hui plus que jamais notre boussole morale et notre ancrage juridique au milieu des tempêtes. Il est trop facile de dire tout ce qu’il n’y a pas dans la Déclaration universelle, de vouloir la déconstruire, la réécrire, la traduire ou la travestir, au lieu de la promouvoir et de la défendre. Mais aujourd’hui, alors que les crises idéologiques et géopolitiques s’enchevêtrent, il est plus important, me semble-t-il, de retrouver la nouveauté radicale de la Déclaration à travers trois lignes de force, combinant idéal moral, fécondité juridique et volontarisme collectif :
– C’est d’abord la reconnaissance de « la dignité inhérente de tous les membres de la famille humaine », face à « la tyrannie et à l’oppression », en ayant en mémoire le lien indissoluble entre les quatre libertés définies par le président Roosevelt dans son grand discours du 6 janvier 1941 lorsqu’il évoquait « l’avènement d’un monde où les êtres humains seront libres de parler et de croire, libérés de la terreur et de la misère… ».
– C’est ensuite, l’impératif d’effectivité avec le souci de garantir l’universalité et l’indivisibilité des droits fondamentaux, partout et pour tous, en visant non seulement des droits théoriques et abstraits, mais des « droits réels » assortis de mécanismes juridiques et de recours efficaces, sur le plan interne comme dans le cadre international.
– C’est enfin le développement de la coopération internationale, dans le fil des dispositions de la Charte de 1945 – à commencer par les principes de l’article 1er et les engagements de l’article 56 – qui obligent tous les États membres, avec l’implication des organisations internationales et régionales, mais aussi de tous les acteurs de la société civile, en soulignant le rôle irremplaçable des ONG indépendantes et des défenseurs des droits de l’homme. Au-delà des États, ces monstres froids, la Déclaration s’adresse elle-même à « tous les individus et tous les organes de la société ».
C’est le sens de cette journée, avec des intervenants venant de tous les horizons, pour réaffirmer l’idéal commun à atteindre, sachant que ce combat ne sera jamais achevé. L’année 2023 marque aussi l’ anniversaire de la Conférence mondiale sur les droits de l’homme organisée à Vienne en 1993, où tous les États avaient adopté une Déclaration et programme d’action visant à renforcer le système des Nations Unies, en rappelant « l’engagement solennel pris par tous les États de s’acquitter de l’obligation de promouvoir le respect universel, l’observation et la protection de l’ensemble des droits de l’homme et des liberté fondamentales pour tous, conformément à la Charte des Nations Unies, aux autres instruments relatifs aux droits de l’homme et au droit international » (I,1) et en soulignant qu’« eu égard à ces buts et principes, la promotion et la protection de tous les droits de l’homme est une préoccupation légitime de la communauté internationale » (I,4).
Trente ans après, non seulement les violations systématiques des droits de l’homme se multiplient à travers le monde, mais les principes universels, à commencer par « l’égalité de droits des femmes et des hommes », sont remis en cause au nom de revendications culturelles ou de particularismes religieux. Face aux lendemains qui déchantent, c’est sans doute le « pessimisme de la volonté » évoqué par Norberto Bobbio qui doit nous inspirer et nous mobiliser, avec lucidité critique et énergie créatrice[3].
C’est tout le sens de cette journée internationale qui ne doit pas être seulement une commémoration oubliée mais un engagement toujours neuf, au service du « progrès des droits de l’homme », pour citer une disposition devenue obsolète de la Charte des Nations Unies[4].
[1] Les Actes de la journée ont été publiés dans cette revue Droits fondamentaux, n°12 (2013).
[2] Cf. notamment le colloque organisé à la Sorbonne par la CNCDH, La Déclaration universelle des droits de l’homme, 1948-1998, Avenir d’un idéal commun, Paris, La Documentation française, 1999 ; ainsi que le colloque organisé par la CNCDH à Strasbourg lors du 60ème anniversaire, La Déclaration universelle des droits de l’homme, 1948-2008, Réalité d’un idéal commun ? (Les droits économiques, sociaux et culturels en question), Paris, La Documentation française, 2009.
[3] Emmanuel Decaux, « Norberto Bobbio et le droit international des droits de l’homme », in Mélanges Charles Leben, Droit international et culture juridique, Paris, Editions Pedone, 2015.
[4] Il s’agit de l’article 68 dont la version anglaise « promotion » a prévalu dans le jargon onusien.