Il est impossible de réduire la vie – les multiples vies – de Louis Joinet à une carrière. Il préférait la liberté des chemins de traverse, lui qui adorait plus que tout le « théâtre de rue ». Sorti major de sa promotion du Centre national d’études judiciaires en 1966, Louis Joinet a été l’un des co-fondateurs du Syndicat de la magistrature en 1968, faisant souffler un air de fronde dans une justice encore fort compassée, à défaut d’être indépendante. C’est également comme jeune magistrat militant qu’il mena ses premiers combats internationaux pour les droits de l’homme, avec des missions, pour le compte de la F.I.D.H. (Fédération internationale pour les droits humains), en 1974 en Uruguay et en 1975 en Argentine, des expériences tragiques qui le marqueront à jamais, tandis qu’il participait avec Lelio Basso et Nino Cassese à la création du Tribunal permanent des peuples.
Haut-magistrat, il retrouvera la Cour de cassation, comme avocat général en 1988, puis comme premier avocat général, et ne sera pas le dernier à regretter la jurisprudence Slimane-Kaïd c. France, dans la foulée de l’arrêt Borgers c. Belgique tant il était attaché à l’indépendance du parquet de la Cour de cassation. Entretemps, il avait participé à l’élaboration de la loi « Informatique et liberté », avant de devenir en 1978 le premier directeur juridique de la Commission nationale informatique et liberté – la C.N.I.L. –, la pionnière des « autorités administratives indépendantes ». A ce titre, il participera aux travaux du C.A.H.I.L., le comité ad hoc du Conseil de l’Europe. Brutalement écarté de la C.N.I.L. en décembre 1980, Louis Joinet ne connaîtra que quelques mois de mise à pied, puisque l’alternance en fera un « conseiller technique pour les droits de l’homme » auprès du Premier ministre, Pierre Mauroy.
Il gardera ce poste clef de 1981 à 1995, pendant 14 ans auprès de tous les Premiers ministres socialistes, avec un repli sur la base arrière de l’Élysée lors des cohabitations. La relance de la Commission nationale consultative des droits de l’homme (C.N.C.D.H.), au début des années quatre-vingt, avec des présidents comme Nicole Questiaux et Paul Bouchet lui doit beaucoup. Sans son influence, la réunion organisée au Centre des conférences internationales de l’avenue Kléber qui a adopté, en 1991, les « principes d’indépendance et de pluralisme concernant le statut des institutions nationales » n’aurait pas été une telle avancée avec la mise en place d’un réseau international des Institutions nationales des droits de l’homme (I.N.D.H.) formalisé deux ans plus tard par l’adoption des « principes de Paris » par l’Assemblée générale des Nations Unies en décembre 1993[1]. Il en va de même des « rencontres internationales » organisées en novembre 1992 par la C.N.C.D.H. et la Commission internationale des juristes, à Genève, sous les auspices des Nations Unies, « Non à l’impunité, oui à la Justice »[2] qui lancent la réflexion de fond sur « L’impunité des auteurs de violations graves des droits de l’homme » et constitue la matrice des « principes Joinet ».
C’est en effet sur la scène internationale qu’allait se déployer tous les talents de Louis Joinet. Il était entré par la petite porte à la Sous-Commission de la lutte contre les mesures discriminatoires, et de la protection des minorités, en 1978 comme suppléant de Nicole Questiaux, grâce à la complicité de Stéphane Hessel, alors à la tête de la représentation permanente de la France à Genève[3]. Il allait y siéger pendant vingt-quatre ans, jusqu’en 2002, marquant la Sous-Commission de sa forte personnalité. Contrairement à Nino Cassese qui détestait la Sous-Commission et ne fit qu’un mandat à Genève, Louis Joinet sut faire preuve de persévérance, créant des alliances improbables, guettant les moindres brèches pour faire progresser les causes lui tenant à cœur, alors même que le contexte international était particulièrement tendu. Il était passé maître de la procédure, entrainant la Sous-Commission dans la défense de Dumitru Mazilu, l’expert roumain dont le cas donna lieu à un avis consultatif de la Cour internationale de Justice[4]. Il réussit à imposer le vote secret, ce qui permit aux experts de résister aux pressions des Etats, et la Sous-Commission fut le seul organe des Nations Unies à dénoncer la répression de la place Tian’anmen à Pékin en 1989. Pour Louis Joinet, même si une résolution n’aboutissait pas, l’organisation d’un débat constituait déjà une victoire contre la coalition du silence. Très vite, il s’investit dans le « groupe de travail sur l’administration de la justice », un groupe permanent de cinq membres de la Sous-Commission, représentants les cinq groupes géopolitiques. Le groupe de travail a été pour lui un véritable laboratoire d’idées pour développer des concepts novateurs et, plus encore, pour les mettre en œuvre, se jouant des grandes idées vagues, avec ce souci de l’humain et du concret qui ne le quittait jamais.
Il fut ainsi le « maître d’œuvre » de trois grands chantiers, qu’il mena à bien à toutes les phases, de la conception à la réalisation. Pour ce faire, il pratiqua volontiers l’art de l’ubiquité, présent en même temps à Paris, à Genève ou même à Aurillac, en utilisant un téléphone cellulaire, ce qui était une grande innovation à l’époque. Il multipliait les casquettes, à une ère ou les principes de « non-accumulation » et de rotation des mandats n’avaient pas encore systématiquement cassé les stratégies à long terme. Chacun de ces succès qu’il partageait généreusement avec ses collègues et ses stagiaires, comme avec les diplomates et les représentants des ONG, les membres du secrétariat qui lui autorisaient tous les passe-droits, suffirait à justifier un engagement au service des droits de l’homme.
Le premier chantier consacré à la lutte contre la détention arbitraire, illustre parfaitement cette tactique des petits pas, avec comme point de départ, après de nombreux travaux au sein de la Sous-Commission l’adoption en 1988 par l’Assemblée générale d’un « Ensemble de principes pour la protection de toutes les personnes soumises à une forme quelconque de détention ou d’emprisonnement »[5] . Mais il ne fallait pas en rester là, l’étape suivante fut la création d’une « procédure spéciale » de la Commission des droits de l’homme, avec la mise en place par la résolution 1991/42 du Groupe de travail sur la détention arbitraire (G.T.D.A.), un organe collégial de cinq experts indépendants qui allait fonctionner comme une quasi-juridiction. Louis Joinet en fut le premier président-rapporteur participant à ce titre à la Conférence mondiale de Vienne de 1993 mais aussi sur le terrain aux travaux de T. Mazowiecki, le rapporteur spécial de la Commission des droits de l’homme sur les violations des droits de l’homme commises en ex-Yougoslavie. Après avoir passé le relai à la présidence du G.T.D.A. à Leila Zerrougui, Louis Joinet continua à siéger comme membre jusqu’à sa démission en juillet 2003. Pendant ces douze années, le G.T.D.A. fut le prototype des procédures spéciales, adoptant des « avis » fortement motivés sur des situations individuelles et préparant des visites dans les pays les plus fermés du monde. Parfois les négociations avec les États concernés prenaient plusieurs années, mais sous l’impulsion de Louis Joinet, le Groupe de travail put ainsi mener à bien ses premières visites au Bhoutan, au Vietnam et en Chine, en Iran et en Indonésie, à la veille de l’indépendance de Timor-Leste. Mais le G.T.D.A. eut également le courage de dénoncer les camps d’internement pour réfugiés en Australie et de condamner les détentions arbitraires de Guantanamo Bay, dès 2002, suscitant l’ire des États-Unis[6].
Le deuxième chantier qui constitue le fil conducteur de toute son action aux Nations Unies est la lutte contre l’impunité, ou plus exactement selon le jargon de son mandat, l’élaboration d’un « Ensemble de principes pour la protection et la promotion des droits de l’homme à travers l’action pour lutter contre l’impunité »[7]. Ces principes développés en parallèle aux « principes van Boven » sur la réparation des violations massives des droits de l’homme, constituent aujourd’hui le socle de la justice transitionnelle, autour de quatre piliers déclinés de manière très pédagogique, le droit à la vérité, le droit à la justice, le droit à réparation et le droit de non-répétition. Louis Joinet n’a jamais tenté de faire adopter les principes par l’Assemblée générale, de peur de rompre le consensus émergeant, préférant une consolidation objective de ce qu’il présentait modestement comme une « boîte à outil ». Les « principes Joinet » constituent aujourd’hui une référence incontournable, à travers les expériences les plus diverses dans tous les continents, prolongée par le travail d’un rapporteur spécial du Conseil des droits de l’homme dont le mandat a été créé en 2012.
Le troisième grand chantier de Louis Joinet a été la lutte contre les disparitions forcées. Il a été là aussi présent à toutes les étapes : la création du Groupe de travail sur les détentions arbitraires et involontaires en 1980, l’adoption de la Déclaration de l’Assemblée générale en 1992[8], et surtout la rédaction dans le cadre de la Sous-Commission du premier projet de Convention internationale pour la protection de toutes les personnes contre les disparitions forcées. Au moment des négociations intergouvernementales au sein de la Commission des droits de l’homme, de 2002 à 2006, il sera auprès de l’ambassadeur Kessedjian pour faire avancer la négociation en un temps record, avec cet art du « compromis sans compromission » qui était chevillé en lui. L’ouverture à signature au Quai d’Orsay, le 6 février 2007, était son œuvre, point d’aboutissement de sa passion pour l’Amérique latine, de son engagement et de son empathie pour les victimes. En 2016, il tiendra à revenir une dernière fois à Genève – malgré une santé déjà très fragile – pour marquer le 10ème anniversaire de la Convention, lors d’une séance historique où il fit merveille, laissant de côté tout juridisme, avec sa science de conteur, pour évoquer « un État qui pleurait » lors de l’adoption du traité dans la salle XVII du Palais des Nations avant de réciter un poème bouleversant à la tribune.
Après avoir quitté la Sous-Commission et le Groupe de travail sur la détention arbitraire, une nouvelle aventure onusienne l’attendait, de 2002 à 2008, en tant que représentant spécial du Secrétaire général pour la situation des droits de l’homme en Haïti, titre qui renforçait son indépendance en le rattachant directement au Secrétariat de New York. Il exerça ce mandat géographique avec la même ardeur, retrouvant sa flamme de jeune magistrat pour réformer la justice, créer une École nationale de la magistrature et un Conseil supérieur de la magistrature, dans un pays dévasté. Au terme de sa première visite, Louis Joinet n’hésitait pas à faire sur place une déclaration publique pour dénoncer une situation « gravissime » en concluant : « Quand des défenseurs des droits de l’homme, quand des responsables d’O.N.G. sont invariablement traités de menteurs, je leur dis : « ne baissez pas la tête, car au terme de mes quelques 23 années d’ONU, je puis vous le dire d’expérience, quand la roue de l’Histoire finit par tourner, l’opinion internationale découvre avec stupeur que ces prétendus « mensonges » étaient bien en deçà de la vérité ». A tous les auteurs de ces violations, à tous leurs complices je rappellerai ceci : « Les temps changent. Il existe désormais une justice internationale, qu’ils se méfient – avant qu’il ne soit trop tard – de cette épée de Damoclès » [9].
Le dernier geste public de Louis Joinet aura été de figurer dans le comité de parrainage d’une journée d’étude organisée le 20 septembre 2019 à l’Assemblée Nationale par l’Association Maurice Audin, avec le concours de la C.N.C.D.H. et d’O.N.G. comme le M.R.A.P., la L.D.H., l’A.C.A.T. et Amnesty International-France, sur « Les disparus de la guerre d’Algérie du fait des forces de l’ordre françaises, Quelle Vérité et quelle Justice ? »[10]. Cette journée, faisant écho à une tragédie nationale et au choc personnel, à l’origine de sa vocation lumineuse de ce militant « épris de justice », s’est tenue par une coïncidence troublante la veille de sa mort.
Le décès de Louis Joinet laisse nombre d’entre nous orphelins, tandis que résonne le poème – dédié à Norma Scopise, victime de la dictature militaire en Uruguay – qu’il avait consacré à tous les disparus :
« Étais-je de Cordoba ?
De Dili de Djakarta
De Conception ou Bogota
Je m’appelle Norma
J’étais, Je suis
Je ne suis plus
Je ne sais pas
Je ne sais plus (…)
Errante dans ce Palais,
De salles en salles,
De Nations en Nations
Compagne de cette diaspora
De visages oubliés
Invisible parmi vous
Mais présente à vos côtés
Merci, ô vivants
De ne pas m’oublier » [11].
Je remercie Frédéric Krenc, le directeur de la Revue trimestrielle des droits de l’homme, de permettre la reproduction de l’hommage que j’avais rendu à Louis Joinet au moment de son décès sous forme d’ »In memoriam » dans le n°121 de la revue. Une journée organisée à Nanterre, un an après, me permettra un témoignage de reconnaissance moins impersonnel, mais qu’il suffise de souligner ici le lien qui réunit autour de Louis, plusieurs des contributeurs de ce dossier, comme Antoine Bernard et Olivier de Frouville, un lien né à la « Maison des droits de l’homme » de l’Université Paris X et prolongé dans les couloirs de Genève. Louis Joinet savait encourager des vocations, faire partager sa passion du droit et susciter les initiatives, nous entrainant à suite, comme le dit si bien Olivier de Frouville dans son texte. Il se trouve qu’en rangeant des papiers, j’ai retrouvé une lettre de Louis, à en-tête de Matignon, me demandant pour la forme mon opinion sur le choix d’un stagiaire pour la prochaine session de la Sous-Commission, qu’il connaissait déjà très bien. Il savait surtout faire confiance, ne se préoccupant ni des opinions politiques ni des convictions religieuses de ceux qui travaillaient avec lui.
J’ajoute qu’il n’y avait nul esprit de clan dans son attitude, mais une générosité spontanée, qui lui attirait des manifestations de reconnaissance venant des horizons les plus inattendus. J’avoue ma surprise lorsque des diplomates nord-coréens sont venus à mon siège de la Sous-Commission des droits de l’homme, pour me demander avec une courtoisie non feinte des nouvelles de Louis Joinet, alors qu’il cherchait à organiser une visite du Groupe de travail sur la détention arbitraire dans ce pays. Un jour où je l’avais accompagné voir des dignitaires iraniens qu’il appelait « chers collègues » – car c’étaient des procureurs d’une autre sorte – il avait dû répondre à une question sur sa religion, en indiquant qu’il était catholique. Il en avait profité pour faire remarquer « comme c’est intéressant, nous avons fait la révolution pour en finir avec le droit divin, vous vous la faites pour le rétablir ». Aussitôt après être sorti de ma mission diplomatique, non sans avoir serré la main des secrétaires voilées, il m’avait confié avec son humour indéfectible « Si Germaine, m’entendait »… Là aussi, une visite du Groupe de travail était en jeu, et il la fît avec le plan de la prison secrète de Téhéran qu’avait dessiné pour lui un ancien détenu qui était architecte. Derrière les mots froids du droit et le cynisme glaçant des Etats, il savait conjuguer le courage, la liberté et l’intelligence. On l’aura compris en étant suppléant de Louis Joinet, pendant huit ans à Genève, j’ai appris auprès de lui tout ce que les livres n’apprennent pas.
Emmanuel Decaux
[1] Résolution 48/134 du 20 décembre 1993.
[2] V. le compte rendu de ces deux conférences internationales dans le rapport annuel de la CNCDH pour l’année 1992, La Documentation française, Paris, 1993. Les actes Non à l’impunité, oui à la justice, ont été publiés par la C.N.C.D.H. et la C.I.J., en français, en anglais et en espagnol, (sans nom d’éditeur).
[3] Louis Joinet, Mes raisons d’État, Mémoires d’un épris de justice, La Découverte, Paris, 2013. V. aussi le beau film de Frantz Vaillant, Un certain Mr Joinet, TV5, 2011.
[4] Avis du 15 décembre 1989, voy. le commentaire d’Eric David, in AFDI 1989.
[5] Résolution 43/173 du 9 décembre 1988.
[6] Cf. notamment la lettre des États-Unis en réponse au rapport de 2002, E/CN.4/2003/G/73 et l’« avis » 5/2003 sur plusieurs cas de détenus de Guantanamo, in E/CN.4/2004/3/Add.1.
[7] E/CN.4/Sub.2/1997/25/Rev.1 et pour le dernier état, E/CN.4/2005/102/Add.1.
[8] Résolution 47/133 du 18 décembre 1992.
[9] Déclaration publique faite le 5 novembre 2003 à Port-au-Prince, citée in Emmanuel Decaux (éd.), Les Nations Unies et les droits de l’homme, enjeux et défis d’une réforme, Pedone, Paris, 2006, pp. 39-40.
[10] Voy. le site histoirecoloniale.net.
[11] Le poème intégral, Donde Estan ? dans ses versions espagnole et française, figure sur le site du CED consacré au 10ème anniversaire de la Convention sur les disparitions forcées qui fut commémoré le 14 mars 2016 à Genève.