Les jours s’en vont il demeure.
Août 1989, six semaines après le massacre de Tian’ anmen. La Sous-commission des droits de l’Homme des Nations unies tient à Genève sa session annuelle, vingt-six experts indépendants originaires des différentes régions siègent pendant un mois dans la salle XVII. Ils peuvent adopter des résolutions « pays » : pour Louis, hors de question de ne pas saisir l’opportunité, au moins essayer.
« Qui répondrait en ce monde à la terrible obstination du crime sinon l’obstination du témoignage ? ». Le slogan emprunté à Camus par la FIDH trouve une nouvelle fois à s’appliquer : juste installé à Genève pour la FIDH, je viens d’organiser la « planque » du jeune Li Lu.
Très jeune leader de Tian’anmen, il est parvenu à fuir et rallier l’Europe. Il figure sur la liste des dix leaders de la Place les plus recherchés. Il veut témoigner à l’ONU, la FIDH l’accueille au banc des ONG : les faits sont accablants, sa voix porte, ses mots claquent, pendant quelques minutes il incarne la formidable mobilisation des étudiants chinois, leur courage et leur résistance face à l’implacable répression finalement décidée par un pouvoir que sa jeunesse est parvenue à ébranler.
La salle XVII du Palais des Nations est mutique, figée. La délégation de la République populaire de Chine comprenant que le projet de résolution préparé par Louis et son collègue argentin sera soutenu par un témoin de premier plan s’organise dans l’urgence : on compte jusqu’à soixante diplomates accrédités pour suivre les débats, comprendre ce qu’il se passe, ils sont partout, dans la galerie du public, les couloirs des cabines d’interprétariat, du secrétariat et bien sûr dans la salle pour jouer de la procédure.
L’intervention de Li Lu est interrompue par l’ambassadeur de Chine qui le traite de criminel soi-disant recherché par Interpol, il tente la procédure pour empêcher le débat. La procédure ? C’est le terrain de Louis. « A l’ONU, la forme c’est le fond ». Non, Interpol ne recherche pas Li Lu et le statut consultatif de la FIDH garantit à son orateur sa liberté de témoigner, il peut terminer son propos.
La bataille se porte ensuite sur le vote du projet de résolution. Censé intervenir au scrutin public, le résultat est aléatoire, Pékin compte quelques obligés parmi les experts dits indépendants. Louis saisit l’occasion : obtenir le vote secret sur la résolution Chine, c’est aussi ouvrir la voie à l’instauration du vote au scrutin secret sur les résolutions « Pays » et la modification du règlement intérieur de la Sous-commission en conséquence.
Mais quel type de scrutin pour cette résolution sur le mode de scrutin ? Ubuesque. Pourtant L’issue de l’initiative Tian’anmen à l’ONU se joue sur ce point : Louis et sa coalition d’experts engagés obtiennent le recours au scrutin à bulletin secret. La résolution Chine est adoptée dans la foulée par 15 voix contre 9. Ce 31 août 1989, la République populaire de Chine est « condamnée » pour la première fois par une instance onusienne de protection des droits humains. Elle reprendra la main quelques mois plus tard dès la session de la Commission des droits de l’Homme composée, elle, d’États : une motion de « non-action » présentée par le Pakistan obtient par 17 voix contre 15 et 11 abstentions, que la Commission ne délibère pas sur le texte issu de la Sous-commission. Un vote public et par appel nominal à la demande exprès du Pakistan s’il vous plaît, histoire pour la Chine de pouvoir compter ses amis… et les autres.
Farouche défenseur des principes en même temps qu’adepte du « compromis sans compromission », Louis avait pourtant concocté un texte tout en finesse : la Sous-commission exprimait sa préoccupation pour les « événements qui se sont déroulés récemment » sans plus les nommer, appelait à la « clémence, en particulier en faveur des personnes privées de leur liberté à la suite des événements évoqués ci-dessus » et invitait à l’examen par la Commission des droits de l’homme « des informations fournies par le gouvernement chinois et par d’autres sources dignes de foi ». Neuf courtes lignes, mais neuf lignes de trop pour l’Empire du milieu.
Louis pour sa part est déjà dans la suite. L’année 1990 est fertile en mandats que la Commission des droits de l’Homme lui confie de mettre en œuvre au sein de la Sous-commission. En particulier deux études portant respectivement sur la liberté d’opinion et d’expression (avec Danilo Turk, futur président de la République de Slovénie), et sur l’indépendance du pouvoir judiciaire et des avocats. Moins connue que son activité contre la détention arbitraire, les disparitions forcées ou l’impunité, son action dans ces deux domaines pose cependant le fondement des mandats des procédures spéciales que la Commission des droits de l’Homme instaure respectivement en 1993 et en 1994. Elles sont toujours là.
Pendant ces quatre années que j’ai eu la chance de passer à ses côtés aux Nations unies en l’assistant dans ses mandats ou en tant que représentant de la FIDH, Louis m’a appris l’exigence et la détermination, le pragmatisme et la modestie, l’écoute et l’imagination. Elles marquent le début d’une complicité d’engagement ininterrompue pendant trente années. Une filiation me dit-il un jour en m’accueillant d’un taquin « Tiens, mon fils spirituel ! » qu’il ne lâchera plus, qui m’honore et m’oblige encore. A mon grand soulagement, nous étions nombreux.
« Comme l’histoire est lente et tortueuse et comme l’espérance est violente » conclut-il dans ses « Mémoires d’un épris de justice » : c’est à la force de l’espérance que j’ai eu la chance d’être initié par Louis, celle qui jour après jour transforme les trois fois rien en presque tout.
Vienne la nuit sonne l’heure,
Les jours s’en vont il demeure.
Merci Louis.