I
Je tiens à remercier l’Association française pour les Nations Unies (ci-après, « AFNU ») et la Fondation René Cassin pour l’aimable invitation à participer à cet événement important et significatif pour ceux d’entre nous qui travaillent dans le domaine des droits de l’homme dans différentes parties du monde. C’est un grand honneur pour moi de partager cette table ronde avec d’éminents collègues, que j’apprécie beaucoup sur le plan personnel et que j’admire professionnellement.
Il y a 75 ans, au Palais de Chaillot, l’Assemblée générale des Nations Unies adoptait la Déclaration universelle des droits de l’homme. C’est ainsi qu’a commencé la construction du droit international de la personne humaine au niveau mondial, une discipline à part entière qui constitue, à mon avis, l’héritage le plus important que la science juridique ait laissé à l’humanité tout au long de son histoire.
L’objectif de cette table ronde est d’examiner de manière critique la Déclaration universelle des droits de l’homme en tant que question diplomatique. Je voudrais souligner quelques points à cet égard, qui me semblent pertinents pour alimenter le débat.
Les droits de l’homme, en tant que proposition politique, présentent une vision fondée sur des valeurs communes, pour procéder à la reconstruction et au fonctionnement harmonieux des sociétés dévastées à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Les droits de l’homme sont aussi la réponse idéologique civilisée aux atrocités perpétrées et à la barbarie commise, et fournissent un outil pour éradiquer définitivement la discrimination, fléau qui a conduit à des pratiques d’extermination de masse avant et pendant la guerre.
Il y a eu une réaction au niveau institutionnel naissant, excluant le recours à la vengeance, privilégiant un message visant à la nécessité de construire véritablement une communauté internationale, centrée sur la dignité humaine. C’était une extraordinaire leçon d’humanisme, fondée sur le droit comme valeur.
Ainsi, les droits de l’homme sont identifiés comme une valeur suprême de la communauté internationale, qui commence à se doter d’une identité inclusive et à se reconnaître, se fixant comme objectif premier le maintien de la paix internationale, objectif inscrit dans l’article 1er de la Charte des Nations Unies.
Dans la Déclaration universelle, les droits de l’homme ne sont pas seulement reconnus comme quelque chose que l’État doit respecter, mais aussi garantir. De cette façon, ces droits sont installés sur un horizon prospère, comme un programme politique puissant ; la voie à suivre ; une feuille de route à suivre par les États dans la conception et la mise en œuvre des politiques publiques.
Même sans rendre directement visible la relation entre la démocratie et les droits de l’homme, la lecture de la Déclaration conduit à la conclusion sans équivoque que les droits de l’homme permettent d’atteindre les objectifs de l’État de droit démocratique contemporain, et pour cela chaque pays bénéficie de l’accompagnement et de l’assistance de la communauté internationale, qui seront mis en pratique à travers les mécanismes de révision à cette fin, en mettant l’accent principalement sur la coopération et le dialogue interactif.
De la même manière, les victimes auront la possibilité de faire valoir leurs droits lorsqu’ils ont été violés, grâce à la future mise en place de systèmes de pétition internationale qui attribuent des compétences aux organes de surveillance internationaux.
Ces deux outils découlent de l’article 28 de la Déclaration universelle, qui préfigure le régime de tutelle internationale, et stipule que « [t]oute personne a droit à l’établissement d’un ordre social international dans lequel les droits et libertés proclamés dans cette déclaration sont pleinement réalisés ».
II
La Déclaration universelle des droits de l’homme a été projetée à tous les plans : dans le domaine interne, elle a été reçue au niveau constitutionnel et légal, et même utilisée comme source juridique d’interprétation, avec l’application de ses articles par des tribunaux nationaux des États appartenant à tous les continents de la planète.
En tant qu’outil diplomatique, la Déclaration universelle des droits de l’homme a servi de base de discussion entre les États participants sur l’ensemble du régime conventionnel des droits de l’homme qui a été élaboré à l’ONU et dans les organisations internationales régionales, comme en témoignent les nombreuses mentions expresses contenues dans les traités, pactes et conventions. Il a également servi de base juridique pour formuler des allégations devant des tribunaux internationaux – tels que la Cour internationale de Justice, la Cour européenne des droits de l’homme, la Cour africaine des droits de l’homme et des peuples –, et on peut trouver des exemples dans la jurisprudence de ces organes, de citations spécifiques à la Déclaration universelle, tant en matière contentieuse que consultative.
Enfin, la Déclaration universelle des droits de l’homme a jeté les bases de l’élaboration de l’ensemble du régime de tutelle dérivé de la Charte des Nations Unies, connu sous le nom de « système des procédures spéciales », conçu à l’origine par l’ancienne Commission des droits de l’homme, et aujourd’hui sous l’orbite du Conseil des droits de l’homme, qui lui a succédé.
III
Pourquoi, alors, après que la Déclaration universelle a identifié l’importance des droits de l’homme pour les sociétés il y a huit décennies, et après avoir construit à partir de là une impressionnante batterie de normes, de procédures et d’organes qui ont émis de multiples documents de différentes sortes (observations finales, observations générales, avis, décisions judiciaires, etc.), assistons-nous à un monde profondément violent, en proie à des violations massives et systématiques des droits de l’homme et du droit humanitaire ? – marqué par l’augmentation dangereuse de la discrimination et de la xénophobie, avec des taux d’exclusion sociale et de pauvreté jamais vus auparavant, et par de nouvelles menaces telles que le terrorisme fondamentaliste ou le changement climatique qui met en danger la vie de la planète?
Quelles ont été les défaillances du système international ?
Premièrement, la division artificielle entre la paix et les droits de l’homme. Le système international créé par la Charte des Nations Unies a artificiellement séparé le traitement de la paix et de la sécurité de la protection des droits de l’homme, comme s’il s’agissait de compartiments étanches. Cela a relégué les droits de l’homme à une place périphérique au sein de l’organisation, et la voix des organes conventionnels des droits de l’homme et des procédures spéciales n’a pas eu l’impact nécessaire aux oreilles de ceux qui doivent prendre des décisions au sein de l’organisation internationale.
Aujourd’hui, dans les sphères intérieures, les conséquences de cette erreur se font également sentir : malgré l’évolution juridique des droits de l’homme, les soixante-dix dernières années ont été marquées par des violations massives et systématiques de la dignité humaine dans de nombreux pays et territoires du monde, et les conflits armés internationaux et non internationaux sont désormais plus complexes, affectant directement les victimes civiles.
Deuxièmement : la faiblesse du système international des droits de l’homme. La bonne volonté exprimée dans le libellé de l’article 28 de la Déclaration universelle des droits de l’homme ne s’est pas pleinement reflétée dans la pratique, car le régime de protection internationale qui a été mis en place est encore très faible. Les Nations Unies ne disposent pas d’une cour spécifique des droits de l’homme, et l’éventuelle réforme visant à harmoniser et à rendre la protection internationale plus efficace n’a pas abouti, car beaucoup d’États qui composent aujourd’hui l’Organisation ne sont pas vraiment intéressés par un véritable processus de renforcement.
Dans la pratique, les déclarations des organes conventionnels des droits de l’homme sont également dépourvues de valeur juridique contraignante. Ce positionnement, qui fragilise le système, ne vient pas seulement des États, mais souvent des propres organes de défense des droits de l’homme, ce qui provoque une énorme frustration chez ceux qui se tournent vers les mécanismes internationaux comme dernier espoir de justice.
Troisièmement, les deux poids, deux mesures (double standard). Au Conseil des droits de l’homme des Nations Unies, à quelques exceptions près, il y a un double standard face aux violations des droits de l’homme : les États soulignent avec insistance les violations commises par ceux qui n’ont aucune affinité politique ou économique avec eux, tout en restant silencieux face aux atrocités perpétrées par des régimes « amis ». Cela crée également un sentiment dans les sociétés que les droits de l’homme sont « politisés » et accentue le scepticisme.
Quatrièmement : le faux argument du relativisme culturel. Surtout après la Conférence mondiale de Vienne de 1993, un grand nombre d’États ont tenté de se soustraire à leurs obligations en matière de droits de l’homme en se cachant derrière « la culture sociale ou les traditions locales ». Cela met gravement en péril la valeur universelle des droits de l’homme et, par conséquent, leur existence même en tant que découle de la dignité inhérente des personnes.
Cinquièmement : la résurgence des nationalismes extrêmes. Dans de nombreuses sociétés, en particulier en Europe, il y a une régression de la qualité de la démocratie, ce qui a permis l’émergence de positions nationalistes d’exclusion, qui considèrent la migration comme une menace et font pression pour la mise en place de politiques communautaires aux résultats humains très douloureux, que nous vivons tous les jours en Méditerranée.
Sixièmement : l’incrédulité à l’égard de la politique et la montée des leaders anti-droits. La frustration sociale met l’État de droit actuel en crise ; la démocratie et les droits de l’homme sont deux éléments indissolubles, et l’échec de la première entraînera la destruction des seconds. L’arrivée au pouvoir de leaders anti-droits représente en soi une menace sérieuse pour la paix sociale et met en échec les valeurs sur lesquelles la communauté internationale a été fondée, y compris les droits de l’homme.
IV
Les crises mondiales sont surmontées grâce à l’exercice du multilatéralisme. C’est dans ce cadre que la diplomatie doit retrouver les valeurs de la Déclaration universelle des droits de l’homme comme principal outil.
Dans tous les forums des Nations Unies et des organisations régionales, cela implique de souligner la nécessité d’une validité illimitée de la Déclaration universelle et de la garantie universelle des droits de l’homme, en maximisant leur application dans les politiques publiques.
Les États doivent agir de manière diplomatique, en donnant la priorité aux intérêts de la communauté internationale et, lorsqu’il existe des organes interétatiques – tels que le Conseil des droits de l’homme – éviter le double standard, en exerçant des garanties collectives de manière responsable.
Par ailleurs, c’est aux États de montrer l’exemple. Cela signifie qu’il faut faire preuve d’un bilan respectable dans le domaine des droits de l’homme, en respectant les engagements internationaux et les décisions des organes de contrôle. Soutenir et renforcer le travail des organes conventionnels des droits de l’homme et des procédures spéciales. Proposer les personnes les plus aptes à faire partie des organes conventionnels et assumer en priorité le soutien de ces candidatures en matière de politique étrangère.
De même, ceux qui font partie des instances internationales doivent agir avec beaucoup de professionnalisme, d’indépendance, d’impartialité et d’éthique ; étayer solidement ses décisions, afin de contribuer à leur mise en œuvre. L’ONU doit comprendre qu’il ne s’agit plus de maintenir la paix, mais de la construire solidement et au quotidien : la seule façon d’y parvenir est le respect et la garantie des droits de l’homme sans discrimination. La diplomatie contemporaine exige une diplomatie collective fondée sur le droit international ; exige de vrais représentants des intérêts de la communauté internationale, comprenant que tous les peuples font partie de la famille humaine. C’est là que la Déclaration universelle prend toute sa dimension diplomatique.
C’est le meilleur hommage que l’on puisse rendre à l’instrument juridique le plus merveilleux, le plus œcuménique et le plus véritablement universel connu à ce jour. Célébrons comme il se doit la Déclaration de 1948, en réaffirmant notre engagement quotidien en faveur de la cause des droits de l’homme.
Merci beaucoup.