N. 21 - 2023

La genèse de la Déclaration universelle des droits de l’homme: voix de la décolonisation

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Il serait tout à fait irréaliste de tenter de donner un aperçu de la rédaction de la Déclaration universelle des droits de l’homme dans une courte communication de quelques minutes seulement. La Déclaration est un document complexe qui aborde un large éventail de droits de l’homme. Pour l’essentiel, le langage de la Déclaration nous parle à peu près de la même manière qu’en 1948. Le texte énonce des aspirations et, pour la plupart, celles-ci sont encore tout à fait valables. D’autres textes adoptés à peu près à la même époque comportent parfois des formulations assez archaïques, comme la référence aux « nations civilisées » dans la Convention européenne des droits de l’homme. La Déclaration est relativement épargnée par ce problème, à une exception près, l’article 2(2), qui prévoit son application aux territoires « sous tutelle, non autonome ou soumis à une limitation quelconque de souveraineté ».

La Charte des Nations Unies, adoptée en juin 1945, ne fait que des références superficielles aux droits de l’homme en général. Le préambule fait référence à l’égalité des femmes et des hommes mais ne fait aucune déclaration similaire sur l’égalité raciale, probablement parce que son auteur était le Sud-Africain Jan Smuts. Lors de la séance de clôture de la Conférence de San Francisco, le président Harry Truman a évoqué l’importance de la préparation d’un International Bill of Rights. Un premier projet de déclaration internationale des droits a été étudié par le Comité de rédaction de la Commission des droits de l’homme en juin 1947. Ensuite, il a été décidé de préparer au moins deux instruments distincts, un manifeste devant être adopté par l’Assemblée générale et un traité faisant l’objet d’un traité ouvert à la ratification ou à l’adhésion par des États. En peu de temps, ces textes étaient désignés « Déclaration » et « Pacte ». La Déclaration était prête à être adoptée lors de la session de l’Assemblée générale de 1948, tenue à Paris. On s’attendait à ce que l’achèvement du Pacte prenne encore un an ou deux.

La Déclaration universelle est souvent critiquée comme un texte eurocentrique.[1] En réponse, nous soulignons parfois le rôle central joué par Peng-chun Chang de Chine et Charles Malik de Liban dans la rédaction du texte. Néanmoins, on ne peut nier que les voix des pays du Sud, et en particulier de l’Afrique et de la diaspora africaine, n’ont pas été particulièrement significatives.

L’universalité de la Déclaration et son application aux colonies

Lors des dernières séances de la Troisième Commission de l’Assemblée générale, en novembre 1948, René Cassin a proposé que le titre du projet de texte, jusqu’alors « Déclaration internationale des droits de l’homme », soit modifié en introduisant le mot « Universelle ». Pour justifier sa proposition, Cassin a expliqué que le principe avait déjà été reconnu dans une résolution dont le texte était proposé par Haïti. « C’est là un argument de poids en faveur de cette modification », Cassin a affirmé[2].

En effet, quelques jours auparavant, Haïti avait soumis un projet de texte dont le troisième paragraphe se lisait comme suit : « CONSIDERANT le caractère universel de la Déclaration des droits de l’homme »[3]. Il s’agissait du projet de résolution expliquant que l’Assemblée générale avait décidé de ne pas inclure de disposition sur les droits des minorités dans la Déclaration. La résolution a été adopté le 29 novembre par la Troisième Commission[4] et le 10 décembre 1948 par l’Assemblée générale plénière[5].

Après l’adoption de la résolution sur le sort les minorités, l’attention de la Troisième Commission s’est ensuite tournée vers une proposition de la Yougoslavie d’un article distinct reconnaissant l’application universelle de la Déclaration aux colonies : « Les droits proclamés dans la présente Déclaration s’étendent également à tout individu appartenant aux populations des territoires sous tutelle et des territoires non autonomes »[6]. Le délégué haïtien a repris la notion de l’universalité de la Déclaration dans son appui aux textes de la Yougoslavie. Émile Saint-Lot, diplomate haïtien et Rapporteur de la Troisième commission, a insisté que son pays avait « toujours lutté pour une application universelle de la Déclaration ; cette universalité ferait défaut si l’article proposé n’était pas adopté ». Saint-Lot a signalé les « clauses coloniales » incluses dans certaines conventions internationales « sous prétexte que les signataires ne peuvent pas imposer leur volonté à leurs colonies. Or cette clause n’a jamais empêché les Puissances intéressées d’imposer leur volonté, lorsque tel était leur désir »[7]. Le Haïtien pensait peut-être à un débat quelques jours plus tôt à la Sixième Commission sur l’inclusion d’une telle « clause coloniale » dans le projet de convention sur le génocide[8].

En réponse à St-Lot, René Cassin a affirmé son accord « en principe », mais il ne soutenait pas « la méthode proposée ». Selon Cassin, « Il est certain que la déclaration doit s’appliquer de la même manière à tous les individus. » Cassin a signalé son intention de soumettre une proposition tendant à remplacer le mot « internationale », dans le titre de la déclaration, par le mot « universelle ».[9] Certaines puissances coloniales ont fait valoir que le texte proposé par la Yougoslavie était discriminatoire dans la mesure où il ciblait les colonies et les territoires sous tutelle. De cette manière, selon leur logique plutôt pathétique, le texte proposé porterait atteinte à la proclamation générale du droit à l’égalité contenue dans la Déclaration.

St-Lot a immédiatement réagi aux propos de Cassin : « Il est surprenant que des pays qui n’ont eu aucune expérience du régime colonial essaient d’imposer leur point de vue à des pays qui en ont fait l’expérience. Son pays, qui, en l’occurrence, exprime les vues d’un certain nombre d’États similaires, a reçu de nombreuses pétitions demandant qu’un tel article soit inséré dans la déclaration. Il est étrange de constater que des pays, dont l’attitude à l’égard des territoires non autonomes n’a pas toujours été irréprochable, se font maintenant, au sein de la Commission, les défenseurs de la liberté »[10]. De cette manière, Haïti, pays de personnes d’ascendance africaine, a pris la défense des peuples africains qui n’étaient pas encore représentés aux Nations Unies.

À la demande de Haïti, le texte de la Yougoslavie était mis au vote par appel nominal. Il a été adopté par 16 voix contre 14 et 7 abstentions. Les puissances coloniales étaient presqu’unanimes dans leur opposition (le Danemark s’est abstenu et la Nouvelle-Zélande a voté pour)[11].

Quelques jours plus tard, la Sous-commission de rédaction, présidée par René Cassin, a supprimé le caractère anticolonialiste de la disposition et l’a enfoui dans la Déclaration en tant que deuxième paragraphe de l’article 2 plutôt que comme article autonome (« De même, aucune distinction ne saurait être fondée sur le statut politique du pays auquel appartient l’individu. »)[12]. La Sous-commission était composée de délégués des cinq membres permanents ainsi que l’Australie, la Belgique, Cuba, l’Équateur, le Liban et la Pologne. Selon le rapport de la Sous-commission, les représentants de l’Équateur, de la Pologne et de l’Union soviétique ont estimé qu’elle avait outrepassé son mandat en modifiant le texte de l’article adopté par la Troisième Commission[13]. Cassin a déclaré qu’il s’était abstenu lors du vote sur la modification du texte, qui a été adoptée par six voix contre trois[14].

Le projet révisé de la Sous-commission a provoqué une controverse au sein de la Troisième Commission plénière, avec des objections de la part, entre autres, d’Haïti. Cassin a insisté que la modification était conforme au mandat de la Sous-commission. Pour Émile St-Lot, « [l]’argument du représentant de la France, selon lequel il faudrait ménager la susceptibilité des peuples coloniaux », n’a pas emporté sa conviction.  « Son pays peut se faire l’interprète des peuples en question et assurer la Commission qu’ils préféreraient cette atteinte à leur susceptibilité plutôt que de se voir privés de la reconnaissance de leurs droits »[15].

Le président de la Troisième Commission a reconnu que la Sous-Commission avait outrepassé son mandat en supprimant la référence explicite aux territoires non autonomes et aux territoires sous tutelle.[16] La modification a été rejetée par la Troisième Commission. Dans le texte final de la Déclaration adopté le 7 décembre 1948, la version originale de la disposition, avec sa référence aux territoires sous tutelle et aux territoires non autonomes, a été conservée.[17]

Ce texte était l’article 3 du projet de la Troisième Commission, résultat que le Royaume-Uni pensait « thoroughly unsatisfactory »[18]. À l’Assemblée générale plénière, le Royaume-Uni a proposé une version révisée de l’article, qu’il a placé comme paragraphe 2 de l’article 3, conforme à l’approche adoptée par la Sous-Commission : « De plus, il ne sera fait aucune distinction fondée sur le statut politique, juridique ou international du pays ou du territoire dont une personne est ressortissante, que ce pays ou territoire soit indépendant, sous tutelle, non autonome ou soumis à une limitation quelconque de souveraineté »[19]. Selon le délégué britannique, « pendant tout le temps qu’a duré la préparation de cette Déclaration, le Royaume-Uni s’est tenu en rapport avec ses territoires coloniaux et c’est en leur nom, comme en son propre nom, qu’il souscrira à cette déclaration »[20]. Aucune preuve susceptible de confirmer cette affirmation, peu plausible, n’a jamais été trouvée dans les archives britanniques. D’ailleurs, le représentant du Royaume-Uni a prétendu que les territoires britanniques « pour la plupart, jouissent d’un gouvernement autonome »[21]. Immédiatement avant le vote sur l’ensemble de la Déclaration, l’amendement du Royaume-Uni a été adopté par 29 voix contre 17, avec 10 abstentions[22].

La libre circulation

Le premier paragraphe de l’article 13 de la Déclaration affirme que « [t]oute personne a le droit de circuler librement et de choisir sa résidence à l’intérieur d’un État ». Il s’agit d’une formulation inhabituelle car, en règle générale, la portée des limitations aux droits sont régies par l’article 29(2). La restriction au droit à la libre circulation imposée par les mots « à l’intérieur d’un État » se retrouve dans les premières versions de la Déclaration. Selon l’avant-projet préparé par John Humphrey pour le Comité de rédaction de la Commission des droits de l’homme en juin 1947, « Sous réserve des mesures législatives d’une portée générale prises en vue de la Sécurité et de l’intérêt national, tout individu peut librement circuler et choisir sa résidence à l’intérieur des frontières de l’État ».[23] Le projet Humphrey s’inspire en grande partie des dispositions des constitutions nationales. La référence aux frontières nationales a une certaine logique parce qu’il aurait été impensable qu’une constitution nationale garantisse le droit à la liberté de circulation au-delà de son territoire. Le but de phrase « à l’intérieur des frontières de l’État » a resté sans modification par le Comité de rédaction et la Commission des droits de l’homme.

Stefan Zweig, dans son livre Le Monde d’hier, parlait de ‘voyager sans passeport’. Selon Zweig, avant la Guerre de 1914-18 :

Et il est vraie que rien ne rend plus sensible le formidable recul qu’a marqué le monde depuis la première guerre mondiale que les restrictions apportées à la liberté de mouvement et généralement à leurs droits. Avant 1914 la terre avait appartenu à tous les hommes. Chacun allait où il voulait et y demeurait aussi longtemps qu’il lui plaisait. Il n’y avait point de permissions, point d’autorisations, et je m’amuse toujours de l’étonnement des jeunes gens, quand je leur raconte qu’avant 1914 j’avais voyagé dans l’Inde et en Amérique sans posséder un passeport, sans même en avoir vu un. On montait dans le train, on en descendait sans rien demander, sans qu’on vous demandât rien, on n’avait pas a remplir une seule de ces mille formules et déclarations qui sont aujourd’hui exigées. Il n’y avait pas de permis, pas de visas, pas de mesures tracassières ; ces mêmes frontières qui, avec leurs douaniers, leur police, leurs postes de gendarmerie, sont transformées en un système d’obstacles, ne représentaient rien que des lignes symboliques qu’on traversait avec autant d’insouciance que le méridien de Greenwich.

Zweig nous rappelle que les contrôles stricts du franchissement des frontières internationales sont un phénomène relativement récent dans l’histoire de l’humanité. Aujourd’hui, les noyades de bateaux remplis de migrants dans la mer Méditerranée et dans la Manche sont monnaie courante. Les gouvernements imputent cela aux passeurs, comme si le problème venait du crime organisé et non du refus de la liberté de libre circulation et, dans de nombreux cas, d’une violation du droit de chercher asile et de bénéficier de l’asile

La Déclaration universelle n’aurait-elle pas dû proclamer un droit plus large à la liberté de mouvement, ne s’arrêtant pas aux frontières internationales d’un État ? Si certains peuvent trouver cela irréaliste ou utopique, l’étude des travaux préparatoires de la Déclaration révèle que la question a bien été posée. Une fois de plus, ce sont les représentants d’Haïti qui ont pris le dessus sur le plan moral dans la Troisième Commission. En proposant la suppression du bout de phrase « à l’intérieur des frontières de l’État » Ernest Chauvet de Haïti a accepté « qu’il puisse exister des restrictions provisoires, d’ordre économique et politique, à la liberté du mouvement ». Toutefois, selon lui, la déclaration des droits de l’homme n’était pas un document politique. Même si une telle limitation avait peut-être sa place dans le projet de pacte international, la déclaration universelle avait un autre rôle, celui d’« un énoncé de principes moraux de portée universelle »[24].

« Le principe de la libre circulation des hommes sur la terre était reconnu avant que les États nationaux eussent atteint leur développement actuel », a dit Chauvet. « Les barrières de toutes sortes érigées par ces derniers ne tiennent pas compte de l’importance de l’élément humain, des liens de famille et d’amitié, souvent plus forts que les liens qui attachent l’homme au gouvernement parfois instable de son pays. » Selon le délégué d’Haïti, « [l]a terre appartient à tous les hommes. Les restrictions apportées par les gouvernements contredisent les aspirations de la conscience universelle. » Il a expliqué que certaines limites à la libre circulation pouvaient être « tolérées comme une nécessité passagère, mais il ne peut être question de les inscrire dans la déclaration. Celle-ci doit avant tout éduquer les masses »[25].

Eleanor Roosevelt a manifesté sa sympathie pour cette vision du représentant d’Haïti, « notamment lorsqu’il explique que tout homme devrait avoir le droit de s’installer dans le pays de son choix ». Toutefois, pour elle « la situation économique a forcé certains pays à prendre des dispositions légales limitant l’immigration. » Roosevelt a insisté que la déclaration « ne doit pas comporter de principes dont les circonstances rendent l’application impossible »[26]. C’est pourtant précisément la solution que les rédacteurs de la Déclaration ont adoptée, à la suggestion de Roosevelt, dans l’article 3 de la Déclaration, qui reconnaît le droit à la vie. Incapable de s’entendre sur la question de la peine capitale, Roosevelt avait proposé que le droit à la vie soit reconnu sans aucune réserve afin de ne pas entraver les évolutions progressives visant à l’abolition de la peine de mort[27].

Le délégué belge, le Comte Carton de Wiart, s’est déclaré « fort impressionné par l’intervention du représentant d’Haïti ; comme lui, il pense que la liberté de circulation et de résidence devrait être assurée à tous dans le monde entier… La déclaration des droits de l’homme a pour mission essentielle d’affirmer bien haut ce que pense la conscience universelle. » La Belgique voterait en faveur de l’amendement haïtien, disait-il[28].

L’amendement visant la suppression des mots « à l’intérieur des frontières de l’État » du texte de l’article 13(1) de la Déclaration a été rejeté par 15 voix contre 8, avec 19 abstentions[29]. En d’autres termes, moins de la moitié des personnes présentes à la Troisième Commission se sont opposées à la proposition. Au moins, cela indique qu’il n’y avait rien d’absurde ou d’irréaliste dans l’amendement d’Haïti.

La Déclaration dans un temps de décolonisation

Ces exemples de contributions d’Haïti à la rédaction de la Déclaration confirment la présence des voix du Sud Global. Haïti disposait d’une équipe impressionnante de diplomates avec des objectifs clairs. Il est plus difficile de faire le même constat à propos des deux États membres d’Afrique subsaharienne (hormis l’Afrique du Sud bien sûr), qui ne semblent pas avoir fait une contribution sérieuse au projet.

Presque immédiatement après son adoption, la Déclaration universelle des droits de l’homme a été invoquée au sein des Nations Unies, principalement par les pays du Sud dont la préoccupation étaient des questions de discrimination raciale, d’apartheid et de colonialisme.  La première référence à la Déclaration par l’Assemblée générale se trouve dans une résolution sur la diaspora indienne en Afrique du Sud, adoptée en mai 1949[30]. La référence à la Déclaration universelle avait été supprimée dans un projet précédent et c’est Haïti qui a insisté pour qu’elle soit rétablie dans le texte. Lors du débat dans l’Assemblée, Émile St-Lot a décrit la Déclaration comme « une sorte d’annexe à la Charte. Cette Déclaration ne contient pas seulement une énumération et une définition des droits de 1’homme et des libertés fondamentales, elle détermine aussi l’étendue de ces droits et libertés »[31].

En juin 1949, la Déclaration universelle des droits de l’homme était invoquée dans le contexte de la supervision par l’ONU des territoires sous tutelle. La Commission des droits de l’homme a proposé au Conseil de tutelle d’inclure dans son Questionnaire à l’intention des États responsables « [d]e prendre en considération la Déclaration universelle des droits de l’homme ». La Commission a souhaité que le Conseil de tutelle invite « instamment les autorités chargées de l’administration à garantir au moyen de mesures progressives et de méthodes appropriées, la reconnaissance et le respect effectifs des droits et libertés énoncés dans ladite Déclaration parmi les populations des Territoires sous tutelle placés sous leur administration »[32]. L’année suivante, l’Assemblée générale a décidé d’étendre cette exigence aux rapports relatifs aux territoires non autonomes. On demandait aux puissances coloniales d’inclure « un exposé succinct de la mesure dans laquelle la Déclaration universelle des droits de l’homme est appliquée dans les territoires non autonomes qu’ils administrent »[33].

En 1951, l’Égypte[34] et plusieurs autres États arabes[35] ont demandé au Secrétaire général d’inclure à l’ordre du jour de l’Assemblée la question de la « Violation par la France au Maroc des principes de la Charte et de la Déclaration des droits de l’homme ». Cette année-là, l’Assemblée s’est réunie à nouveau à Paris, comme elle l’avait fait en 1948, et la commémoration de l’adoption de la Déclaration universelle a été célébrée quelques jours à peine avant le débat sur la demande des États arabes. L’ironie était évidente pour tous. « Après avoir célébré cet anniversaire de la Déclaration universelle des droits de l’homme, allons-nous maintenant prononcer une sentence de mort contre ces droits et les détruire ? » a demandé le délégué de la Syrie[36]. « Quelle confiance le monde peut-il avoir en cette Assemblée si, tout en proclamant les principes élevés qui sont les siens, elle cherche à éluder l’inscription à son ordre du jour d’une plainte si étroitement liée à l’objet de cette proclamation ?» a demandé le représentant d’Égypte[37]. Pour le chef de la délégation française, Robert Schuman, l’accusation de violation de la Déclaration universelle « nous atteint dans notre honneur ». Il s’agissait d’une « déclaration dont la France s’honore d’avoir été l’un des principaux protagonistes, alors que d’autres ne lui ont même pas apporté leurs suffrages »[38]. La demande des États arabes a été rejetée par 28 voix contre 23, avec 7 abstentions[39].

La question de la discrimination raciale dans les territoires non autonomes a été soulevé par l’Inde, l’Égypte, l’Indonésie et le Pakistan dans un projet de résolution lors de la session de 1952[40]. Adoptée par l’Assemblée générale, la résolution « recommande aux États Membres qui administrent des territoires non autonomes d’abolir dans ces territoires les lois et les pratiques discriminatoires contraires aux principes de la Charte et de la Déclaration universelle des droits de l’homme »[41].

En 1955, vingt-neuf États indépendants, pour la plupart asiatiques, se sont réunis à Bandung, en Indonésie, pour une réunion sans précédent de ce qu’on appelait alors le « tiers monde ». L’Afrique était représentée par six États, Côte-de-l’Or, Éthiopie, Liberia, Libye, Égypte et Soudan, ainsi que par une délégation du Front de libération nationale d’Algérie. La déclaration adoptée à l’issue de la Conférence afro-asiatique comprenait une section sur les droits de l’homme qui invoquait la Déclaration universelle des droits de l’homme.

Article TagsCes exemples sont présentés afin de démontrer que ce sont avant tout les États du Sud qui ont accueilli favorablement la Déclaration universelle et qui ont cherché à l’invoquer dans leurs luttes contre la discrimination raciale, l’apartheid et le colonialisme. Bien entendu, au cours de ces premières années, ces États étaient terriblement inférieurs en nombre, comme ils l’avaient été à San Francisco en 1945 et à Paris en 1948. La balance a basculé en 1960 avec l’adhésion de dix-sept nouveaux États membres dont seize États africains. Cela a amené ce qui était sûrement la référence la plus importante à la Déclaration universelle depuis 1948 dans la « Déclaration sur l’octroi de l’indépendance aux pays et aux peoples coloniaux », adoptée en 1960[42]. Dans son Avis consultatif sur l’archipel des Chagos, la Cour internationale de justice a décrit l’adoption de la Déclaration de 1960 par l’Assemblée générale comme « un moment décisif » dans « la consolidation de la pratique des Etats en matière de décolonisation »[43].

Le paragraphe 7 du dispositif de cette Déclaration affirme que « [t]ous les États doivent observer fidèlement et strictement les dispositions de la Charte des Nations Unies, de la Déclaration universelle des droits de l’homme et de la présente Déclaration … » Ce texte trouve son origine dans un projet proposé par quarante-trois États Membres, dont quatorze seulement avait participé au vote pour la Déclaration universelle en décembre 1948[44]. Comme la Déclaration universelle, la Déclaration sur l’octroi de l’indépendance a été adoptée sans vote négatif mais avec neuf abstentions (il y en avait huit le 10 décembre 1948) : Afrique du Sud, Australie, Belgique, États-Unis, France, Espagne, Portugal, République dominicaine, Royaume-Uni[45].

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Ces observations ne visent pas à remettre en question la validité de la version traditionnelle des origines de la Déclaration universelle des droits de l’homme, avec son accent sur la contribution d’intellectuels européens et européanisés. Il n’entend pas non plus contester les critiques très légitimes qui soulignent l’absence relative de régions importantes du monde dans les débats qui ont entouré l’adoption de la Déclaration. Son ambition est seulement de montrer que les voix du Sud étaient présentes à Paris en 1948 et qu’elles y ont laissé des traces, aussi modestes soient-elles, dans le produit fini. De plus, et c’est peut-être là un point plus important, la Déclaration a été accueillie favorablement, et non rejetée, par les pays du Sud comme un instrument susceptible de promouvoir leurs propres valeurs et de dénoncer l’hypocrisie de leurs oppresseurs. En particulier, les États d’Afrique, pour la plupart absents à Paris en 1948 et seuls membres des Nations Unies depuis 1960, ont trouvé un message de libération dans « l’idéal commun à atteindre » que représente la Déclaration universelle des droits de l’homme.

[1] Voir, par exemple, Makau Mutua, « Savages, victims, and saviours: The metaphor of human rights », Harvard International law Journal, vol. 42, n° 1, 2001, pp. 201-245.

[2] AGNU, « Projet de déclaration internationale des droits de l’homme (E/800) (suite) », 165ème séance, 30 novembre 1948, U.N. doc. A/C.3/SR.165, pp. 759-760.

[3] AGNU, « Projet de déclaration internationale des droits de l’homme. Haïti : Projet de résolution », 3ème session, 27 novembre 1948, U.N. doc. A/C.3/373.

[4] AGNU, « Projet de déclaration internationale des droits de l’homme (E/800) (suite) », 162ème séance, 27 novembre 1948, U.N. doc. A/C.3/SR.162, pp. 736 ; AGNU, « Projet de déclaration internationale des droits de l’homme. Projet de résolution adopté par la Troisième Commission concernant les trois propositions présentées respectivement par l’URSS, la Yougoslavie (article B) et le Danemark. (A/C.3/307/Rev.2) », 3ème session, 29 novembre 1948, U.N. doc. A/C.3/376.

[5] AGNU, « Sort des minorités », 183ème séance plénière, 10 décembre 1948, U.N. doc. A/RES/217 C (III), pp. 77-78.

[6] AGNU, « Projet de déclaration internationale des droits de l’homme. Proposition d’articles additionnels au projet de Déclaration (E/800). Additif au document A/C.3/307/Rev.1, Yougoslavie (A/C.3/233) », 3ème session, 6 novembre 1948, U.N. doc. A/C.3/307/Rev.1/Add.1.

[7] AGNU, « Projet de déclaration internationale des droits de l’homme (E/800) (suite) », 173ème séance, 29 novembre 1948, U.N. doc. A/C.3/SR.163, p. 741.

[8] AGNU, « Suite de l’examen du projet de convention sur le génocide [E/794] : rapport du Conseil économique et social [A/633] », 170ème séance, 15 novembre 1948, U.N. doc. A/C.6/SR.107, pp. 461-468.

[9] AGNU, « Projet de déclaration internationale des droits de l’homme (E/800) (suite) », 173ème séance, 29 novembre 1948, U.N. doc. A/C.3/SR.163 (29 novembre 1948), p. 742.

[10] Ibid., pp. 742-743.

[11] Ibid., p. 746.

[12] AGNU, « Projet de Rapport de la Sous-commission 4 de la Troisième Commission présenté par M. Alan S. Watt (Australie), Rapporteur », 3ème session, 4 décembre 1948, U.N. A/C.3/400, p. 7.

[13] AGNU, « Projet de Rapport de la Sous-commission 4 de la Troisième Commission présenté par M. Alan S. Watt (Australie), Rapporteur », 3ème session, 4 décembre 1948, U.N. doc. A/C.3/400/Rev.1, p. 3.

[14] AGNU, « Projet de déclaration universelle des droits de l’homme (E/800) : rapport de la Sous-Commission 4 (A/C.3/400 et A/C.3/400/Rev.1) (suite) », 170ème séance, 6 décembre 1948, U.N. doc. A/C.3/SR.176, p. 856.

[15] Ibid., p. 855.

[16] Ibid., p. 861.

[17] AGNU, « Rapport de la Troisième Commission », 7 décembre 1948, U.N. doc. A/777, par. 12, art. 3.

[18] AGNU, « Projet de déclaration universelle des droits de l’homme (suite) », 169ème séance, 7 décembre 1948, U.N. doc. A/C.3/SR.179, p. 885.

[19] AGNU, « Draft International Declaration of Human Rights. United Kingdom : amendment to Article 3 of the Draft Declaration proposed by the Third Committee (A/777) », 3ème session, 10 décembre 1948, U.N. doc. A/778/Rev.1.

[20] AGNU, « Suite de la discussion sur le projet de déclaration universelle des droits de l’homme : rapport de la Troisième Commission (A/777) », 181ème séance plénière, 10 décembre 1948, U.N. doc. A/PV.181, p. 883.

[21] Ibid., p. 884.

[22] AGNU, « Suite de la discussion sur le projet de déclaration universelle des droits de l’homme : rapport de la Troisième Commission (A/777) », 182ème séance plénière, 10 décembre 1948, U.N. doc. A/PV.182, p. 932.

[23] Conseil économique et social, Commission des droits de l’homme, « Avant-projet de la Déclaration internationale des droits de l’homme (réparé par la Division des droits de l’homme) », 4 juin 1947, U.N. doc. E/CN.4/AC.l/3, p. 5.

[24] AGNU, « Projet de déclaration internationale des droits de l’homme (E/800) (suite) », 180ème séance, 2 novembre 1948, U.N. doc. A/C.3/SR.120, p. 317.

[25] Ibid., p. 318.

[26] Ibid., p. 319.

[27] Conseil économique et social, Commission des droits de l’homme, « Compte-rendu de la deuxième séance », 13 juin 1947, U.N. doc. E/CN.4/AC.1/SR.2, p. 10

[28] AGNU, « Projet de déclaration internationale des droits de l’homme (E/800) (suite) », 180ème séance, 2 novembre 1948, U.N. doc. A/C.3/SR.120, p. 322.

[29] Ibid., p. 325.

[30] AGNU, « Traitement des personnes d’origine indienne établies dans l’Union Sud-Africaine » 212ème séance plénière, 14 mai 1949, U.N. doc. A/RES/265(III).

[31] AGNU, 212ème séance plénière, 16 mai 1949, U.N. doc. A/PV.212, p. 451.

[32] Conseil économique et social, Commission des droits de l’homme, « Rapport du Comité chargé du questionnaire du Conseil de tutelle », 15 juin 1949, U.N. doc. E/CN.4/334, p. 2 ; Conseil économique et social, Commission des droits de l’homme, « Rapport de la cinquième session de la Commission des droits de l’homme », 23 juin 1949, U.N. doc. E/1371, pp. 27-28

[33] AGNU, « Renseignements concernant les droits de l’homme dans les territoires non autonomes », 320ème séance plénière, 12 décembre 1950, U.N. doc. A/RES/446 (V), par. 1.

[34] AGNU, « Violation of the Principles of the Charter and of the Declaration of Human Rights by France in Morocco, Telegram Dated 4 October 1951 to the Secretary-General from the Minister of Foreign Affairs of the Kingdom of Egypt », 5 octobre 1951, U.N. doc. A/1894 ; AGNU, « Egypt: Proposal », 13 novembre 1951, U.N. doc. A/1954.

[35] AGNU, « Cablegram Dated 6 October 1951 from the Minister, Chargé d’Affaires ad interim of Iraq, Addressed to the Secretary-General », 8 octobre 1951, U.N. doc. A/1898 ; AGNU, « Letter Dated 8 October 1951 to the Secretary-General from the Acting Charge d’Affaires of Lebanon with the United Nations », 10 octobre 1951, U.N. doc. A/1904 ; AGNU, « Letter Dated 10 October 1951 from the Permanent Representative of Syria to the United Nations, Addressed to the Secretary-Genera », 11 octobre 1951, U.N. doc. A/1908 ; AGNU, « Letter Dated 9 October 1951 from the Charge d’Affaires of Yemen, Addressed to the Secretary-General », 11 octobre 1951, U.N. doc. A/1909 ; AGNU, « Letter Dated 6 October 1951 from the Permanent Representative of Saudi Arabia to the United Nations, Addressed to the Secretary-General », 16 octobre 1951, U.N. doc. A/1918.

[36] AGNU, 257ème séance plénière, 13 décembre 1951, U.N. doc. A/PV.257, par. 53.

[37] AGNU, 354ème séance plénière, 13 décembre 1951, U.N. doc. A/PV.354, par. 28.

[38] AGNU, 352ème séance plénière, 13 novembre 1951, U.N. doc. A/PV.342, par. 68.

[39] AGNU, 354ème séance plénière, 13 décembre 1951, U.N. doc. A/PV.354, par. 290.

[40] AGNU, « Rapport du Comité des renseignements relatifs aux territoires non autonomes », 264ème séance plénière, 5 novembre 1952, U.N. doc. A/2219, p. 14.

[41] AGNU, « Discriminations raciales dans les territoires non autonomes », 403èmé séance plénière, 10 décembre 1952, U.N doc. A/REWS/644 (VII), par. 1

[42] AGNU, « Déclaration sur l’octroi de l’indépendance aux pays et aux peuples coloniaux », 947ème séance plénière, 14 décembre 1960, U.N. doc. A/RES/1514 (XV).

[43] CIJ, avis consultatif du 25 février 2019, Effets juridiques de la séparation de l’archipel des Chagos de Maurice en 1965, C.I.J. Recueil 2019, p. 95, § 150.

[44] Afghanistan, Arabie Saoudite, Birmanie, Cambodge, Cameroun, Ceylan, Chypre, Congo (Brazzaville), Congo (Léopoldville), Côte d’Ivoire, Dahomey, Éthiopie, Fédération de Malaisie, Gabon, Ghana, Guinée, Haute-Volta, Inde, Indonésie, Irak, Iran, Jordanie, Laos, Liban, Libéria, Libye, Madagascar, Mali, Maroc, Népal, Niger, Nigéria, Pakistan, Philippines, République arabe unie, République centrafricaine, Sénégal, Soudan, Tchad, Togo, Tunisie et Turquie : AGNU, « Projet de résolution », 28 novembre 1960, U.N. doc. A/L.323.

[45] AGNU, 947ème séance plénière, 14 décembre 1960, U.N. doc. A/PV.947, par. 34.