J’ai eu l’honneur d’avoir été élu membre de ce Groupe de travail qui est composé de cinq experts indépendants issus des cinq groupes géographiques, pour y siéger pendant six ans (2014-2020). Je voudrais ici partager une courte analyse sur la place qu’occupe la Déclaration universelle des droits de l’homme dans le travail du GTDA.
Je veux insister particulièrement sur les « avis », c’est-à-dire les décisions que le Groupe de travail rend et qui sont de nature quasi-juridictionnelle. Ces avis sont juste une partie de l’activité du GTDA, puisque le travail classique est plutôt diplomatique. Mais dans le cadre ses avis, le Groupe de travail reçoit une plainte d’un individu contre un État et va rendre une décision, en faisant ainsi un raisonnement juridique appliqué à un fait pour essayer de déterminer s’il y a eu violation ou non.
Une précision sémantique s’impose : quand on parle de détention arbitraire, il ne faut pas seulement la détention dans le système judiciaire. On vise toute forme de privation de liberté contre la volonté de l’individu, dans le cadre hospitalier, y compris les personnes souffrant de maladies mentales qui peuvent parfois être recluses dans un cadre privé contre leur propre volonté.
Quand le Groupe de travail a été créé, la Commission – comme à sa suite le Conseil – a mis clairement la Déclaration universelle des droits de l’homme au cœur de son travail puisque la Déclaration est un instrument spécifiquement mentionné dans le mandat du Groupe de travail à côté de la référence aux autres normes internationales. Les autres normes internationales seront essentiellement issues du Pacte international relatif aux droits civils et politiques. Ce rappel permet de comprendre la structuration de ce que je vais vous présenter. On verra dans un premier temps comment la Déclaration est au cœur du travail du GTDA comme fonds commun universel, comme principe de base que tout le monde partage. Ensuite, je vais montrer comment la Déclaration est complémentaire avec les autres instruments, ce qui amène le Groupe de travail à nommer la Déclaration, mais sans insister, parce qu’il y a des instruments conventionnels sur lesquels le Groupe de travail peut s’appuyer. Dans un troisième temps, il y a un cas exceptionnel qui reste unique parce qu’il n’y a qu’une seule décision où l’on a utilisé la Déclaration pour contester la réserve de l’État sur le Pacte, et j’expliquerai comment le Groupe de travail a fait cette analyse.
I
Donc dans un premier temps, la Déclaration comme l’instrument de base, l’instrument universel, le principe commun à tous les États. Tous les États n’ont pas ratifié les mêmes normes internationales donc pour les États qui n’ont pas ratifié le Pacte, le Groupe de travail ne fait référence qu’à la Déclaration dans les décisions les concernant. Je vais citer quelques-uns de ces États.
En tête de liste, il y a la Chine avec une centaine de décisions disponibles dans la base de données (https://wgad-opinions.ohchr.org/).
Il y a aussi les Comores et je vais me référer à une décision récente de 2021 où le GTDA va dire spécifiquement que les Comores n’ont pas ratifié le Pacte et donc qu’il ne peut pas faire référence au Pacte pour analyser le cas qui lui est présenté, avant de se tourner vers la Déclaration en la considérant comme la base normative en matière de détention arbitraire pour conclure sur cette base qu’il y a eu violation. C’est le dispositif de l’avis 26/2021 :
« 94. Compte tenu de ce qui précède, le Groupe de travail rend l’avis suivant : La privation de liberté de Saïd Ahmed Saïd Tourqui était arbitraire en ce qu’elle était contraire aux articles 2, 7, 8, 9, 10, 11 (par. 1), 19, 20 (par. 1) et 21 (par. 1) de la Déclaration universelle des droits de l’homme et relevait des catégories I, II, III et V (…)
Le Groupe de travail demande au Gouvernement comorien de prendre les mesures qui s’imposent pour remédier sans tarder à la situation de M. Tourqui et la rendre compatible avec les normes internationales applicables, notamment celles énoncées dans la Déclaration universelle des droits de l’homme. Le Groupe de travail encourage par ailleurs le Gouvernement à adhérer au Pacte international relatif aux droits civils et politiques.
Dans un autre avis concernant toujours les Comores (avis 15/2013), le Groupe de travail commet une erreur – que je découvre en préparant ma conférence – en disant que les Comores ont ratifié le Pacte. Les Comores n’ont jamais ratifié le Pacte… Mais même dans cette décision où elle commet l’erreur, le GTDA ne renvoie pas au Pacte ! La décision ne renvoie qu’à la Déclaration, ce qui veut bien dire qu’elle considère que c’est la Déclaration universelle qui est la base pour tenir les Comores comme responsables.
De même, Cuba n’a pas ratifié le Pacte et dans la cinquantaine de décisions le concernant, le Groupe de travail va construire son analyse autour de la Déclaration universelle. C’est notamment le cas de l’avis 63 de 2021, où le Groupe de travail va analyser comment la détention, la brimade dont souffre l’auteur de la plainte, un anthro-politicien, un essayiste, correspond à ce que la Déclaration prohibe et conclure qu’il y a eu violation de ses droits :
« 98. Compte tenu de ce qui précède, le Groupe de travail rend l’avis suivant : La privation de liberté de M. Castillo est arbitraire en ce qu’elle est contraire aux articles 3, 5, 8, 9, 10, 11 et 12 de la Déclaration universelle des droits de l’homme et relève des catégories I, II et III et V.
Le Groupe de travail demande au Gouvernement comorien de prendre les mesures qui s’imposent pour remédier sans tarder à la situation de M. Tourqui et la rendre compatible avec les normes internationales applicables, notamment celles énoncées dans la Déclaration universelle des droits de l’homme. Le Groupe de travail encourage par ailleurs le Gouvernement à adhérer au Pacte international relatif aux droits civils et politiques.»
Ensuite, un dernier cas : Nauru, qui n’a pas ratifié le Pacte non plus. C’est une affaire qui concerne l’Australie et Nauru en matière d’immigration parce que l’Australie décentralise sa détention des migrants et que Nauru est l’un des territoires sur lesquels l’Australie détient les migrants. La plainte qui arrivait au Groupe de travail tenait les deux États pour responsables dans la procédure. Ce qui est intéressant, c’est que le Groupe de travail va faire une analyse sur la responsabilité de l’Australie fondée très clairement sur le Pacte. Mais, quand il va passer à Nauru, le Groupe de travail s’efforce de ne pas faire référence au Pacte mais uniquement à la Déclaration universelle pour montrer comment le comportement de Nauru viole la Déclaration universelle.
Dans toutes ces décisions, vous verrez que le Groupe de travail, même s’il se limite à un renvoi à la Déclaration universelle, intègre toute sa jurisprudence sans faire de distinction entre les décisions qui concernaient exclusivement la Déclaration universelle et les décisions qui concernent le Pacte. Autrement dit, si vous lisez les décisions que j’ai citées, vous verrez des renvois à des décisions qui impliquent le Pacte, parce que pour le Groupe de travail, le Pacte et la Déclaration ont le même contenu normatif. Sans doute formulé différemment, mais c’est le même contenu normatif. C’est le cas notamment dans une autre affaire concernant Cuba (avis 65 de 2020), où le Groupe de travail va faire référence à sa jurisprudence sur le flagrant délit. Or, le flagrant délit a été défini par le Groupe de travail sur la base du Pacte (avis 9 de 2018 concernant le Cambodge, para. 38), et non sur la base de la Déclaration. Le GTDA va ainsi renvoyer à une décision concernant un État qui a ratifié le Pacte, ce qui implique une mise en œuvre indirecte du Pacte à l’égard d’un État qui n’est pas Partie du Pacte et n’est lié stricto sensu que par la Déclaration universelle.
II
La deuxième partie, c’est toutes les décisions du Groupe de travail où, en réalité, on renvoie aussi bien à la Déclaration universelle qu’au Pacte. D’ailleurs, si vous regardez la définition des cinq types de détention arbitraire que retient le Groupe de travail, il n’y en a que deux où la mention de la Déclaration et du Pacte est spécifique. Dans toutes les décisions que vous allez trouver sur les pays qui ont ratifié le Pacte, le Groupe de travail va faire une référence concomitante à la Déclaration et au Pacte tout le long de son analyse. Comme c’est du simple, je ne veux pas citer des exemples.
III
J’en arrive à la troisième partie, qui est le cas particulier où le Groupe de travail a utilisé la Déclaration pour contester la validité d’une réserve. C’était la Mauritanie (avis 35 de 2017).
En effet, la Mauritanie considérait que le crime d’apostasie est conforme au droit international des droits de l’homme parce qu’elle a fait une réserve au Pacte international des droits civils et politiques disant que la charia doit primer. L’État s’engage dans le Pacte sous la réserve de la charia qui est sa norme constitutionnelle, sa norme centrale. Le Groupe de travail s’est interrogé sur la validité de cette réserve. Après avoir rappelé que le Comité des droits de l’homme avait déjà quelque peu rejeté la réserve, le Groupe de travail a dit que le contenu du Pacte étant identique à la Déclaration universelle des droits de l’homme, si la réserve devait prévaloir contre le Pacte, elle ne prospérait pas contre la Déclaration universelle. Autrement dit, même si l’on acceptait la validité de la réserve de la Mauritanie dans l’application du Pacte, on pouvait appliquer la norme identique découlant de la Déclaration et ainsi contourner la réserve. En clair, pour le Groupe de travail, la réserve ne pouvait donc pas avoir de pertinence en l’espèce. Il faut préciser que le Groupe de travail s’est aussi référé à la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples, pour noter que la Mauritanie n’avait pas fait de réserve dans ce cadre même si la norme était identique, de sorte qu’il pouvait appliquer aussi la Charte en faisant fi de la réserve relative au Pacte pour traiter de cette affaire.
Voici l’extrait pertinent de l’avis en question : Avis No 35/2017, concernant Mohammed Shaikh Ould Mohammed Ould M. Mkhaitir (Mauritanie) (A/HRC/WGAD/2017/35)
« 36. Les deux parties s’accordent pour dire que le cas de M. Mkhaitir relève d’une question de liberté d’opinion et d’expression appliquée à des questions religieuses. Il revient au Groupe de travail de déterminer si les restrictions en la présente espèce, découlant du droit pénal mauritanien, sont en accord avec le droit international. Pour ce faire, il est important d’examiner la validité de la réserve émise par la Mauritanie sur l’article 18 du Pacte.
La réserve est ‘une déclaration unilatérale, quel que soit son libellé ou sa désignation, faite par un État quand il signe, ratifie, accepte ou approuve un traité ou y adhère, par laquelle il vise à exclure ou à modifier l’effet juridique de certaines dispositions du traité dans leur application à cet État’ (Convention de Vienne sur le droit des traités, article 2). Les articles 19 à 23 de la Convention de Vienne sur le droit des traités précisent le cadre juridique des réserves. La réserve de la Mauritanie quant à l’article 18 du Pacte semble permettre la primauté du droit islamique.
Cependant, le Comité des droits de l’homme s’est exprimé sur cette réserve dans ses observations finales adoptées le 30 octobre 2013 (voir CCPR/C/MRT/CO/1, par. 6) dans les termes suivants :
‘Le Comité note les craintes que la référence à l’islam dans le préambule de la Constitution de l’État partie en tant que seule source de droit puisse conduire à des dispositions législatives qui empêchent une pleine jouissance de certains droits prévus dans le Pacte. Le Comité relève avec préoccupation que l’État partie a formulé une réserve à l’article 18, alors que le Pacte prévoit qu’aucune dérogation à cet article n’est autorisée, ainsi qu’à l’article 23, paragraphe 4, du Pacte et regrette la position de l’État partie consistant à maintenir ces réserves (art. 2, 18 et 23).
L’État partie devrait s’assurer que la référence à l’islam n’empêche pas la pleine application dans son ordre juridique des dispositions du Pacte et qu’elle ne constitue pas une justification pour l’État partie de ne pas mettre en œuvre les obligations contractées en vertu du Pacte. Le Comité encourage l’État partie, par conséquent, à envisager de retirer ses réserves formulées aux articles 18 et 23, paragraphe 4, du Pacte.’
À la lumière des observations finales du Comité des droits de l’homme, le Groupe de travail conclut que l’argument présenté par le Gouvernement renvoyant à la réserve de la Mauritanie sur l’article 18 du Pacte ne saurait prospérer. Par ailleurs, le Groupe de travail rappelle que l’obligation de la Mauritanie de respecter la liberté de conscience et de religion de M. Mkhaitir découle également de l’article 8 de la Charte [africaine des droits de l’homme et des peuples] (qui n’a pas fait l’objet d’une réserve) et de l’article 18 de la Déclaration universelle des droits de l’homme.
Dans ces conditions, et pour apprécier la restriction imposée par le droit pénal mauritanien, il faut se référer à l’interprétation du Comité des droits de l’homme au sujet de l’article 18 du Pacte. Il ressort de son observation générale no 22 (1993) sur le droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion que la liberté de religion en association avec la liberté de pensée et de conviction (article 18 du Pacte), tout comme la liberté d’expression (article 19 du Pacte), permettent à tout individu d’exprimer l’opinion de son choix en privé ou en public, même sur des questions religieuses. Il s’agit bien là du cas de M. Mkhaitir. »
Donc vous voyez comment, dans ces trois types de situation, le Groupe de travail a utilisé la Déclaration universelle conformément au mandat qui lui a été donné. Il faut souligner que le Groupe de travail a un recours très flexible aux instruments puisque le mandat dit : vous appliquez la Déclaration universelle des droits de l’homme et vous appliquez toutes les normes internationales pertinentes pour l’État. Dans la pratique, le Groupe de travail va regarder si l’État mis en cause a ratifié des instruments qui sont pertinents. Le Groupe de travail fera référence à la Charte africaine, à la Convention interaméricaine, y compris la Charte arabe des droits de l’homme. Cette flexibilité peut parfois poser des problèmes et on a tout un débat sur la validité, la valeur juridique des décisions du Groupe de travail mais ce sera pour une autre fois ! Je vous remercie.