N. 21 - 2023

Note sous Comité des droits de l’homme, Daniel Billy et consorts. c. Australie, 21 juillet 2022, communication n° 3624/2019, U.N. doc. CCPR/C/135/D/3624/2019

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En l’espèce, les huit demandeurs, agissant en leur nom propre et celui de cinq enfants, appartiennent à la communauté autochtone des îles du détroit de Torres. Cette dernière est considérée comme l’une des populations les plus vulnérables aux conséquences des changements climatiques (§ 2.1). L’autorité régionale du détroit de Torres a reconnu que ces effets menaçaient les îles, les écosystèmes ainsi que les ressources marines et côtières et, conséquemment, la vie, les moyens de subsistance et la culture unique de ce peuple (§ 2.2). Les requérants ont à cet égard allégué que l’État partie avait violé leurs droits en vertu de l’article 2 du Pacte (obligations des États parties vis-à-vis des individus en tant que titulaires des droits garantis par le Pacte), lu seul et conjointement avec les articles 6 (droit à la vie), 17 (droit au respect de sa vie privée et familiale et son domicile) et 27 (droit de jouir de sa propre culture), les articles 6, 17 et 27, lus séparément, ainsi que l’article 24 (droits de l’enfant), lu seul et conjointement avec les trois articles précités (§ 3.1). Dans ses constatations adoptées le 21 juillet 2022, le Comité des droits de l’homme (ci-après le Comité) a donc procédé à un examen de la recevabilité et du fond de la communication.

En ce qui concerne la recevabilité, le Comité devait notamment trancher la question de savoir si, en vertu de l’article 1er du Protocole facultatif, un État partie est responsable de la violation d’un droit garanti par le Pacte lorsque le préjudice subi découle du fait que cet État n’a pas adopté les mesures d’atténuation et d’adaptation nécessaires à la lutte contre les changements climatiques (§ 7.6). A cet égard, l’Australie compte depuis plusieurs décennies parmi les pays produisant de grandes quantités d’émissions de gaz à effet de serre et occupe un rang élevé dans les indicateurs mondiaux de développement économique et humain. Les experts ont ainsi estimé que les actions et omissions alléguées relevaient de la compétence de l’État partie en vertu des articles 1er et 2 du Protocole facultatif (§§ 7.7-7.8).

Le Comité devait également juger si les requérants étaient victimes d’une violation ou étaient exposés à un risque actuel ou imminent d’atteinte à leurs droits par l’État défendeur. Ses membres ont ainsi rappelé qu’une personne ne pouvait se prétendre victime que si elle était directement et effectivement touchée. Pour ce faire, elle devait soit démontrer que, par son action ou omission, l’Etat partie avait déjà porté atteinte à l’exercice de son droit, soit qu’une telle atteinte était imminente. En l’absence de loi ou pratique appliquées concrètement au détriment de l’individu, celle-ci devait à tout le moins être applicable de telle manière que le risque de violation de son droit n’était plus qu’une simple possibilité théorique (Comité des droits de l’homme, constatations du 24 octobre 2019, Ioane Teitiota c. Nouvelle-Zélande, communication n° 2728/2016, U.N. doc. CCPR/C/127/D/2728/2016, § 8.4) (§ 7.9). Le Comité a ici considéré que les membres de la communauté autochtone étaient des personnes extrêmement vulnérables aux effets des changements climatiques. Dès lors, compte tenu des conséquences négatives passées et présentes, le risque d’atteinte à leurs droits était plus que théoriquement possible (§ 7.10). La communication était par conséquent recevable (§ 7.11).

Dans le cadre de son examen au fond de la communication, le Comité a, dans un premier temps, étudié le grief tiré de la violation de l’article 6 du Pacte (droit à la vie). Les demandeurs ont à cet égard allégué que l’Australie ne s’était pas acquittée de son obligation de prendre des mesures d’atténuation et d’adaptation aux changements climatiques, lesquels ont des effets néfastes sur leur vie, y compris sur leur mode de vie. Les experts ont donc rappelé que « le droit à la vie ne peut pas être entendu correctement s’il est interprété de manière restrictive et que sa protection exige que les États parties adoptent des mesures positives » (Comité des droits de l’homme, Ioane Teitiota c. Nouvelle-Zélande, précitées, § 9.4). Ce droit recouvre « le droit des personnes de ne pas subir d’actes ni d’omissions ayant pour but ou résultat leur décès non naturel ou prématuré, et de vivre dans la dignité » (Comité des droits de l’homme, « Article 6 : droit à la vie », Observation générale n° 36, 2019, U.N. doc. CCPR/C/GC/36, § 3). Selon le Comité, « la dégradation de l’environnement, les changements climatiques et le développement non durable » comptent parmi les menaces raisonnablement prévisibles et les situations mettant la vie en danger sans effectivement entraîner la perte de la vie (Comité des droits de l’homme, constatations du 25 juillet 2019, Norma Portillo Cáceres et autres c. Paraguay, communication n° 2751/2016, U.N. doc. CCPR/C/126/D/2751/2016, § 7.5). Elles pèsent sur la capacité des générations actuelles et futures à jouir de ce droit (§ 8.3 ; voir Comité des droits de l’homme, Observation générale n° 36, précitée, § 62).

L’État défendeur a ici argué que le paragraphe 1er de l’article 6 du Pacte ne pouvait inclure le droit à une vie dans la dignité au regard des règles d’interprétation des traités visées par l’article 31 de la Convention de Vienne sur le droit des traités (adoptée à Vienne le 23 mai 1969, entrée en vigueur le 27 janvier 1980). Or, le Comité a considéré qu’en vertu de cette Convention l’interprétation d’un traité se fait à la lumière de son texte, son préambule et ses annexes. À cet égard, le préambule du Pacte souligne que « la reconnaissance de la dignité inhérente à tous les membres de la famille humaine et de leurs droits égaux et inaliénables constitue le fondement de la liberté, de la justice et de la paix dans le monde » et que « ces droits découlent de la dignité inhérente à la personne humaine », faisant ainsi directement référence à la Déclaration universelle des droits de l’Homme. Par ailleurs, l’Australie avançait l’argument selon lequel les droits économiques, sociaux et culturels entraient dans le champ de protection d’un autre instrument international (§ 8.4). Le Comité a alors relevé que le Pacte, conformément à la Déclaration universelle des droits de l’homme, énonce que « l’idéal de l’être humain libre, jouissant des libertés civiles et politiques et libéré de la crainte et de la misère, ne peut être réalisé que si des conditions permettant à chacun de jouir de ses droits civils et politiques, aussi bien que de ses droits économiques, sociaux et culturels, sont créées » (Idem). Néanmoins, le Comité a estimé que les demandeurs n’avaient pas démontré qu’ils « avaient subi ou subissaient actuellement des effets néfastes sur leur propre santé ou qu’ils couraient un risque réel et raisonnablement prévisible d’être exposés à une situation de mise en danger physique ou d’extrême précarité qui pourrait menacer leur droit à la vie, y compris leur droit à une vie digne » (§ 8.6). De surcroît, selon le Comité, le moyen tiré de la violation de l’article 6 du Pacte concernerait principalement la capacité de la communauté autochtone à maintenir sa culture alors que cela relèverait du champ d’application de l’article 27 du Pacte (droit de jouir de sa propre culture) (Idem). En outre, le Comité a estimé que le risque qu’un pays entier soit submergé par les eaux est un risque extrême au point que les conditions de vie dans celui-ci peuvent devenir incompatibles avec le droit de vivre dans la dignité avant même que la catastrophe ne se réalise (§ 8.7 ; voir aussi Comité des droits de l’Homme, Ioane Teitiota c. Nouvelle-Zélande, précitées, § 9.11). En ce sens, il a jugé que les mesures d’adaptation prises par les autorités australiennes pour réduire les vulnérabilités existantes et renforcer la résilience aux dommages liés aux changements climatiques dans les îles n’étaient pas insuffisantes et ne représenteraient pas une menace directe pour le droit des auteurs à vivre dans la dignité (§ 8.7). Par conséquent, l’Australie n’a pas violé l’article 6 du Pacte (§ 8.8).

Toutefois, il s’agit ici de la question de droit la plus discutée parmi les experts du Comité. Dans son opinion séparée, Duncan Laki Muhumuza a d’abord estimé que l’État défendeur n’a pas pris de mesures pour réduire ses émissions de gaz à effet de serre et faire cesser la promotion de l’extraction et l’utilisation de combustibles fossiles (Annexe I, § 11). Selon lui, l’Australie n’aurait pas adopté les mesures de protection adéquates malgré la perte par les membres de la communauté autochtone de leurs moyens de subsistance sur l’île du fait des conséquences des changements climatiques, (Annexe I, §§ 12-13). En ne prévenant pas une perte prévisible de vies humaines due aux effets des changements climatiques, l’État partie aurait violé l’article 6 du Pacte (Annexe I, § 10). En outre, dans une opinion conjointe partiellement dissidente, Arif Bulkan, Marcia V.J. Kran et Vasilka Sancin ont mis en exergue que la majorité, en s’attachant aux projets déjà mis en œuvre par les autorités australiennes depuis 2019, n’aurait pas pris en compte les violations de l’article 6 qui avaient déjà été commises au moment de la soumission de la communication (Annexe III, § 5). De la sorte, l’Etat défendeur n’aurait pas adopté en temps voulu les mesures d’adaptation nécessaires (Ibid., § 6). Enfin, dans une autre opinion partiellement dissidente, Hernán Quezada a également fait montre de son désaccord sur l’absence de violation de l’article 6 du Pacte. En effet, les menaces pesant sur les moyens de subsistance de la communauté et l’existence même de leurs îles ont créé une situation d’incertitude telle qu’elle aurait affecté leur santé mentale et leur bien-être. Cela serait ainsi constitutif d’une atteinte à leur droit à vivre dans la dignité. Par conséquent, les auteurs et leurs familles auraient dû obtenir réparation des violations passées et continues de leur droit à la vie. Ces mesures auraient dû leur être octroyées indépendamment des améliorations futures permises par la mise en œuvre de mesures d’atténuation et d’adaptation édictées par l’Australie au cours des dernières années (Annexe V, § 5).

Dans un second temps, le Comité a examiné le moyen tiré de la violation de l’article 17 du Pacte (droit au respect de sa vie privée et familiale et son domicile). Il a d’abord rappelé que les ressources marines et les cultures terrestres nécessaires à la subsistance de la communauté autochtone, laquelle entretient une relation spéciale avec son territoire, constituaient des composantes de son mode de vie traditionnel. Ces éléments pouvaient alors être considérés comme relevant du champ de protection de l’article 17 du Pacte (Comité des droits de l’homme, constatations du 14 juillet 2021, Benito Oliveira Pereira et Lucio Guillermo Sosa Benega, en leur nom et au nom des autres membres de la Communauté autochtone Campo Agua, c. Paraguay, communication n° 2552/2015, U.N. doc. CCPR/C/132/D/2552/2015, § 8.3 ; voir à ce propos, N. Seqat, « Chronique des constatations des comités conventionnels des Nations Unies », Droit fondamentaux, 2022, pp. 31-38). De plus, il incombe aux États parties d’adopter toutes les mesures nécessaires pour assurer l’exercice effectif des droits garantis par l’article 17 du Pacte en cas d’ingérence des autorités de l’État et de personnes physiques ou morales (§ 8.10 ; Comité des droits de l’homme, « Article 17 [Droit au respect de la vie privée] », Observation générale n° 16, 32ème session, 1988, § 1). Le Comité a ici conclu que lorsque les conséquences des changements climatiques, notamment sur les moyens de subsistance d’une communauté, ont des effets directs et graves en raison de leur intensité, de leur durée ou des dommages physiques et mentaux qu’ils causent, la dégradation de l’environnement peut engendrer des violations prévisibles et sérieuses du droit à la vie privée, familiale et au domicile. De la sorte, en ne s’acquittant pas de son obligation positive d’édicter toutes les mesures d’adaptation nécessaires pour protéger ce droit, l’État défendeur a violé l’article 17 du Pacte (§ 8.12).

Dans un troisième et dernier temps, le Comité a examiné le moyen tiré de la violation de l’article 27 du Pacte (droit de jouir de sa propre culture). Interprété à la lumière de la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones (Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones, adoptée par l’Assemblée générale des Nations Unies dans sa résolution 61/295 du 13 septembre 2007, U.N. doc. A/RES/61/295), cette stipulation consacre le droit inaliénable des peuples autochtones de jouir des territoires et des ressources naturelles qu’ils utilisent traditionnellement pour leur subsistance et leur identité culturelle. La protection de ce droit vise à assurer la survie et le développement continu de l’identité culturelle de la communauté autochtone (§ 8.13 ; Comité des droits de l’homme, Benito Oliveira Pereira et Lucio Guillermo Sosa Benega, en leur nom et au nom des autres membres de la Communauté autochtone Campo Agua, c. Paraguay, précitées, § 8.3). Compte tenu des informations à sa disposition, le Comité a considéré que l’État défendeur n’avait pas adopté, en temps voulu, des mesures d’adaptation adéquates afin de protéger la capacité collective des demandeurs à préserver leur mode de vie traditionnel, à transmettre à leurs enfants et aux générations futures leur culture et leurs traditions ainsi qu’à utiliser les ressources terrestres et marines nécessaires à leur subsistance. Ainsi, en ne respectant pas son obligation positive de protéger le droit des requérants de jouir de leur culture minoritaire, l’Australie a violé l’article 27 du Pacte (§ 8.14).

À cet égard, dans une opinion concordante, Gentian Zyberi a mis en avant la nécessité pour le Comité d’établir clairement le lien entre, d’une part, l’obligation de protéger la capacité collective des auteurs à préserver leur mode de vie traditionnel, à transmettre à leurs enfants et aux générations futures leur culture et leurs traditions ainsi qu’à utiliser les ressources terrestres et marines nécessaires à leur subsistance et, d’autre part, les mesures d’atténuation des changements climatiques. Sans ces dernières, l’adaptation deviendrait alors impossible et les ressources terrestres et marines ne seraient plus disponibles pour les peuples autochtones (Annexe II, § 6). Par ailleurs, dans leur opinion conjointe partiellement dissidente, Arif Bulkan, Marcia V.J. Kran et Vasilka Sancin ont relevé que la majorité avait conclu à la violation de l’article 27 et non de l’article 6, ce qui ne répondrait pas suffisamment aux griefs des requérants. Or, selon une jurisprudence constante du Comité, il n’est pas n’exigé que les faits relatifs à des violations différentes découlent d’ensembles de faits différents. Ainsi, les risques pour le droit à la vie des demandeurs seraient indépendants et qualitativement différents des risques pour leur droit de jouir de leur culture (Annexe III, § 3). De surcroît, dans une opinion individuelle, Carlos Gómez Martínez a relevé qu’il ne fallait pas conclure que l’État partie avait violé les droits des requérants en ne prévenant pas les risques et les dommages qu’ils pourraient subir du fait des changements climatiques (Annexe IV, § 2). C’est pourquoi le Comité s’est concentré sur les mesures d’adaptation (Ibid., § 3). Or celui-ci a constaté la violation des articles 17 et 27 du Pacte en raison de l’insuffisance des mesures d’adaptation adoptées par l’Australie. En revanche, il s’est déclaré ne pas être en mesure de déterminer si les mesures d’adaptation prises par l’État partie étaient insuffisantes pour porter atteinte au droit de vivre avec dignité des auteurs. La majorité n’aurait donc pas motivé cette distinction (Ibid., § 5) et n’expliquerait pas non plus quelles mesures complémentaires auraient été exigées des autorités australiennes pour conclure à la non-violation des articles 17 et 27 du Pacte (Ibid., § 6).

Enfin, il convient de souligner que, le Comité ayant constaté la violation des articles 17 et 27 du Pacte, il n’a pas jugé nécessaire d’examiner le moyen tiré de la violation du paragraphe 1er de l’article 24 du Pacte (droits de l’enfant) (§ 10).