L’organisation non gouvernementale Reporters sans frontières établit le classement mondial annuel de la liberté de la presse qui évalue l’environnement et la situation du journalisme dans 180 pays du monde. Du point de vue de l’indicateur législatif, qui détermine plus spécifiquement « l’environnement législatif et réglementaire pour les journalistes », la Biélorussie obtient, en 2023, le 167e rang sur 180 États, après avoir eu le 158e rang en 2022 (classement établi par Reporters sans frontières). La question de la violation de la liberté d’expression des journalistes en Biélorussie n’est donc pas nouvelle. En l’espèce, La Biélorussie fait l’objet de contestations au regard d’une loi interdisant la production et la diffusion de contenu médiatique sans l’avoir enregistré préalablement sur un registre d’État.
L’auteure de la communication est une journaliste indépendante biélorusse condamnée par le tribunal de district de la ville de Gomel à une amende de 3,6 millions de roubles biélorusses, constituant une sanction administrative, pour avoir interviewé des vendeurs d’un marché local et diffusé le reportage en violation des articles 1 et 17 de la loi sur les médias, qui interdit la diffusion de produits de médias qui auraient dû être inscrits dans le registre d’État. La journaliste a alors fait appel auprès du tribunal régional, puis devant le président de ce tribunal, et a déposé une requête en révision devant la Cour suprême du Bélarus, en vain. Par suite, cette dernière a porté sa demande devant le Comité le 7 décembre 2015, afin de faire constater la violation par la Biélorussie de plusieurs de ses droits garantis par le Pacte, notamment son droit à la liberté d’expression découlant de l’article 19, lu conjointement avec l’article 2, paragraphes 2 et 3 b), et son droit à être représenté par le conseil de son choix et à disposer du temps suffisant pour préparer sa défense, découlant tous deux de l’article 14, paragraphe 3 b) et d). À cet effet, le Comité a examiné la recevabilité et le fond de la communication.
En premier lieu, en ce qui concerne la recevabilité, le Comité considère (§ 6.3), sans difficulté, que les recours internes ont été épuisés, conformément aux exigences du paragraphe 2 b) de l’article 5 du Protocole facultatif, dès lors que les demandes de réexamen, même introduites après le délai prévu par la loi, dépendent du pouvoir discrétionnaire d’un juge ou d’un procureur et constituent ainsi des recours extraordinaires (voir Comité des droits de l’homme, Nikolai Alekseev c. Fédération de Russie, constatations du 25 octobre 2013, communication n° 1873/2009, U.N. doc. CCPR/C/109/D/1873/2009, § 8.4).
Le Comité précise ensuite que le grief tenant à la violation de l’article 2 § 2 du Pacte n’est pas recevable puisque l’auteure de la communication allègue déjà d’une violation de l’article 19, allégation suffisant en l’espèce (§ 6.4).
Enfin, le Comité rappelle (§ 6.6) que les garanties prévues au titre de l’article 14 paragraphe 3 b) et d) du Pacte sont applicables en cas d’accusation pénale portée à l’encontre d’un individu. Toutefois, les membres du Comité se fondent sur leurs constatations précédentes et précisent que « cette notion peut également s’étendre aux sanctions qui, indépendamment de leur qualification en droit interne, doivent être considérées comme pénales par leur objet, leur nature ou leur gravité » (§ 6.6). En l’espèce, ces derniers considèrent que l’auteure de la communication n’a pas démontré en quoi, au regard de l’objet, la nature et la gravité de la sanction administrative, celle-ci pourrait être considérée comme pénale, entraînant l’application de l’article 14, paragraphe 3 b) et d). Ce point de la communication est donc irrecevable.
Mais cette interprétation du Comité n’a pas fait l’unanimité. Dans son opinion partiellement dissidente, Furuya Shuichi, membre du Comité, se fonde sur les constatations précédentes du Comité pour faire apparaître une interprétation erronée de l’absence d’une accusation pénale en l’espèce. Il considère que le Comité s’est fondé à tort sur le seul critère de la gravité de la sanction pour écarter l’application de l’article 14. En ce sens, Furuya Shuichi cite deux précédentes affaires, Ivan Osiyuk c. Bélarus (constatations du 30 juillet 2009, communication n° 1311/2004, U.N. doc. CCPR/C/96/D/1311/2004, § 7.4) et E.V c. Bélarus (constatations du 30 octobre 2014, communication n° 1989/2010, U.N. doc. CCPR/C/112/D/1989/2010, § 6.5) dans lesquelles le Comité avait estimé que « si, en vertu de la législation de l’État partie, elles étaient de nature administrative, les sanctions imposées à l’auteure visaient à réprimer, par des peines, les infractions qu’il aurait commises et à dissuader d’autres personnes, objectifs qui correspondent aux objectifs généraux du droit pénal ». Ces sanctions visaient non pas une catégorie spéciale de personnes, mais tout individu placé dans une situation similaire. Ainsi, le caractère général et la finalité dissuasive et punitive de la sanction impliquaient, dans ces constatations, que celle-ci puisse être incluse dans le champ d’application de l’article 14, paragraphe 3 b) et d). Par analogie, l’auteur de l’opinion considérait que la sanction infligée à la journaliste indépendante visait à punir l’auteure de la communication, mais aussi à dissuader toute personne qui souhaiterait produire et diffuser des vidéos, entraînant l’application de l’article 14, comme pour les affaires précitées.
En second lieu, l’examen sur le fond porte sur la question de savoir si les sanctions imposées à l’auteure de la communication ont violé l’article 19 du Pacte. Sans aucune surprise, le Comité admet la violation, comme il l’avait déjà fait dans de nombreuses affaires précédentes (voir Comité des droits de l’homme, Konstantin Zhukovsky c. Bélarus, constatations du 8 novembre 2019, communication n° 2955/2017, U.N. doc. CCPR/C/127/D/2955/2017).
En ce sens, le Comité rappelle son Observation générale sur les libertés d’opinion et d’expression, dans laquelle il souligne notamment que cette dernière est essentielle et constitue la pierre angulaire de toute société libre et démocratique (Comité des droits de l’homme, « Article 19 : Liberté d’opinion et liberté d’expression », Observation générale n° 34, 102e session, 2011, U.N. doc. CCPR/C/GC/34, § 2). Il énonce ensuite classiquement les motifs généralement admis à des fins de restriction de la liberté d’expression, ainsi que l’obligation faite aux États de justifier de la nécessité et de la proportionnalité de la sanction. Si le Pacte peut admettre des restrictions légales au droit à la liberté d’expression, il appartient à l’État partie de démontrer qu’elles sont expressément fixées par la loi et, cumulativement, qu’elles soient nécessaires « au respect des droits ou de la réputation d’autrui » ou « à la sauvegarde de la sécurité nationale, de l’ordre public, de la santé ou de la moralité publiques » au sens de l’article 19 § 3 (voir Comité des droits de l’homme, Viktor Korneenko et autres c. Bélarus, constatations du 31 octobre 2006, communication n° 1274/2004, U.N. doc. CCPR/C/88/D/1274/2004, § 7.2). En l’espèce, le Comité souligne que la journaliste a été condamnée à une amende pour avoir filmé et diffusé des vidéos sur internet sans enregistrement préalable étatique (§ 7.4) et que la Biélorussie n’a pas fourni d’éléments démontrant la nécessité de cette restriction à la liberté d’expression sur le fondement de l’article 19 § 3. Dès lors, malgré une justification très sommaire, le Comité constate une violation de l’article 19 § 2 du Pacte et demande à l’État de remédier aux lacunes des lois entourant la liberté de la presse ainsi que de lui adresser, dans un délai de 180 jours, un rapport recensant les mesures prises récemment pour donner effets aux constatations du Comité. L’État biélorusse est, une fois de plus, le destinataire de constatations le sommant de revoir sa législation et son comportement au regard du droit à la liberté d’expression.