Depuis décembre 2022, à la suite d’une tentative de coup d’État au Pérou, la communauté internationale s’inquiète du sort des manifestants et des nombreux cas d’exécutions extrajudiciaires. La présente affaire est l’occasion de se pencher sur l’apparente impunité ayant sévi au Pérou dans des cas similaires en 2009.
Deux manifestants, alors qu’ils fuyaient les forces de police, furent abattus par des balles dans le dos par un policier. L’enquête menée consécutivement ne permit d’identifier aucun responsable. Cependant, il ressortit nombre de contradictions entre les rapports soumis ensuite à la commission d’enquête (§ 2.7, § 2.10 et § 2.19) s’étant saisie de cette affaire après avoir estimé qu’elle revêtait un intérêt national (§ 2.6). En effet, le premier rapport balistique réalisé par une institution publique laissait à penser que les tirs provenaient d’une arme artisanale (§ 2.19). Deux autres rapports permirent de conclure que les plombs ne correspondaient pas à la taille et la forme des lésions. Aussi, ces rapports parvinrent à la conclusion que les plombs avaient en fait été remplacés « dans le but d’altérer la preuve » (§ 2.19). La commission conclut ensuite que l’inspection générale de la police avait fait preuve d’une indulgence telle qu’il y avait lieu de penser « qu’elle couvr[ait] et prot[é]g[eait] de mauvais éléments » (§ 2.11), puisque les crimes commis par les policiers avaient été qualifiés « d’infractions disciplinaires » (§ 2.10). Elle mit aussi en cause la responsabilité par omission de leurs supérieurs hiérarchiques (§ 2.20).
En dépit des conclusions de la Commission, la Chambre d’appel en matière pénale du Tribunal supérieur de justice acquitta l’un des accusés le 30 octobre 2013 (§ 2.13). En effet, ce dernier ne remis pas son arme immédiatement, mais ramena celle-ci plus tard à l’armurerie, après l’avoir nettoyée (§ 2.7). La Chambre conclut à un manque de preuve (§ 2.13) et considérant qu’il n’était pas possible d’établir la responsabilité de l’intéressé, car rien n’indiquait que son arme avait été utilisée, alors même qu’il avait reconnu avoir tiré.
Les auteurs de la communication contestèrent ce jugement. La Cour suprême estima que la riposte policière était disproportionnée, car tirer à faible distance avait « multiplié de manière exponentielle la létalité de la déflagration » (§ 2.14). Néanmoins, elle considéra que le lien entre les tirs et le policier n’était pas établi clairement, de sorte que les accusations étaient donc « purement formelles » (§ 2.14). Elle confirma donc l’acquittement le 7 juin 2016.
Les communications ont été soumises par des proches des victimes au nom de ces dernières en vertu de l’article 91 du règlement intérieur du Comité (Règlement intérieur du Comité des droits de l’homme, doc. CCPR/C/3/Rev.12) qui prévoit que des particuliers puissent agir au nom d’un autre particulier sans son consentement écrit à condition d’indiquer la raison de l’impossibilité de recueillir le consentement formel. En l’occurrence les victimes sont décédées, rendant impossible le recueil formel du consentement. Devant le Comité, les auteurs dénoncent une violation de l’article 6 § 1 du Pacte (droit à la vie), lu seul et conjointement avec l’article 2 § 3 (droit à un recours utile). L’État partie s’y oppose, en affirmant qu’un tir de plomb n’était pas mortel, que l’enquête avait été menée de manière diligente et que l’accusé ne pouvait être désigné responsable avec suffisamment de certitude. Les auteurs dénoncent également une violation de l’article 21 (droit de réunion pacifique).
L’État partie soulève également une exception d’irrecevabilité pour non-épuisement des voies de recours internes, car les auteurs n’ont pas engagé de procédure d’amparo constitutionnel contre les jugements des 30 octobre 2013 et 7 juin 2016.
Dans ses constatations, le Comité procède donc à un examen de la recevabilité. L’article 5 § 2 du Protocole facultatif a pour objet de permettre « aux États parties d’examiner […] la mise en œuvre, sur leur territoire et par leurs instances, des dispositions du Pacte (…) avant que le Comité ne soit saisi de la question » (Comité des droits de l’homme, T.K. c. France, constatations du 8 novembre 1989, communication n° 220/1987, U.N. doc. CCPR/C/37/D/220/1987, § 8.3). Les victimes ont donc l’obligation de se saisir des voies de recours internes offertes par les pays avant de se présenter devant le Comité. Une exception est admise si la voie de recours n’est pas effective ou pas appropriée. La procédure d’amparo au Pérou est tenue pour effective comme le rappelle le Comité (CIADH, avis consultatif OC-8/87 du 30 janvier 1987, El habeas corpus bajo suspensión de garantías, série A, n° 8).
La question en l’espèce était donc de savoir si cette exception était appropriée. Le droit péruvien prévoit que le recours d’amparo a pour but la restauration des droits (loi n° 23.506, art. 1er), ce qui exclut par définition les violations irréparables telles celles ayant entraîné la mort. Il se trouve que les victimes sont décédées cependant, l’article 11 de cette même loi prévoit qu’en cas de violation irréparable, l’amparo peut permettre l’ouverture d’une enquête et l’indemnisation du préjudice.
Toutefois, le Comité estime que les lacunes de l’enquête et le manque de preuves n’auraient de toute façon pas permis d’identifier le responsable, quelle que soit la procédure engagée. Compte tenu du fait qu’engager une telle procédure n’aurait permis ni d’identifier le responsable du décès, ni de mettre en cause la complicité par omission des supérieurs hiérarchiques, le Comité estime que les auteurs n’avaient donc pas à épuiser cette voie de recours (§ 7.5).
Dans un second temps, le Comité́ s’attache à examiner le fond de la communication et constate une violation en cascade des articles 6 § 1, 2 § 3 et 21 du Pacte. Il revient ainsi revenir sur les principes classiques en matière de recours à la force et de droit à la vie ainsi que sur les obligations découlant de ce droit (voir notamment : Comité des droits de l’Homme, Observation générale sur l’aticle 6 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, concernant le droit à la vie, Observation générale n°36, 2019 et Comité des droits de l’Homme, Observation générale sur le droit de réunion pacifique, Observation générale n°37, 2020).Effectivement, le Comité pose régulièrement des exigences strictes de recours à la force. Certaines s’appliquent en amont afin de prévenir tout débordement ( via des plans de maintien de l’ordre par exemple), d’autres en aval s’il y a eu recours à la force (obligation de mener une enquête diligente), et d’autres s’appliquent à l’acte en lui-même (qui doit être notamment strictement proportionné).
Ces principes posés par les Nations-Unies sont par ailleurs largement partagés au niveau régional (par exemple : CEDH, G.C., arrêt du 27 septembre 1995, McCann et autres c. Royaume-Uni, req. n° 18984/91 ; CIADH, arrêt du 29 juillet 1988 (fond), Velásquez Rodríguez c. Honduras, série C, n° 4, § 166).
Les faits d’espèce parlent d’eux-mêmes. Le Pérou n’a rempli aucune de ses obligations. Le raisonnement du Comité tient en trois temps. Le recours à la force n’était ni nécessaire, ni proportionné (pas de violence particulière et tirs dans le dos), ce qui le conduit à qualifier d’arbitraire l’acte d’exécution et à conclure à une violation de l’article 6 (§ 8.2). Deuxièmement, l’enquête et la procédure étaient entachées de divers vices ne permettant pas de sanctionner le coupable. De là découle une violation de l’article 6 lu conjointement à l’article 2 (§ 8.3). En dernier lieu, puisque l’exécution arbitraire a été perpétrée dans le cadre d’une manifestation, le Comité prolonge logiquement son constat de violation à l’article 21 (§ 8.10).