N. 21 - 2023

Note sous Comité des droits des personnes handicapées, Maria Simona Bellini c. Italie, 26 août 2022, communication n° 51/2018, U.N. doc. CRPD/C/27/D/51/2018

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L’auteure de la communication, de nationalité italienne, apporte à sa fille et son compagnon atteints d’handicaps sévères de l’aide et des soins au quotidien. Elle les assiste dans de nombreux aspects de leur vie tels que leur médication, leur alimentation, leur hygiène ainsi que leurs relations avec les institutions médicales, sociales et administratives. Dès 2013, l’auteure est autorisée à télétravailler depuis son domicile, ce qui lui permet non seulement d’assurer la subsistance matérielle de sa famille, mais aussi de leur prodiguer l’assistance requise par leur handicap. En janvier 2017, cette autorisation est révoquée, empêchant dès lors l’auteure de conserver son emploi.

Elle introduit le 28 mars 2017 une communication devant le Comité des droits des personnes handicapées (ci-après, le « Comité ») alléguant la violation en son nom propre ainsi que celui de sa fille et de son partenaire de nombreux articles de la Convention relative aux droits des personnes handicapées (ci-après, la « Convention ») parmi lesquels les articles 5 (droit à l’égalité et à la non-discrimination), 19 (droit à l’autonomie de vie et à l’inclusion dans la société), 23 (droit au respect du domicile et de la famille) et 28 (droit à un niveau de vie adéquat et à une protection sociale). En substance, la communication allègue la violation desdits droits en raison de l’absence de dispositions dans le système juridique italien accordant un statut et un soutien aux aidants familiaux. Cette argumentation n’est pas sans soulever une problématique inédite devant le Comité : la Convention relative aux droits des personnes handicapées protège-t-elle les droits de personnes qui ne présentent aucun handicap ? Auquel cas, le Comité a-t-il compétence pour examiner les allégations de violation de tels droits ? Ces deux questions étaient inextricablement liées. Il appartenait dès lors aux experts onusiens de préciser au stade de la recevabilité l’étendue de la protection matérielle offerte par la Convention et de la compétence ratione personae du Comité. À ce titre, ils rappellent d’abord que l’article 1er du Protocole facultatif conditionne la compétence du Comité à l’allégation d’une violation d’un droit prévu par la Convention. Or, cette dernière semble a priori viser les seules personnes handicapées, définies dans l’article premier comme « des personnes qui présentent des incapacités physiques, mentales, intellectuelles ou sensorielles durables dont l’interaction avec diverses barrières peut faire obstacle à leur pleine et effective participation à la société sur la base de l’égalité avec les autres » (§ 6.7). S’il existait peu de doute sur le fait que la fille et le partenaire de l’auteure de la communication soient considérés par le Comité comme relevant d’une telle définition (§ 6.7), sa situation à elle apparaissait plus délicate puisqu’elle ne prétendait pas être une « personne handicapée » au sens de l’article 1er de la Convention, mais alléguait pourtant détenir des droits en vertu dudit instrument (§ 6.8). Afin de procéder à l’examen de telles prétentions, le Comité va déployer un raisonnement technique sur lequel il convient de revenir tant il constitue l’apport majeur de ces constatations. Dans un premier temps, les experts mobilisent une interprétation téléologique de la Convention : l’objet de cette dernière, précisé par son article premier, consiste à « promouvoir, protéger et assurer la pleine et égale jouissance de tous les droits de l’homme et de toutes les libertés fondamentales par les personnes handicapées et de promouvoir le respect de leur dignité intrinsèque ». Or, le Comité note que « dans certains cas, la réalisation des droits des personnes handicapées passe par la protection des aidants familiaux » (§ 6.8).

Dans un deuxième temps, le Comité recherche dans la Convention les manifestations textuelles d’un tel principe : à cet égard, l’alinéa x) du préambule précise « que les personnes handicapées et les membres de leur famille devraient recevoir la protection et l’aide nécessaires pour que les familles puissent contribuer à la pleine et égale jouissance de leurs droits par les personnes handicapées » (nous soulignons) ; surtout, l’article 28 paragraphe 2 alinéa c) consacre explicitement un droit d’accès à l’aide publique garanti aux personnes handicapées ainsi qu’à leur famille (§ .8).

Dans un troisième temps, le Comité précise qu’un tel droit, lorsqu’il vise des personnes ne présentant pas d’handicap, doit être indissociable de l’obligation de protéger les membres de leur famille atteints d’un handicap (§ 6.8). Le Comité, ainsi soucieux de préserver l’intégrité de la Convention, subordonne alors la reconnaissance d’un tel droit – et l’extension conséquente de la protection offerte par la Convention aux aidants familiaux – à une vérification au cas par cas que deux critères cumulatifs soient respectés : d’une part, l’exercice d’un droit propre aux membres de la famille n’ayant pas de handicap doit être une condition préalable et nécessaire à la réalisation des droits des membres de la famille ayant un handicap ; d’autre part, le déni de ce droit doit avoir des incidences néfastes directes sur les droits de ces derniers (§ 6.8).

Dans les circonstances de l’espèce, le Comité constate logiquement la satisfaction de ces deux critères et admet sans difficulté l’indissociabilité des droits de l’auteure de la communication de ceux de sa fille et de son partenaire handicapés (§ 6.9). Il conclut alors à la recevabilité de la communication en distinguant les griefs soulevés par l’auteure exclusivement au nom de sa fille et de son compagnon au titre des articles 19 et 23, de ceux présentés en son nom propre et au nom des membres de sa famille au titre de l’article 28 par. 2 al. c) lu conjointement avec l’article 5 de la Convention (§ 6.13). Cette distinction est logiquement reprise dans le fond par le Comité. D’abord, en ce qui concerne l’article 19, ce dernier rappelle que les États ont l’obligation de prendre des mesures efficaces et appropriées pour faciliter aux personnes handicapées la pleine jouissance du droit de vivre en société avec la même liberté de choix que les autres personnes, et de leur droit à une pleine inclusion et participation à la société (§ 7.3). En l’espèce, le Comité note que l’État partie n’a pas offert de soutien – social, financier, de conseil ou d’accompagnement – propre à garantir un tel droit. Partant, les experts constatent la violation des droits que la fille et le compagnon de l’auteure tiennent de l’article 19 de la Convention (§ 7.6). Ce constat faisant état de l’absence de mesure spéciale prise par l’État – ici en particulier de nature financière –, conduit le Comité à conclure à la violation du droit au respect du domicile et de la famille que tiennent la fille et le compagnon de l’auteure en vertu de l’article 23 de la Convention (§ 7.7). Le Comité rappelle à ce titre que des mesures spéciales de soutien doivent permettre garantir l’inclusion dans la communauté locale, la participation à la vie de celle-ci et d’éviter de recourir à un placement en institution (§ 7.7).

Enfin, selon l’article 28 par. 2 al. c), les États parties prennent des mesures appropriées afin que les personnes handicapées et leur famille, lorsque celles-ci vivent dans la pauvreté, bénéficient de l’aide publique pour couvrir les frais liés au handicap, notamment les frais permettant d’assurer adéquatement une formation, un soutien psychologique, une aide financière ou une prise en charge de répit. De surcroît, le Comité rappelle que le droit à ne pas faire l’objet de discrimination prévu par l’article 5 de la Convention couvre également les cas de discrimination « par association », c’est à dire les cas de discrimination fondée sur le handicap d’une personne à laquelle son entourage se voit associé (voir Comité des droits des personnes handicapées, « Observation générale n°6 (2018) sur l’égalité et la non-discrimination », 19ème session, 26 avril 2018, U.N. doc. CRDP/C/GC/6, § 20). En l’espèce, le constat de violation de ces dispositions combinées ne faisait pas de doute : l’auteure a en effet dû renoncer à son emploi afin d’apporter des soins à sa famille et d’éviter leur placement en institution ; elle s’est ensuite retrouvée dans l’impossibilité de retrouver du travail du fait de ses responsabilités d’aidante familiale ; elle n’a par ailleurs pas bénéficié de mesures de protection sociale, d’aides afin de couvrir les dépenses liées au handicap, de formations adéquates, d’accompagnement psychologique, de soutien financier ou de prise en charge de répit. Le Comité conclut ainsi à la violation des droits que l’auteure et sa famille tiennent de l’article 28, lu conjointement avec l’article 5 de la Convention (§ 7.10).

Sur le plan juridique, les constatations Maria Simona Bellini contre Italie présentent ainsi un intérêt majeur quant à la portée de la Convention. Le Comité sanctionne en effet de manière inédite la méconnaissance des droits de personnes non-handicapées dans le but de permettre la pleine réalisation des droits des membres de leur famille atteints d’un handicap. Si cette interprétation est inédite, elle n’en reste pas moins rigoureusement fidèle à l’esprit et à la lettre de la Convention. La démarche du Comité est en outre pour le moins précautionneuse puisqu’il cantonne en l’espèce ses conclusions « au contexte étroit » de l’article 28 par. 2 c) et qu’il verrouille le potentiel de la disposition à travers un strict contrôle in concreto (§ 6.8). La victoire n’en est pas moins remarquable pour l’auteure de la communication dont le combat associatif en faveur de la reconnaissance de droits aux aidants familiaux en Italie l’avait dans le passé déjà conduite devant le Parlement italien et européen (§ 2.7 et § 2.8). Il sera par ailleurs intéressant de suivre si l’adoption par l’Italie d’un décret législatif accordant un certain nombre de droits aux aidants familiaux et datant du 29 juillet 2022, soit moins d’un mois avant ces constatations, permettra la mise en conformité du cadre juridique italien avec les exigences de la Convention sur la question (voir Decreto legislativo 30 giugno 2022, n. 105, GU, n. 176 del 29-7-2022). C’est en tout cas sans nul doute une question sur laquelle le Comité devra se prononcer à l’occasion de ses prochaines observations finales visant l’État partie.