Je voudrais tout d’abord dire un grand merci à l’ambassadeur Ripert et à Emmanuel Decaux pour l’organisation de cette journée. J’aurais bien aimé voir une telle journée se répéter à travers le monde parce que c’est un moment extrêmement important. 75 ans ce n’est pas rien ! À l’heure où notre monde traverse de multiples crises, il était important de nous réunir. Ce qui me réjouit surtout, c’est de voir dans cette salle que la moyenne d’âge est certainement de vingt ans, ce qui veut dire que nous avons ici des jeunes qui vont partir avec un défi, pour ne pas dire des défis à relever. Nous avons essayé, nous sommes des anciens combattants et c’est peut-être la raison pour laquelle nous avons été choisis pour la dernière table ronde, afin de peut-être partager avec vous quelques éléments de ce qui reste de notre sagesse.
C’était en 1976, j’étais invité dans le Béarn, à Navarrenx, par le professeur Henri Lefèbvre pour participer à un colloque sur la crise du marxisme et la crise de la psychanalyse. Henri venait de publier peu de temps avant un livre sur le temps des crises. Mais je crois qu’aujourd’hui, on pourrait certainement aussi parler de la crise de l’universalisme. Avant d’entrer dans le vif du débat, je voudrais simplement rappeler – étant en tout cas Sénégalais, Africain – que l’histoire des droits de l’homme n’appartient à aucun peuple et que chez moi il y a un proverbe qui dit « l’homme est un remède pour l’homme ». Il y a aussi en Afrique du Sud un proverbe qui est tiré de la philosophie Ubuntu qui est « une personne humaine c’est toutes les personnes humaines ».
La Déclaration universelle des droits de l’homme, on nous l’a rappelé tout à l’heure, elle est porteuse pour chaque être humain d’un message de dignité humaine. Emmanuel Decaux, dans son mot introductif ce matin, nous a rappelé que la Déclaration universelle doit rester notre boussole morale et notre ancrage juridique. Mais pour débattre de la Déclaration universelle comme enjeu diplomatique, il convient entre autres de rappeler qu’avec René Cassin, les droits de l’homme n’étaient plus seulement internationaux. Il a eu le génie de les rendre universels, en prônant de manière convaincante un changement de paradigme. Le conflit qui fait rage au Moyen-Orient illustre bien ce paradigme. Avec des manifestations massives partout dans le monde principalement en faveur des Palestiniens, ce conflit a eu un écho universel. Il nous semble à tous avoir une pertinence universelle, peut-être plus ou mieux que tous les autres conflits en cours. Et c’est avec pertinence que ce conflit s’invite naturellement à cet événement et à notre table ronde.
Ce conflit reflète de manière convaincante les défis que représente l’application de la Déclaration universelle des droits de l’homme dans le domaine diplomatique. L’enjeu diplomatique est compliqué par le fait que la Déclaration universelle est souvent considérée – comme l’a rappelé tout à l’heure l’ambassadrice Delphine Borione – comme un concept occidental non-applicable aux autres cultures et sociétés. Cela a conduit certains pays à hésiter à adopter pleinement les principes de la Déclaration et a rendu difficile l’application de normes relatives aux droits de l’homme dans certaines parties du monde. On a parlé de la Chine, on pourrait parler d’autres pays, la liste est, hélas, trop longue…
En outre, certains observateurs craignent que la promotion des droits de l’homme puisse être utilisée comme un outil pour des gains politiques ou géopolitiques, ce qui pourrait saper la légitimité de la défense des droits de l’homme. Les droits de l’homme peuvent-ils être promus avec autant de force et de légitimité dans le contexte de la guerre entre la Russie et l’Ukraine alors que ces mêmes droits ne sont pas promus avec la même force dans le contexte de la guerre entre Israël et la Palestine ? Les pays occidentaux sont de plus en plus accusés d’avoir une approche déséquilibrée, en appliquant deux poids deux mesures. Malgré ces défis mis en lumière par l’horreur de l’attaque du Hamas le 7 octobre et les représailles massives et brutales d’Israël sur Gaza, la Déclaration universelle des droits de l’homme reste un document très important qui fournit un cadre pour la promotion et la protection des droits de l’homme partout dans le monde, en étant parfaitement applicable à la crise au Moyen-Orient.
Pour faire court, la communauté internationale est désormais consciente que, si ce conflit israélo-palestinien n’est pas résolu, si l’on ne pratique pas la science et si l’on ne respecte pas la philosophie de René Cassin et la Déclaration universelle, il sera très difficile voire impossible de promouvoir et encore moins d’appliquer les droits de l’homme dans les régions du monde où les peuples, les régimes et les parties prenantes ne croiront pas à ces valeurs, ou pour être plus précis, nieront à notre « village planétaire » la capacité ou la volonté d’être fidèle à ce que nous professons et son aptitude à mettre en œuvre ce que la communauté internationale enseigne.
En outre, la Déclaration universelle, outil de diplomatie et de coopération internationale, a également été utilisée comme un instrument géopolitique pour promouvoir certains intérêts ainsi que l’illustre la différence flagrante de traitement et d’appréciation entre les violations des droits de l’homme dans le conflit russo-ukrainien et le conflit israélo-palestinien. Depuis l’adoption de la Déclaration, nous avons connu plusieurs crises de l’universalisme. Il y a eu des tentatives de remise en question de la notion même des droits de l’homme résultant de la perception des États ciblés, le plus souvent ceux du Sud pour qui l’Europe et les États-Unis utilisaient les droits de l’homme comme instrument de leur politique d’ingérence dans les affaires internes desdits États. Ils n’ont pas hésité d’ailleurs à parler d’impérialisme juridico-politique de l’Occident, surtout lorsqu’il a été question d’introduire des politiques de conditionnalité de l’aide au développement. J’avais préparé, il y a quelques années, un papier pour l’OCDE sur la question de la conditionnalité au respect des droits de l’homme.
Au moment de l’adoption de la Déclaration, on l’a rappelé ce matin, on ne peut nier que ce sont les représentants des pays occidentaux qui ont déterminé l’opinion de la majorité. Les absents n’ont évidemment pas influencé le contenu des dispositions édictées par la Déclaration et celle-ci n’a pas pu refléter les philosophies et les aspirations confucianistes, islamiques et africaines. Mais il reste que l’idée de droits applicables à tout homme, quelle que soit sa nationalité, postule l’universalisme des droits de l’homme sans toutefois que cet universalisme masque totalement certaines spécificités dues à l’histoire ou à la culture. Assurément, nous avons assisté ces dernières 50 années à une marche des droits de l’homme vers l’universalisme, même si nous avons parfois enregistré des pauses forcées voire des reculs. Aujourd’hui avec la montée des extrémismes de droite, avec le racisme, l’antisémitisme, l’islamophobie, l’universalisme est en danger.
Pour nous, la notion d’universalisme ne signifie pas uniformité. Elle devrait au contraire s’enrichir de la diversité. C’est mon maître, le juge Kéba Mbaye, paix à son âme, qui l’a éloquemment théorisé quand il affirme : « l’universalisme des droits de l’homme est une sorte de mouvement sinusoïdal fait d’avancées et de retours, secoué par une dialectique qui provoque parfois des crises et modifie subitement la marche d’un courant ou parfois même la transforme ». Cette diversité finit par tendre vers une harmonisation acceptant le droit à la différence, à travers une tension entre, d’une part, cet universalisme de principe et [d’autre part,] le respect de la compétence nationale des États inscrit dans l’article 2 § 7 de la Charte de l’ONU – disposition qui interdit l’intervention dans les affaires relevant essentiellement de la compétence nationale. Il y a alors inévitablement une opposition entre le fait que, d’un côté, les droits de l’homme sont devenus une obligation internationale et que, d’autre part, il faut se garder d’intervenir dans les affaires intérieures des États.
Cependant, il est de fait que les droits de l’homme aux yeux de ceux qui les proclament n’ont que peu souvent l’ambition universaliste. Tout d’abord, il ne faut pas oublier que pour les besoins de la colonisation, l’universalisme avait déjà été battu en brèche et malgré la générosité des rédacteurs de la Déclaration de 1948 et leur volonté manifeste d’étendre son application aux territoires placés sous la juridiction des États membres, il faut bien reconnaître que les populations sous domination étrangère étaient dans la pratique privées de ses bienfaits, et leur absence au moment de son élaboration apparaît notamment à travers certaines lacunes ou insuffisances dont la plus criarde est l’omission du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Cela a été rattrapé, mais aujourd’hui plus que jamais nous devons nous efforcer de faire primer, avant tout, l’humain, le respect de la dignité humaine, avant de faire passer les intérêts économiques.
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Il y a souvent des enjeux diplomatiques et des intérêts économiques qui l’emportent sur les droits de l’homme, c’est plus facile pour moi de le dire, venant de la société civile, que pour un diplomate. Je terminerai tout simplement pour rappeler les mots du président Mitterrand lorsqu’il nous avait fait l’honneur de nous inviter à dîner à l’Élysée en 1988. Il disait ceci en évoquant le coup qui était intervenu au Chili qui avait renversé Allende : « l’oppression se nourrit du silence ». Donc je crois qu’il est extrêmement important que là où des peuples sont opprimés, là où des individus sont opprimés, nous ayons le courage de prendre la parole et de parler pour dénoncer cette oppression.