N. 23 - 2026

Note sous Comité des droits de l’homme, Juan Gasparini c. Argentine, 30 septembre 2024, communication n° 4035/2021, U.N. doc. CCPR/C/141/D/4035/2021

La version PDF de cette note est disponible dans la Chronique des constatations des comités conventionnels des Nations Unies.

Pour la première fois depuis l’entrée en vigueur du Protocole facultatif en 1976, un État a reconnu devant le Comité des droits de l’homme sa responsabilité pour violation du Pacte international relatif aux droits civils et politiques : dans ses observations communiquées au Comité, l’Argentine reconnaît sa responsabilité internationale pour violation du droit de l’auteur à la liberté d’expression ainsi que de son droit d’accès à un tribunal indépendant et impartial.

Pour la première fois depuis l’entrée en vigueur du Protocole facultatif au Pacte international sur les droits civils et politiques (ci-après le « Pacte ») en 1976, un État a reconnu sa responsabilité dans la violation du Pacte à la suite d’une communication individuelle. L’auteur, Juan Gasparini, est un journaliste argentin exilé en Suisse après avoir été victime de torture pendant la dictature. Il publie un livre dénonçant des actes de corruption commis par des militaires de l’École de mécanique de la Marine, en particulier l’appropriation de terres appartenant aux trois propriétaires de la société Cerro Largo, tous victimes de disparition forcée. Après la parution du livre, Federico Gómez Miranda, fils du conseiller et avocat de Cerro Largo, déclare dans la presse que son père est aussi propriétaire des terres concernées. L’auteur de la communication répond dans un communiqué de presse que M. Gómez Miranda cherche à se voir reconnaître un droit de propriété sur des biens qui ne lui appartiennent pas.

En 2006, M. Gómez Miranda exerce une action civile contre l’auteur pour diffamation. Le 19 avril 2009, le Tribunal civil fédéral de première instance rejette la demande, au motif que l’intention de nuire n’a pas été démontrée. Toutefois, le 26 mai 2011, la Cour d’appel fédérale de Mendoza annule le jugement de première instance, condamnant l’auteur à indemniser le plaignant à hauteur de 50 000 pesos argentins. L’auteur introduit alors un recours fédéral extraordinaire qui est rejeté, tout comme sa tentative de contester ce rejet devant la Cour suprême de justice, celle-ci déclarant sa requête irrecevable. L’auteur saisit le Comité des droits de l’homme (ci-après le « Comité »), invoquant la violation des articles 14 §§ 1 et 5 (droit à l’égalité devant les tribunaux et les cours de justice et à un procès équitable) et 19 § 2 (liberté d’expression), lus seuls et conjointement avec l’article 2 § 3 (droit à un recours utile) du Pacte (§ 1).

Au stade de la recevabilité, le Comité relève que l’État a reconnu l’absence de litispendance internationale et l’épuisement des recours internes (§ 8.2). Puis, il déclare recevables les allégations relatives aux articles 14 § 1 et 19 § 2, lus seuls et conjointement avec l’article 2 § 3 (§ 8.5). Cependant, le grief d’une violation de l’article 14 § 5 est déclaré irrecevable ratione materiae, en ce que cette disposition ne s’applique pas aux procédures de caractère civil. Quant au grief tiré de l’article 14 du Pacte en raison d’une absence de motivation du rejet de la requête par la Cour suprême nationale, il est irrecevable car insuffisamment étayé selon le Comité (§§ 8.3 et 8.4).

Au fond, l’État reconnaît sa responsabilité pour violation du droit à la liberté d’expression consacré par l’article 19 § 2 du Pacte (§ 4.3). Il admet que l’arrêt de la Cour d’appel a constitué une restriction disproportionnée à la diffusion d’informations d’intérêt public et n’a pas suffisamment pris en compte la qualité des parties en tant que victimes de la dictature (§ 4.3). Se référant à la jurisprudence de la Cour interaméricaine des droits de l’homme, l’État indique que le tribunal aurait dû s’interroger sur le caractère raisonnable de la condamnation civile en dommages-intérêts et envisager d’autres moyens qui auraient eu une incidence moindre sur la liberté d’expression (§ 4.4). Il affirme que le préjudice causé par la condamnation prononcée a également eu une incidence sur le droit à la vérité au sens collectif, à savoir le droit inaliénable de connaître la vérité sur les événements passés relatifs à la perpétration de crimes odieux, ainsi que sur les circonstances et les raisons qui ont conduit, par la violation massive ou systématique des droits de l’homme, à la perpétration de ces crimes (Commission des droits de l’homme, Ensemble de principes pour la protection et la promotion des droits de l’homme par la lutte contre l’impunité, 8 février 2005, U.N. doc. E/CN.4/2005/102/Add.1, Principe 2). Le Comité constate ainsi qu’il y a violation de l’article 19 § 2 du Pacte, lu seul et conjointement avec l’article 2 § 3 (§ 9.6).

Quant au droit à un procès équitable, l’État partie reconnaît également sa responsabilité internationale pour violation du droit de l’auteur à ce que sa cause soit entendue par un juge impartial, droit consacré par l’article 14 § 1 du Pacte (§ 4.5). Il note que l’intervention des juges de la Cour d’appel fédérale était manifestement en opposition au processus de mémoire, de vérité, de justice et de réparation (§ 4.5). Il souligne aussi que deux des trois magistrats ayant rendu l’arrêt de deuxième instance ont ensuite été condamnés au pénal pour avoir activement cherché à entraver le bon déroulement des enquêtes menées sur les crimes commis par des agents de l’État pendant la dictature (§ 4.5). Dès lors, le Comité conclut à la violation de l’article 14 § 1 du Pacte, lu seul et conjointement avec l’article 2 § 3 (§ 9.6).

Le Comité observe que la reconnaissance par l’État partie des violations du Pacte contribue favorablement à faire aboutir l’examen de la communication. Elle revêt également une valeur matérielle et symbolique forte en ce qu’elle permet d’envisager que des faits analogues ne se reproduiront pas (§ 9.5). Compte tenu de l’accord des parties sur le constat de violation du droit de l’auteur à la liberté d’expression et de son droit à ce que sa cause soit entendue par un juge impartial, l’État partie est tenu d’assurer à l’auteur un recours utile en vertu de l’article 2 du Pacte (§ 11). En conséquence, il est tenu de réexaminer la sanction prononcée contre l’auteur et de réparer intégralement le préjudice subi par l’auteur, notamment en indemnisant celui-ci comme il se doit (Ibid.).

Le Comité n’ordonne pas à l’État partie de présenter des excuses publiques ni de reconnaître publiquement sa responsabilité, bien que l’auteur lui ait expressément demandé de le faire. Laurence R. Helfer considère que la publication et la diffusion des constatations du Comité constituent en soi une reconnaissance officielle et publique par l’État de sa responsabilité dans les violations des droits de l’auteur (Opinion individuelle (concordante) de Laurence R. Helfer, § 3). Cette interprétation contraste avec celle de Tania María Abdo Rocholl, Hernán Quezada Cabrera et Hélène Tigroudja, qui estiment qu’au vu de la gravité des violations des droites de l’auteur, les excuses publiques ou la reconnaissance de responsabilité auraient dû figurer expressément parmi les mesures de réparation exigées (Opinion conjointe (concordante) de Tania María Abdo Rocholl, Hernán Quezada Cabrera et Hélène Tigroudja, § 11). Une telle approche est cohérente avec les Directives concernant les mesures de réparation demandées en vertu du Protocole facultatif se rapportant au Pacte, selon lesquelles le Comité « peut demander aux États parties de présenter des excuses publiques, en particulier dans les cas de violations graves ou systématiques, lorsque le préjudice ne peut pas être intégralement réparé par de seules mesures de restitution ou d’indemnisation » (CCPR, Directives concernant les mesures de réparation demandées en vertu du Protocole facultatif se rapportant au Pacte international relatif aux droits civils et politiques, 30 novembre 2016, U.N. doc. CCPR/C/158, § 11 al. e.). Il s’inscrit aussi dans la lignée de la pratique précédente du Comité, celui-ci ayant déjà demandé aux États de présenter des excuses ou de reconnaître publiquement leurs responsabilités. À cet égard, il convient de souligner l’affaire de Claudia Andrea Marchant Reyes et autres c. Chili (constatations du 7 novembre 2017, communication no 2627/2015, U.N. doc. CCPR/C/121/D/2627/2015), évoquée dans les deux opinions concordantes (Opinion individuelle (concordante) de Laurence R. Helfer ; Opinion conjointe (concordante) de Tania María Abdo Rocholl, Hernán Quezada Cabrera et Hélène Tigroudja), dans laquelle le Comité avait demandé au Chili de reconnaître publiquement la violation du droit à la liberté d’expression et du droit à un recours effectif. Quant à elle, la Cour interaméricaine des droits de l’homme avait déjà ordonné à l’Argentine d’accomplir un acte public de reconnaissance de responsabilité, en plus de celui que l’État avait pu donner pendant la procédure, pour la violation du droit à la liberté d’expression et du droit à un procès équitable d’un journaliste et écrivain (CIADH, arrêt du 2 mai 2008, Kimel c. Argentine, Série C, no 177, §§ 124 et 126).

En définitive, cette décision constitue une étape notable dans la jurisprudence du Comité relative à la reconnaissance de la responsabilité des États, même si les conditions d’ordonnance d’excuses publiques ou d’une reconnaissance officielle restent à préciser.