N. 21 - 2023

Note sous Comité pour l’élimination de la discrimination à l’égard des femmes, N.A.E. c. Espagne, 27 juin 2022, communication n° 149/2019, U.N. doc. CEDAW/C/82/D/149/2019

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Apparu sous la plume des féministes d’Amérique Latine dans les années 2000 (V. Rozée et C. Schantz, « Les violences gynécologiques et obstétricales : construction d’une question politique et de santé publique », Santé publique, 2021/5, vol. 33, pp. 631 et s.), le concept de « violences obstétricales » se retrouve aujourd’hui dans la pratique des organes de protection des droits humains des Nations Unies, y compris du Comité pour l’élimination de la discrimination à l’égard des femmes (ci-après « le Comité »)(voir « Recommandation générale n° 35 sur la violence à l’égard des femmes fondée sur le genre, portant actualisation de la recommandation générale n° 19 », 26 juillet 2017, U.N. doc. CEDAW/C/GC/35, § 18 pour une reconnaissance implicite). En 2019, la Rapporteure spéciale sur les violences faites aux femmes, ses causes et ses conséquences arrime de manière exhaustive la conceptualisation de ces violences au prisme des droits humains dans son rapport intitulé « Adoption d’une démarche fondée sur les droits de la personne dans la lutte contre les mauvais traitements et les violences infligés aux femmes dans les services de santé procréative, en particulier les violences commises pendant l’accouchement et les violences obstétricales » (11 juillet 2019, U.N. doc. A/74/137). Définissant les « violences obstétricales » comme « tout acte de violence subi par les femmes lorsqu’elles accouchent en établissement de soin » (Ibid., § 12), la Rapporteure met au centre de son approche « le consentement éclairé », à la fois « comme un droit de la personne » et « comme un rempart à ce type de violence » (Ibid., § 14). En Espagne, la Loi 41/2002 du 14 novembre 2002 sur l’autonomie du patient et les droits et obligations en matière d’information et de documentation clinique consacre le consentement comme pierre angulaire des relations entre les professionnels de santé et les patients (notamment son article 2, §§ 2-4, disponible en espagnol sur : https://www.boe.es/buscar/act.php?id=BOE-A-2002-22188, consulté le 27 juillet 2023 ; voir aussi § 15.6 des constatations dans N.A.E. c. Espagne). Toutefois, les personnels de santé arguent souvent que le consentement a été obtenu, alors que les conditions de son expression et son recueil jettent un doute sur sa matérialité ; plus insidieusement, certains arguent d’une « nécessité médicale » – parfois contestable – pour l’outrepasser, voire même s’en passer (D. Roman, « Les violences obstétricales, une question politique aux enjeux juridiques », Revue de droit sanitaire et social, n° 5, 2017, pp. 867 et s. ; voir également Rapporteure spéciale sur les violences faites aux femmes, ses causes et ses conséquences, « Adoption d’une démarche fondée (…) », précité, § 49 et Haut conseil à l’égalité entre les femmes et les hommes, « Les actes sexistes durant le suivi gynécologique et obstétrical. Des remarques aux violences, la nécessité de reconnaître, prévenir et condamner le sexisme », Rapport n° 2018-06-26-SAN-034, voté le 26 juin 2018, p. 35). Ainsi, en l’espèce, lors de la prise en charge de son accouchement par des professionnels de santé, l’auteure de la communication subit contre sa volonté et/ou sans information une accumulation d’actes, pas nécessairement justifiés médicalement, tels « le déclenchement de l’accouchement au moyen d’ocytocine […], la réalisation de plusieurs touchers vaginaux, l’interdiction de se nourrir, l’infantilisation, la pratique d’une césarienne […]durant laquelle elle n’a pas pu être accompagnée de son conjoint et durant laquelle elle a eu les bras attachés, la séparation avec son nouveau-né qui a empêché le peau à peau […] [ou encore] l’imposition de l’alimentation au biberon » (faits tels que présentés par le Comité au § 15.7 ; voir également les faits tels que présentés par l’auteure de la communication aux §§ 2.1-2.17). En résultent des préjudices physiques et psychiques sur le long terme, ces derniers attestés par des expertises psychiatriques (Idem). Dans un second temps, l’auteure de la communication ne parvient à obtenir ni auprès des administrations sanitaires ni auprès des juridictions administratives et constitutionnelle la réparation des préjudices subis. Devant le juge administratif, sa demande de réparation pécuniaire est rejetée au motif – entres autres – que « dès lors que les soins étaient prodigués conformément aux connaissances scientifiques et techniques, tout préjudice occasionné ne saurait engager la responsabilité pécuniaire de l’administration » et, s’appuyant sur une jurisprudence, qu’en toute hypothèse, « l’accouchement ‘constitue[rait] un processus naturel dans le cadre duquel le consentement éclairé n’a aucun sens, car la volonté de la patiente ne peut modifier le cours des événements’ » (tels que présentés par l’auteure, §§ 2.18-2.23, spéc. § 2.22, à rapprocher de la jurisprudence française en matière de refus ou de demande de césarienne : voir D. Roman, « Les violences obstétricales (…) », précité).

Ce n’est pas la première fois que le Comité est confronté à des allégations de « violences obstétricales » (voir par exemple les Observations finales concernant le septième rapport périodique du Costa Rica, 67ème session, 24 juillet 2017, U.N. doc. CEDAW/C/CRI/CO/7, §§ 30 d) et 31 d)), qui plus est, dans le contexte espagnol. En effet, l’importance des constatations dans la communication N.A.E. c. Espagne ne se comprend qu’à la lumière des premières constatations qu’il a rendues en la matière deux ans plus tôt, dans la communication S.F.M. c. Espagne (constatations du 28 février 2020, communication n° 138/2018, U.N.doc. CEDAW/C/75/D/138/2018). Représentée par la même conseil, l’auteure de la communication avait vu constater par le Comité la violation par l’Espagne à son encontre des articles 2 alinéas b), c), d) et f) (sur l’obligation générale incombant aux autorités de lutter contre les discriminations par tous moyens), 5 (sur l’élimination des préjugés et pratiques coutumières ou autres fondés sur l’infériorité d’un genre ou les stéréotypes de genre) et 12 (sur la discrimination dans le domaine de la santé), tant en raison de l’imposition d’une accumulation d’actes médicaux non nécessaires – tels l’épisiotomie – lors de la prise en charge de son accouchement, qu’en raison de la « re-victimisation » subie durant les procédures administratives et judiciaires engagées aux fins de la réparation de ses dommages. En particulier, le Comité y faisait découler de l’article 12 qui consacre en son paragraphe 2 des « droits de la maternité » (D. Roman (dir.), La Convention pour l’élimination des discriminations à l’égard des femmes, Paris, Éditions A. Pedone, 2014, notamment pp. 27 et 261-265), l’obligation pour les États de garantir, non seulement des services appropriés, mais également un accouchement respectueux de l’individu et de son consentement, conforme aux meilleures pratiques médicales et aux droits humains. Ainsi, la Convention protègerait le « droit à une maternité sans risques », y compris, mais sans s’y limiter, « médicaux » (S.F.M. c. Espagne, précitées, § 8 b) i) ; en ce sens voir également D. Roman, « Les violences obstétricales (…) », précité, qui rappelle les revendications d’une « maternité à moindre risque […] au-delà de la prévention de la morbidité et de la mortalité » de l’organisation non gouvernementale White Ribbon Alliance). Dans N.A.E. c. Espagne, concluant à la violation des mêmes articles, le Comité constate en outre la violation de l’article 3, consacrant l’obligation générale pour les États de prendre « dans tous les domaines […] toutes les mesures appropriées, y compris […] législatives, pour assurer le plein développement et le progrès des femmes, en vue de leur garantir l’exercice et la jouissance des droits de l’homme et des libertés fondamentales sur la base de l’égalité avec les hommes » (§ 15.9, voir contra dans S.F.M. c. Espagne, précitée, § 6.5, où l’auteure n’avait pas suffisamment étayé les moyens tirés de cet article).

Cependant, trois écueils précarisant les droits des parturientes et affaiblissant la portée des obligations corolaires des États en la matière pouvaient être relevés dans le raisonnement du Comité dans S.F.M. c. Espagne, écueils partiellement adressés dans les présentes constatations.

Premier écueil. Dans S.F.M. c. Espagne, le Comité mélangeait les faits relatifs aux violences subies durant le suivi obstétrical à ceux relatifs aux violences causées par les autorités administratives et judiciaires après son accouchement. S’attardant en particulier sur le traitement discriminatoire dont l’auteure avait été victime devant les juges, le Comité semblait alors sous-entendre in fine que l’État devait, avant tout, punir les actes subis durant le suivi, et non prévenir leur survenue même (§§ 7.4-7.5). Dans N.A.E. c. Espagne, le Comité distingue plus clairement deux phases. Première phase, il entreprend de qualifier explicitement l’ensemble des faits subis par l’auteure durant l’accouchement et la phase de post partum à l’hôpital, comme des « violences obstétricales » (§ 15.7). Dans une perspective de cohérence intrasystémique (E. Decaux, « L’impératif de cohérence, entre intégrité du système et efficacité du droit », in E. Decaux et O. de Frouville (dir.), La dynamique du système des traités de l’ONU en matière de droits de l’homme, Paris, Éditions A. Pedone, Paris, 2018, pp. 164-184), le Comité s’appuie de nouveau sur le Rapport précité de la Rapporteuse spéciale (§ 15.4 ; voir S.F.M. c. Espagne, précitées, § 7.3). Toutefois, il ne conclut pas ce paragraphe par l’énoncé des articles de la Convention violés. Par déduction, ces violences entraînent très logiquement a minima la violation de l’article 12 consacré à la santé. Seconde phrase, reprenant l’apport de S.F.M. c. Espagne, le Comité constate que « les autorités chargées d’apprécier la responsabilité née de ces actes devraient faire particulièrement attention à ne pas reproduire les stéréotypes […] [Or,] dans le cas d’espèce, les autorités administratives et judiciaires […] ont appliqué des idées stéréotypées et donc discriminatoires », contrevenant dès lors aux exigences des articles 2 f) et 5 (§ 15.8). En y consacrant deux paragraphes distincts, le Comité souligne que tant la dynamique de « victimisation » subie par l’auteure dans le cadre de son suivi à la maternité que celle de « re-victimisation » par les autorités étatiques sont contraires à la Convention. Ainsi, il inscrit clairement sa démarche dans la méthodologie des luttes contre les violences de genre (voir V. Bellami, W. Carazo Méndez et C. Gradin, « Dénonciation de la Convention d’Istanbul par la Turquie : l’insoluble équilibre entre volonté étatique et garantie des droits des femmes et des filles », Droits fondamentaux, 2021, n° 19.

Deuxième écueil. Dans S.F.M. c. Espagne, l’État devait « […] exiger [le] consentement préalable, libre et éclairé [des patientes] à tous les traitements invasifs pendant les soins liés à l’accouchement » (§ 8 b) i)). Toutefois, le Comité atténuait la portée de cette exigence en excluant « les situations où la vie de la mère ou du bébé est en danger » (Id.). Dans un contexte de vulnérabilité accrue des parturientes, cette atténuation risquait d’être interprétée amplement ou invoquée abusivement par les professionnels de santé. Or, comme le souligne Diane Roman, « [l]’idée que la volonté de la parturiente peut être écartée par la décision médicale est hautement discutable » (« Les violences obstétricales (…) », précité). Dans N.A.E. c. Espagne, le Comité consacre de nouveau cette obligation de garantir le « consentement préalable, libre et éclairé » des parturientes « à tous les traitements […] pendant les soins liés à l’accouchement, en respectant leur autonomie et leur capacité de prendre des décisions en connaissance de cause concernant leur santé procréative », sans la réserve précitée (§ 16 a) b) i)). En ce sens, il semblerait que le Comité ait pris en compte les suggestions présentées par la Clinique de droit international d’Assas (ci-après « la CDIA ») dans leur tierce intervention (§ 8.2, tel que résumé par le Comité, voir également CRDH/Paris Human Rights Center, « Tierce intervention devant le CEDAW », actualité publiée le 2 juin 2020). En effet, ils s’appuyaient sur le Guide de l’Organisation mondiale de la Santé (ci-après « l’OMS »), Managing Complications in Pregnancy and Childbirth : A guide for midwives and doctors. Second Edition, qui précise que les professionnels de santé doivent « respecter le droit [de la patiente] à l’information et au consentement informé [ainsi que celui de] refuser tout traitement ou toute procédure proposée » et « respecter [ses] choix et préférences, notamment […] en matière de soins, procédures et traitements » en toute circonstance, y compris urgentes (Genève, 2017, p. C-5 [notre traduction]). À cet égard, il semblerait que, dans N.A.E. c. Espagne, le Comité ait probablement accepté un grand nombre de tierces interventions – onze ! (§ 1) – afin de renforcer et légitimer sa pratique sur la question des violences obstétricales (voir International Service for Human Rights, « Les interventions de tiers auprès des organes de traités des droits humains de l’ONU », 31 mars 2022, disponible sur : https://ishr.ch/defenders-toolbox/resources/guide-for-tpis-before-untbs/, consulté le 29 juin 2023, pp. 16 et 20). Émanant d’organisations de la société civile espagnole, brésilienne ou encore mexicaine, celles-ci mettent également en lumière leur complémentarité possible : par exemple, alors que les observations présentées par les membres de la CDIA se focalisaient, dans une perspective plus théorique, sur la définition juridique des violences obstétricales et de la notion de consentement préalable, libre et éclairé (telle que résumée par le Comité, §§ 8.1-8.3), la contribution de l’Observatoire des violences obstétricales présentait dans une perspective pratique, des chiffres sur la prévalence de ces violences, issus d’une étude qualitative (telle que résumée par le Comité, § 6).

Troisième écueil. Dans S.F.M. c. Espagne, l’emploi du terme « invasifs » accolé aux « traitements » jetait un doute supplémentaire sur l’étendue de l’exigence de recueillir le consentement. Dans sa tierce intervention, la CDIA rappelait également que, d’après l’OMS, « [u]ne femme (ou sa famille, si nécessaire) doit donner son consentement éclairé avant que le prestataire ne pratique une intervention [et elle] (ou sa famille, si nécessaire) a le droit de refuser tout traitement ou procédure proposé » (Ibid., p. C-6 [nos traduction et accentuation]). Par conséquent, le professionnel de santé doit « obtenir le consentement éclairé pour toute procédure, diagnostique ou thérapeutique, et les soins » (Ibid., p. C-25 [id.]). Pourtant, dans N.A.E. c. Espagne, le Comité continue de circonscrire l’obligation de recueillir le consentement aux seuls « traitements invasifs ». Le maintien de ce terme est d’autant plus surprenant que le Comité lui-même juge que « […] l’affirmation [de la Rapporteure] selon laquelle le consentement éclairé est un droit fondamental dans le cadre de tout traitement médical lié aux services de santé procréative et à l’accouchement » est « particulièrement pertinente dans le cadre de la présente communication » (§ 15.5 [notre accentuation]).

Affinant de nouveau sa position, la dernière Recommandation générale du Comité, adoptée le 31 octobre 2022, portant sur les droits des femmes et des filles autochtones, ajoute la nécessaire dimension intersectionnelle à la lutte contre les violences obstétricales (« Recommandation générale no 39 (2022) sur les droits des femmes et des filles autochtones », 2022, U.N. doc. CEDAW/C/GC/39). En effet, la « dé-médicalisation » de l’accouchement, souvent perçue comme favorisant davantage le respect du consentement des parturientes, en particulier dans les pays du Nord (V. Rozée et C. Schantz, « Les violences gynécologiques et obstétricales (…), précité, p. 630), peut parfois être mise en œuvre au détriment de leur confort et de leur bien-être, notamment quand elles sont « racisées » (M. El Kotni et C. Quagliariello, « L’injustice obstétricale. Une approche intersectionnelle des violences obstétricales », Cahiers du Genre, 2021, vol. 2, n° 71, 2021, pp. 119-120). Aussi, après avoir rappelé que les femmes et les filles autochtones sont « souvent victimes de violence fondée sur le genre au sein du système de santé, notamment de violence obstétricale » (Ibid., § 51 [notre accentuation]), le Comité « recommande aux États parties […] de veiller à ce que le consentement préalable, libre et éclairé […] [soit respecté] dans le cadre de la prestation de services », sans ajouter une quelconque réserve relative à des circonstances d’urgence ou/et de danger ou une quelconque condition tenant à la nature invasive de l’acte ou du traitement (Ibid., § 52, a)).

Ainsi, le concept de « violences obstétricales » a été le ressort pour bâtir pas à pas puis affirmer une approche pleine et entière du consentement des patientes dans le cadre du suivi obstétrical. Sa mobilisation dans le champ des droits humains permettrait également d’appréhender comme violences les maltraitances subies par les patientes et patients dans le contexte des procréations médicalement assistées (voir en ce sens, par exemple, Comité des droits économiques, sociaux et culturels, constatations du 7 mars 2019, SG et GP c. Italie, communication n° 22/2017, U.N. doc. E/C.12/65/D/22/2017, à propos d’une grossesse forcée consécutive à l’implantation d’un embryon créé par fécondation in vitro) ou des interruptions de grossesse (en ce sens, voir M. El Kotni et C. Quagliariello, « L’injustice obstétricale (…) », précité). Ce concept pourrait également ouvrir la voie à l’introduction de celui de « violences gynécologiques », qui souffre d’une moindre « publicité » dans les fora institutionnels (voir en ce sens V. Rozée et C. Schantz, « Les violences gynécologiques et obstétricales (…) », précité, p. 630). Et, pourquoi pas, a fortiori maintenant que le Comité les reconnaît officiellement (« Guidelines on third-party interventions under the Optional Protocol to the Convention on the Elimination of All Forms of Discrimination against Women », disponibles sur : https ://www.ohchr.org/en/treaty-bodies/cedaw/individual-communications, consultées le 28 juillet 2023), sous l’impulsion de la société civile via des tierces interventions !