N. 21 - 2023

La Déclaration universelle des droits de l’homme comme enjeu diplomatique

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C’est un très grand plaisir d’être parmi vous et sans surprise je vais partager quelques réflexions sur l’article 19 de la Déclaration universelle et donc sur les libertés d’opinion et d’expression. Mais ce faisant, de manière transversale, on va pratiquement toucher à tous les domaines puisque dans tous ces domaines nous cherchons à parler, à échanger, à communiquer, à recevoir des informations, à en émettre, pour nous forger des opinions. On est au cœur des conditions de l’effectivité de la Déclaration universelle des droits de l’homme.

Alors, pourquoi la liberté d’expression est-elle à ce point un enjeu diplomatique ? D’abord parce que tout le monde s’exprime, cela foisonne, et des Etats vont jusqu’à forger leur propre politique d’expression, au-delà des tentatives de capture de la conversation publique, de maîtrise, de contrôle, de contraintes de l’espace public. On voit donc déjà des enjeux de liberté extrêmement importants.

Je voudrais vous donner quelques indications simples, pour poser le contexte, en matière de liberté de la presse, ce qui est le mandat de base de Reporters Sans Frontières, Car cette liberté, on en a peu conscience, est aujourd’hui sous contrainte dans sept Etats sur dix. En d’autres termes, nous sommes, des privilégiés d’avoir la chance de pouvoir vivre dans des sociétés ouvertes ! Dans sept Etats sur dix, ce n’est pas le cas, les gens n’ont pas la possibilité d’accéder à une pluralité de sources fiables leur donnant des informations suffisantes pour se forger librement une opinion, pour s’autodéterminer en tant que citoyen. Sept États sur dix : premier chiffre !

Six fois deuxième chiffre : La diffusion de l’information fiable est six fois moins rapide que la diffusion sur les réseaux sociaux des autres informations. Six fois moins rapide, c’est désormais un chiffre connu, il date de 2018 et c’est une étude du MIT.

Troisième chiffre, six fois encore : les pages connues pour diffuser de fausses informations ont obtenu et obtiennent six fois plus de mention « j’aime », de « partage » ou d’interaction sur Facebook que les sources d’actualité dignes de confiance. C’est une étude qui a maintenant deux ans et qui provient de chercheurs de l’Université de New York et de celle de Grenoble-Alpes.

Quatrième chiffre, deux mois ! C’est le temps qu’il a fallu à ChatGPT pour atteindre cent millions d’utilisateurs après son lancement. Pour Facebook, il a fallu 4 ans et demi pour atteindre cent millions d’utilisateurs. Une dernière étude est glaçante. Elle vient de l’Université de Leyden aux Pays-Bas, 90% des contenus disponibles serait fabriqué par l’intelligence artificielle d’ici à 2026. C’est demain !

Ce sont ne sont que des études, évidemment d’autres études peuvent venir les préciser, les contredire mais on a déjà des ordres de grandeur pour essayer de comprendre et poser le contexte à l’intérieur duquel s’exercent ces enjeux diplomatiques, politiques, militaires à propos de l’information dont on pressent, dont on comprend, qu’ils dépassent le seul enjeu, si j’ose dire, de la liberté d’expression. Ils vont en réalité affecter l’exercice de notre liberté d’opinion, la façon dont nous comprenons le monde et la société qui nous entoure pour nous déterminer, faire nos choix.

On célèbre les 75 ans de la Déclaration de 1948. On célèbre les 30 ans de la Déclaration et du programme d’action de Vienne de 1993. On célèbre les 25 ans de la déclaration des Nations Unies sur les défenseurs des droits humains de 1998. Célébrons les 55 ans de la citation de Hannah Arendt : « il n’est pas de liberté d’opinion ou la liberté d’opinion est un leurre si le débat public n’est pas fondé sur les faits ». Les faits. L’enjeu clé qui est au cœur des enjeux diplomatiques, politiques et militaires, c’est l’enjeu de la factualité, c’est à dire, l’enjeu de l’intégrité, l’enjeu de la transparence, l’enjeu de l’accessibilité.

On mesure la gravité de ces enjeux. On les mesure comment ? On les mesure tous les jours en ouvrant nos téléphones, en ouvrant nos écrans, en vivant les guerres informationnelles subreptices présentes depuis toujours mais désormais démultipliées à l’aune de ces conditions d’échange, à l’aune de la nouvelle structure de l’espace de l’information. Hier, c’était la place du village, puis la place de la cité, un « espace public » hier garanti par des lois nationales dans les sociétés démocratiques, désormais confronté à un espace global numérique qui reste à réguler.

Pour bien comprendre cette problématique, je vais prendre un exemple. Une loi française, la loi Bichet de 1947 organisait pour nous, citoyennes et citoyens, l’accès au pluralisme de l’information. Nous en avons encore le bénéfice, devant le premier kiosque à journaux qu’on croisera – il en subsiste quelques-uns – pour constater cette incroyable diversité d’offres qui nous est faite. Si vous échangez avec le kiosquier, il vous dira qu’en réalité, il ou elle ne vend même pas 5% de cette offre au quotidien. Mais c’est une obligation légale pour tous. Qu’est-ce que ça devient à l’heure du clic où nous pouvons accéder dans certains pays – pas partout, en tout cas dans trois pays sur dix – où nous pouvons accéder à une pluralité d’information ? Nous allons être confronté à d’autres types de problèmes : la façon dont fonctionnent les algorithmes. Je dis « les algorithmes de recommandation » comme si c’était une personne morale. Non, il s’agit de la façon dont les personnes morales qui pilotent les algorithmes, c’est-à-dire les plateformes de réseaux sociaux et les moteurs de recherche, organisent notre navigation dans cet espace global du numérique, de l’information et de la communication : en privilégiant les contenus porteurs de peur, d’incertitude, de doute, de division, voire de haine et de violence. Car ce sont ces contenus qui génèrent les plus d’interactions, vont donc attirer la publicité et s’avérer plus profitables. Cette primauté a aussi pour conséquence d’enfermer l’utilisateur dans sa bulle de filtre, de réduire la sérendipité. Paradoxalement, le fonctionnement des algorithmes de recommandation aboutit à réduire le champ de notre espace informationnel. L’apparition soudaine de l’intelligence artificielle générative depuis novembre 2022 fait craindre le pire dans le champ informationnel puisque sans garde-fou démocratique, les pires travers des algorithmes de recommandation seront encore amplifiés par l’usage massif et débridé des deep fakes.

A la capture de l’espace informationnel par les algorithmes s’ajoute la capture des algorithmes par les prédateurs de l’information. Les guerres du Kremlin se déroulent sous nos yeux par sa tentative de maîtriser le narratif public en imposant sa propagande et en semant le doute, la défiance et la division dans les espaces démocratiques. La guerre de Pékin pour l’exportation de son contre-modèle, est plus subreptice mais bien réelle et Jean-Maurice Ripert pourrait nous livrer un certain nombre de témoignages de son expérience comme ambassadeur de France en Chine. Mais les guerres au Proche-Orient aujourd’hui nous montrent à quel point la propagande est prégnante, à quel point il a été impossible pour des médias internationaux de franchir la porte de Rafah pour entrer dans Gaza, à quel point les journalistes palestiniens aujourd’hui se trouvent en première ligne y compris les correspondants et les salariés de l’AFP, de l’AP, de Reuters, qui sont sur place et qui essayent malgré tout de nous faire comprendre ce qu’il se passe en prenant des risques absolument énormes. Liberté de la presse et droit à l’information sont mis au défi comme jamais dans notre nouvel espace global et numérisé de l’information.

Alors relever ces défis, c’est pour RSF essayer de relever quatre enjeux.

Le premier, où imaginer la régulation démocratique de cet espace ? C’est très compliqué de concevoir une régulation démocratique innovante dans les enceintes intergouvernementales classiques. La France porte désormais avec 52 autres États démocratiques de tous continents un cadre international de coopération dédié à ces sujets initié par Reporters Sans Frontières qui s’appelle « le Partenariat sur l’information et la démocratie » qui est porté par un forum de la société civile pour imaginer des solutions. Les derniers États signataires incluent les États Unis et le Brésil qui, en tant que nouveau président du G20 (à compter de décembre 2023) entend y défendre l’intégrité de l’information sur la base de préconisations du Partenariat.

Deuxième point, imaginer des solutions précisément. À commencer par définir l’information fiable, qu’est-ce que c’est une information fiable ? À commencer par définir ce qu’est un « média digne de confiance ». Mettre en place ou proposer des solutions ou des mécanismes pour que ces médias s’identifient comme tels et bénéficient de notre part, de la part des annonceurs, des institutions d’aide publique aux médias, de l’APD, d’une reconnaissance pour faire l’effort de s’astreindre aux devoirs de la profession. Leur identification est bien sur un enjeu, c’est pourquoi nous avons créé avec l’AFP et des médias du monde entier une norme unique en son genre, de type ISO, la Journalism Trust Initiative (JTI), permettant aux médias volontaires de se voir certifiés. Elle est désormais mise en œuvre par des médias dans 85 pays et son autorité est reconnue dans et au-delà de l’Union européenne.

Troisième point, ça signifie protéger et soutenir les journalistes et les médias dignes de ce nom comme antidote à la désinformation. Après des assassinats spectaculaires de journalistes à Malte en 2017 puis en Slovaquie en 2018, la Commission européenne encouragée par RSF a pris l’initiative d’une législation européenne sur la liberté des médias, première du genre et susceptible d’inspirer bien au-delà de l’UE les États démocratiques conscients de l’urgence. Avec l’année électorale majeure qui s’annonce en 2024 impliquant plus de la moitié de l’humanité, RSF pousse dans tous les États démocratiques les candidats à s’engager à des réformes concrètes pour protéger l’exercice d’un journalisme libre, pluraliste et indépendant.

Quatrième point, ça signifie enfin concevoir et instaurer un régime de responsabilité des acteurs de cet espace global de l’information, à commencer par les entités structurantes de cet espace que sont les plateformes de réseaux sociaux et les moteurs de recherche. Je souligne qu’ils ont été depuis 30 ans bénéficiaires d’un régime juridique d’irresponsabilité, ce qui est quand même extraordinaire pour des « organes de la société » au sens de la Déclaration universelle. Avec la législation européenne sur les services numériques on commence à voir poindre le début d’un régime de responsabilité indispensable pour essayer de les amener à adapter ou à changer complètement leur comportement. Nous soutenons à RSF qu’il est nécessaire d’aller encore plus loin en reconnaissant aux citoyens un véritable droit à l’information faisant peser sur les plateformes une obligation d’amplification des sources fiables identifiées grâce à des normes comme la Journalism Trust Initiative.

Bref, autant d’enjeux fondamentaux pour nourrir le Sommet pour l’Avenir en septembre 2024 qui doit d’ici là produire deux livrables qui mobilisent l’attention de RSF. Le premier est un code de conduite pour l’intégrité de l’information sur les plateformes. Ce sera un document du Secrétaire général des Nations Unie – qui ne sera pas soumis à la négociation des États membres – dont la rédaction a été confiée à la Secrétaire générale adjointe à « la communication globale », Mélissa Fleming. C’est en cours d’exercice, nous y contribuons autant que nous pouvons. Le deuxième produit sera un Pacte mondial sur la technologie, un « Pacte sur la tech », qui va essayer de répondre à l’ensemble de ces questions, mais là ce sera un document négocié avec les États. Il aura donc plus de poids politique mais on mesure également à quel point la barre risque d’être considérablement abaissée quant à son contenu, c’est une vraie bataille qui nous concerne toutes et tous. Vous comprendrez que RSF y soit très engagé en y promouvant en particulier les principes et politiques publiques novatrices imaginées dans le cadre du Partenariat sur l’information et la démocratie.