Je souhaiterais tout d’abord exprimer ma gratitude aux organisateurs de m’avoir invité à cette Journée internationale, organisée à l’occasion de la 75e Anniversaire de la Déclaration Universelle des Droits de l’homme. Je me réjouis d’autant plus qu’en proclamant la Déclaration Universelle des droits de l’homme le 10 décembre 1948, l’Assemblée Générale des Nations Unies avait exprimé d’attentes élevées estimant la Déclaration Universelle « comme l’idéal commun à atteindre par tous les peuples et toutes les nations et cela, afin que tous les individus et tous les organes de la société, ayant cette Déclaration constamment à l’esprit, s’efforcent, par l’enseignement et l’éducation, de développer le respect de ces droits et libertés »[1]. La communauté internationale fondait donc, de grands espoirs sur l’enseignement et l’éducation comme moyen privilégié pour l’exercice universel des droits humains, énoncés par la Déclaration Universelle.
De nos jours, l’éducation revêt une importance cruciale pour l’autonomisation des individus et la transformation de la société. Un élément fondamental du développement humain, l’éducation joue un rôle clé dans la préparation des enfants et des jeunes aux responsabilités de l’avenir. Le droit à l’éducation qui fournit un cadre indispensable à cette fin, a une très grande portée, englobant l’éducation à tous les niveaux et sous toutes ses formes, allant de la petite enfance jusqu’à l’enseignement supérieur, ainsi que l’éducation formelle et non-formelle. Cette portée est élargie par le nouveau concept de l’éducation tout au long de la vie, mis en avant par l’Agenda pour le Développent durable à l’horizon 2030[2]. Il importe aussi de garder à l’esprit que le droit à l’éducation est un droit transversal, soit un droit humain en soi mais aussi une condition essentielle à l’exercice de tous les autres droits de l’homme – droits politiques et civils ainsi que droits économiques, sociaux ou culturels[3]. Il constitue le socle des propositions par la Commission internationale sur les futurs de l’éducation, crée par l’UNESCO en 2019 pour « un nouveau contrat social », avec un engagement en faveur de l’éducation en tant que projet public et un bien commun de l’humanité »[4].
L’accès universel à l’éducation, gratuite et sans discrimination ni exclusion (entitlement) et l’autonomisation de l’individu par l’éducation (empowerment), visant au « plein épanouissement de la personnalité humaine et au renforcement du respect des droits de l’homme et des libertés fondamentales » sont les deux piliers du droit à l’éducation, énoncés dans la Déclaration Universelle des Droit de l’homme. Basé sur la Déclaration Universelle, le cadre juridique du droit à l’éducation est édifié par les conventions internationales relatives aux droits de l’homme, établissant certaines normes et principes fondamentaux, notamment non-discrimination et égalité des chances que tous les Etats doivent respecter.
On sait que la réalisation du droit à l’éducation se heurte à des obstacles et contraintes majeures – la pauvreté largement répandue et la marginalisation, voire exclusion dans l’éducation. Un très grand nombre des adultes et des jeunes sont confrontés à des défis particuliers dans l’exercice de leur droit à l’éducation. Dans un monde inéquitable et non-inclusif, garantir le respect des droits de l’homme est un impératif. À l’occasion de la 75e Anniversaire de la Déclaration Universelle des Droits de l’homme, il serait opportun de s’engager fermement à écarter les entraves et les contraintes liées à la réalisation du droit à l’éducation, tout en gardant à l’esprit l’idée que le système éducatif doit toujours être en conformité avec les principes et le normes du droit à l’éducation, établi par les conventions internationales sur les droits de l’homme.
À notre époque numérique, l’accès à l’éducation en tant que droit est paralysé par la « fracture numérique ». Les disparités et les écarts flagrants entre les nantis et les démunis en matière d’éducation s’accentuent avec l’introduction des technologies numériques. Les coûts des appareils et outils numériques et des services tels que les ordinateurs, les tablettes et les smartphones nécessaires pour accéder à l’éducation assistée par le numérique sont exorbitants pour près d’un tiers de la population mondiale, victime de la pauvreté. La « fracture numérique » constitue ainsi une violation grave du principe fondamental de l’égalité des chances dans l’éducation, établi dans toutes les conventions internationales relatives aux Droits de l’Homme et dans les constitutions de nombreux pays.
L’éducation en tant que « bien public » est également gravement minée par le fief des fournisseurs privés de technologies et de services numériques. On assiste depuis des années au phénomène de l‘“edu-business” – la marchandisation de l’éducation – engendrée par l’économie néolibérale, qui permet aux entreprises et agences privées de s’approprier librement l’éducation comme une marchandise, au mépris de la Déclaration Universelle des droits de l’homme. La commémoration de la 75e Anniversaire de la Déclaration Universelle des Droits de l’homme devraient mettre sur le devant de la scène notre préoccupation face à la montée du privé dans le domaine de l’éducation. Selon la Déclaration Universelle, « [l]’éducation doit être gratuite, au moins en ce qui concerne l’enseignement élémentaire et fondamental. L’enseignement élémentaire est obligatoire. L’enseignement technique et professionnel doit être généralisé ; l’accès aux études supérieures doit être ouvert en pleine égalité à tous en fonction de leur mérite »[5].
Préserver l’éducation comme un droit inaliénable, comme bien public est un impératif moral. À l’occasion de la 75e Anniversaire de la Déclaration Universelle des Droits de l’homme, il incombe à la communauté internationale d’agir résolument afin de sauvegarder l’éducation de la mainmise du privé, renforcée par la révolution numérique – un phénomène qualifié de « l’impérialisme des plateformes »[6] par la Commission Internationale sur les futurs de l’éducation. Il est impératif d’instaurer un système de réglementation des opérations des entreprises et des agents privés dans le domaine de l’éducation et de l’apprentissage.
La dégradation de la qualité de l’éducation est un autre enjeu majeur, qui a des répercussions sur les objectifs de l’éducation pour la transmission des valeurs des droits de l’homme. Le phénomène de mauvais résultats d’éducation et d’apprentissage est devenue une préoccupation constante. Rehausser la qualité de l’éducation est une nécessité impérieuse, tout en valorisant le droit à l’éducation comme un « bien public » dans le sillage du nouveau contrat social, proposé par le Secrétaire Général des Nations Unies et son plaidoyer en faveur d’un « New Global Deal » qui devrait garantir le droit à une éducation de qualité tout au long de la vie. Dans ce contexte aussi, il faut garder à l’esprit la vocation de l’éducation et son objectif essentiel, établi par la Déclaration Universelle, qui stipule que « L’éducation doit viser au plein épanouissement de la personnalité humaine et au renforcement du respect des droits de l’homme et des libertés fondamentale »[7]. Les modes d’enseignement et d’apprentissage virtuels, privés d’interactions humaines en direct, vont à l’encontre de la vocation clé de l’éducation afin de favoriser l’éducation en présentiel ainsi que « apprendre à vivre ensemble » et « apprendre à être », proposée dans le Rapport à l’UNESCO de la Commission Internationale sur l’Éducation pour le vingt-et-unième siècle (1996)[8]. Nous devons être pleinement conscients des effets pernicieux du numérique en essor sur l’esprit des enfants, des adultes et des jeunes, sur les valeurs humaines, sur le système éducatif et sur la société d’aujourd’hui et de demain.
À l’occasion de la 75e Anniversaire de la Déclaration Universelle des Droits de l’homme, il serait à propos de porter une attention particulière aux déficiences des épreuves internationales administrées par l’OCDE dans le cadre de son Programme international pour le suivi des acquis des élèves (Programme for International Student Assessment – PISA). Ces épreuves portent sur la lecture, la culture mathématique et la culture scientifique, plutôt que la maîtrise d’un programme scolaire précis. L’acquisition de connaissances relatives aux valeurs des droits de l’homme ainsi que le respect pour la diversité culturelle qui sont négligées dans les épreuves de PISA, devraient être placées au premier plan de toute évaluation de la qualité de l’éducation.
Les valeurs humanes tels que préconisées par la Déclaration Universelle des Droits de l’homme doivent être au cœur des critères d’évaluation des acquis des élèves, en fonction de l’obligation morale des Etats de « développer une culture universelle des droits de l’homme », en s’inspirant de la Déclaration des Nations Unies sur l’éducation et la formation aux droits de l’homme (2011)[9]. Dans ces démarches, les autorités publiques doivent, comme l’indique l’intitulé de la Déclaration, assurer l’éducation mais aussi la formation aux droits de l’homme. Cette obligation morale a également les dimensions sociétales. En adoptant la Déclaration, l’Assemblée Générale des Nations Unies a réaffirmé que « tous les individus et tous les organes de la société doivent s’efforcer, par l’enseignement et l’éducation, de promouvoir le respect des droits de l’homme et des libertés fondamentales »[10]. La Déclaration précise en outre que l’éducation et la formation aux droits de l’homme englobent « l’éducation sur les droits de l’homme, qui consiste à faire connaître et comprendre les normes et les principes relatifs aux droits de l’homme, les valeurs qui les sous-tendent et les mécanismes qui les protègent[11] ainsi que l’éducation par les droits de l’homme, notamment l’apprentissage et l’enseignement dans le respect des droits de ceux qui enseignent comme de ceux qui apprennent[12].
On peut se féliciter que le cadre normatif de l’éducation aux droits de l’homme est élargi par un nouvel instrument normatif – la Recommandation sur l’éducation pour la paix, les droits de l’homme et le développement durable – adoptée par l’UNESCO le 20 novembre dernier. Cette Recommandation rappelle la responsabilité de chaque État de « cultiver une éthique de citoyenneté mondiale et de responsabilité partagée pour la paix, les droits de l’homme et un développement durable », tout en reconnaissant l’importance de l’éducation aux droits de l’homme ainsi que du respect de la diversité culturelle.
La commémoration de la 75e Anniversaire de la Déclaration Universelle des Droits de l’homme est aussi l’occasion de porter l’attention à la conversion du système éducatif. Il est inquiétant qu’aujourd’hui, le système éducatif est en passe de devenir une question de technicité, accordant la primauté aux matières techniques : gestion, informatique, finance, e-commerce… afin de servir les grandes entreprises, au détriment de la mission humaniste de l’éducation. Les connaissances et savoirs de lettres, philosophie, sciences sociales et humaines – source des valeurs humaines – sont dévalorisés. Il est de notre devoir d’empêcher les tendances à réduire l’éducation à une vocation purement technique, bornée à l’apprentissage (skills development) et d’assurer que l’introduction du numérique dans l’éducation ne paralyse ni ne compromette sa mission humaniste. Le système éducatif doit être caractérisé par la primauté des valeurs humaines, quels que soient les modes et les méthodes d’éducation et d’apprentissage.
Finalement, je voudrais aborder la « crise des valeurs » que nous traversons aujourd’hui, qui montre un long chemin à parcourir pour assurer l’éducation aux valeurs humaines telle qu’incarnées par la Déclaration Universelle. On peut constater un amoindrissement des valeurs humaines chez les enfants et les jeunes, avec un manque de respect pour leurs enseignants, leurs parents et leur communauté. Les écoles, plutôt que d’être un lieu pacifique engrenant la convivialité, deviennent sujettes à la violence.
La « crise des valeurs » est également aggravée par les effets néfastes de l’Internet sur le système éducatif et sur la société d’aujourd’hui et de demain. L’Internet sape la capacité de « concentration » et de « contemplation » des élèves (…) – capacité indispensable pour l’acquisition de savoirs et connaissances. Comme le fait remarquer Nicholas Carr, « il serait triste, surtout lorsqu’il s’agit de nourrir l’esprit de nos enfants, si nous acceptions sans poser de questions l’idée selon laquelle les “éléments humains” sont dépassés et inutiles : la “pensée méditative” (meditative thinking) en tant qu’essence même de notre humanité, pourrait en devenir la victime »[13].
Face aux effets déshumanisant du numérique, il est essentiel de veiller à ce que l’éducation soit imprégnée de sa mission humaniste. Cela exige la redynamisation des valeurs humaines, en s’appuyant sur la Déclaration Universelle des droits de l’homme. Il incombe aux pouvoirs publics à assurer que l’ensemble du système éducatif est imprégné des valeurs humaines fondées sur la Déclaration universelle en formant des attitudes et des comportements respectueux des droits de l’homme. Il nous faut donner une impulsion, voire un élan, à l’enseignement et à l’éducation aux droits de l’homme afin de réaliser avec beaucoup plus de solidité l’idéal commun de l’humanité, incarné par la Déclaration Universelle des droits de l’homme.
[1] Préambule de la Déclaration Universelle des Droits de l’homme, adoptée le 10 décembre 1948 à Paris (nous soulignons).
[2] L’Agenda pour le Développent Durable à l’horizon 2030, proclamé par l’Assemblée Générale des Nations Unies lors du Sommet sur les Objectifs pour le Développement Durable les 18 et 19 septembre 2015 à New-York, accessible en ligne : https://www.un.org/sustainabledevelopment/fr/development-agenda/.
[3] L’éducation, telle qu’elle est élucidée par le Comité des droits économiques, sociaux et culturels des Nations Unies, met en relief la portée de ce droit, comme étant un droit transversal. L’éducation, selon ce Comité, « est à la fois un droit fondamental en soi et une des clefs de l’exercice des autres droits inhérents à la personne humaine » : ECOSOC, « Observation générale 13, Le droit à l’éducation (art. 13 du Pacte », 21ème session, 1999, U.N. doc. E/C .12/1999/10, § 1.
[4] « Repenser nos futurs ensemble : Un nouveau contrat social pour l’éducation », Rapport de la Commission internationale sur les futurs de l’éducation, UNESCO, 2021, p. 12. On doit se féliciter que le droit à l’éducation est le socle des propositions émises par la Commission à travers son Rapport. Selon la Commission, « Le nouveau contrat social pour l’éducation doit se fonder sur deux principes – (i) le droit à l’éducation ; et (ii) un engagement en faveur de l’éducation en tant que projet public et un bien commun de l’humanité ». Le Rapport de la Commission Internationale est aussi un plaidoyer pour élargir le droit à l’éducation, en soulignant les liens de ce droit avec le droit au travail ainsi qu’avec les droits culturels et en affirmant « la nécessité de penser l’éducation dans la globalité de la vie ».
[5] Article 26 § 1 de la Déclaration Universelle des Droits de l’homme, op. cit.
[6] « Repenser nos futurs ensemble : Un nouveau contrat social pour l’éducation », op. cit., p. 40.
[7] Article 26 § 2 de la Déclaration Universelle des Droits de l’homme, op. cit.
[8] « L’éducation : un trésor est caché dedans », Rapport à l’UNESCO de la Commission internationale sur l’éducation pour le XXIe siècle, Extraits, UNESCO, 1996, p. 12 ; accessible en ligne : https://unesdoc.unesco.org/ark:/48223/pf0000115930.
[9] Article 4 (b) de la Déclaration des Nations Unies sur l’éducation et la formation aux droits de l’homme, adoptée le 19 décembre 2011 adoptée par l’Assemblée générale des Nations unies dans sa résolution 66/137, accessible en ligne via : https://documents.un.org/doc/undoc/gen/n11/467/05/pdf/n1146705.pdf?token=mTIEflKwHROP7DgLmK&fe=true.
[10] Préambule, Ibid.
[11] Article 2 (a), Ibid.
[12] Article 2 (b), Ibid.
[13] Nicholas Carr, The Shallows: What the Internet Is Doing to Our Brains, W.W. Norton & Company, 2011, p. 13, accessible en ligne : http://www.nicholascarr.com/?page_id=16.