N. 22 - 2024

Note sous Comité contre la torture, Cassandra Bodart c. Belgique, 13 juillet 2023, communication n° 993/2020, U.N. doc. CAT/C/77/D/993/2020

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L’auteure de la communication est une ressortissante belge, retenue dans le camp d’Al-Roj, au nord-est de la République arabe syrienne, sous le contrôle des Forces démocratiques syriennes, acteur non-étatique (§ 1.1). En sus d’être confrontée à des conditions de détention déplorables notoires (§ 7.9), elle y est humiliée, harcelée et violentée, alors que sa situation médicale est alarmante, comme l’a constaté sur place une mission socio-médicale belge en 2019 (§§ 2.3, 2.4 et 2.8).

Si elle sollicite les autorités belges depuis 2015 en vue de son retour, aucune mesure n’a été prise pour mettre un terme aux traitements qu’elle subit ou organiser son rapatriement (§§ 2.3 et 2.4). Au contraire, l’auteure a été condamnée pénalement in absentia pour participation à l’activité d’un groupe terroriste. Elle a alors tenté de contraindre l’État partie, en référé, sur le fondement de ses obligations de protection contre les traitements cruels, inhumains ou dégradants, à garantir son intégrité physique et psychologique, lui fournir les documents nécessaires à son rapatriement, et organiser celui-ci, afin qu’elle reçoive des soins et se défende personnellement en appel (§ 2.9). En 2019, elle a été déboutée aux motifs, largement développés, qu’elle ne se trouvait pas sous la juridiction de l’État partie au sens de la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants (ci-après la « Convention »), et ne disposait pas d’un droit subjectif à l’assistance consulaire (§§ 2.10-2.12). En février 2020, ses chances de succès en cassation ont été évaluées négativement (§ 2.13).

Par conséquent, dans sa communication du 3 mars 2020, l’auteure argue de la violation, par l’État belge, de son obligation de prendre des mesures efficaces pour empêcher ou mettre fin aux traitements cruels, inhumains et dégradants qu’elle subit à Al-Roj (articles 2 § 1, 11 et 16 § 1 de la Convention). Le Comité contre la torture (ci-après le « Comité ») a alors demandé à l’État partie, à titre provisoire, de fournir les autorisations et documents nécessaires au rapatriement de l’auteure, et de « prendre toute mesure utile et raisonnablement en son pouvoir afin de protéger [son] intégrité physique et psychologique » (§ 1.2). L’État ayant assuré ne pouvoir s’y conformer (§ 1.3), l’auteure a demandé aux juridictions internes l’exécution immédiate de ces mesures provisoires en référé. En 2020 et 2021, celles-ci ont nié l’existence d’un droit subjectif à la mise en œuvre sous astreinte de ces mesures, et, en dépit de leur réitération par le Comité (§ 1.3), toute perspective de succès en cassation a été évincée (§§ 2.15-2.17).

Partant, au stade de la recevabilité, le Comité examine les deux exceptions soulevées par l’État partie, ayant trait à l’épuisement des voies de recours internes et à la juridiction.

D’une part, il rejette la première selon laquelle l’auteure aurait dû saisir le juge du fond, et pas seulement celui des référés, à défaut pour l’État d’avoir démontré que cette voie aurait pu offrir à l’auteure un résultat qu’elle n’aurait pu obtenir en référé. En outre, une action indemnitaire devant le juge de la responsabilité civile, excédant les délais raisonnables, n’aurait pu faire cesser la violation en cause, ni constituer seule, selon la Cour européenne des droits de l’homme (ci-après la « CEDH »), un recours effectif pour se plaindre de conditions de détention (§§ 7.3-7.5).

D’autre part, quant à la juridiction, plusieurs dispositions de la Convention limitent le champ d’application des obligations de l’État partie à « tout territoire sous sa juridiction », incluant ceux sur lesquels il exerce un contrôle effectif (CAT, Application de l’article 2 par les États parties, Observation générale n° 2, 2007, U.N. doc. CAT/C/GC/2, § 16). Or, si l’État belge argue qu’il n’exerçait pas un tel contrôle sur le camp d’Al-Roj, ni même son contrôle ou son autorité sur l’auteure, et n’était pas tenu d’une obligation d’assistance consulaire (§§ 4.3-4.6 et 7.6), l’auteure avance que le critère est celui du contrôle de l’État sur sa situation, et de sa capacité à faire cesser l’atteinte (§ 3.2). Le Comité tranche en soulignant la connaissance, par l’État, de la situation de vulnérabilité de l’auteure, et « le contexte particulier de la présente requête » – incluant les relations de cet État avec les Forces démocratiques syriennes souhaitant coopérer et les rapatriements déjà effectués –, pour en déduire « qu’en tant qu’État de nationalité de la requérante, l’État partie a la capacité et le pouvoir de protéger ses droits, en prenant des mesures pour la rapatrier ou d’autres mesures consulaires » (§ 7.9). S’appuyant de manière casuistique sur les critères de nationalité et de capacité – insuffisants selon la CEDH dans l’affaire analogue H.F. et autres c. France (GC, arrêt du 14 septembre 2022, req. n° 24384/19 et 44234/20, §§ 198 et 199) –, le Comité conclut à l’existence d’un « lien juridictionnel entre l’État partie et la requérante » (§ 7.10, v. CAT, L.V. et consorts c. France, constatations du 16 novembre 2022, communication n° 922/2019, U.N. doc. CAT/C/75/D/922/2019, §§ 6.7 et 6.8).

Selon l’opinion conjointe virulente de certains membres du Comité, il s’agit d’une notion « vague et élusive », résultant d’une « interprétation approximative, sinon fantaisiste » de la Convention (ibid., Opinion conjointe (dissidente) de Liu Huawen, Maeda Naoko et Bakhtiyar Tuzmukhamedov (à laquelle renvoie l’opinion conjointe dans Cassandra Bodart c. Belgique)). Alors que les États parties avaient exclu la référence unique à la juridiction pour éviter l’application de la Convention « à des ressortissants d’un État résidant sur le territoire d’un autre État », c’est ce que le Comité permet ici en exigeant pas l’exercice, par l’État, de son contrôle sur le camp, ni même de son contrôle ou autorité sur l’auteure par le biais de ses agents – et ce sans que cela ne soit justifié par les positions du Comité des droits de l’enfant et de la CEDH dans des affaires semblables (ibid., Opinion individuelle (dissidente) de Todd Buchwald ; pour une comparaison, voir M. Larché, « Le rapatriement des enfants français de Syrie devant les organes internationaux de protection des droits de l’homme : symphonie ou polyphonie ? […] », RTDH, n° 135, 2023, pp. 629-644).

Si l’interprétation de la majorité, permettant la recevabilité de la requête, apparaît finaliste compte tenu du vide juridique sinon observé, elle aurait sans doute dû être davantage motivée du fait de son caractère novateur, de la fonction essentielle de la juridiction, de ses potentielles conséquences sur d’autres contentieux, et de l’enjeu de sécurité juridique – notamment quant à la détermination de la capacité de l’État et des limites au caractère discrétionnaire de l’exercice de ses compétences.

Au stade du fond, le Comité constate que l’existence d’une obligation internationale de rapatriement ou d’assistance consulaire a été largement discutée devant les juridictions belges. Or, « c’est aux tribunaux des États parties […] d’apprécier les faits et les éléments de preuve dans un cas d’espèce, sauf s’il peut être établi que [cette appréciation] était manifestement arbitraire ou équivalait à un déni de justice » (§ 8.4), ce que n’a pu démontrer l’auteure. Il est toutefois étonnant que le Comité souligne alors que ces juridictions ont conclu que l’auteure ne relevait pas de la juridiction extraterritoriale de l’État (§§ 8.4 et 8.5). Néanmoins, y ajoutant que « la Convention contre la torture ne définit ni de droit au rapatriement, ni d’obligation d’assistance consulaire » (§ 8.5), il en déduit, d’une manière qui peine à convaincre pleinement, l’absence de remise en cause des décisions internes, et la non-violation des articles 2 § 1, 11 et 16 § 1 de la Convention (v. a contrario CAT, L.V. et consorts c. France, op. cit., où la décision de non-rapatriement, en tant qu’acte de gouvernement, était insusceptible de recours interne, et CRC, F.B. et autres c. France, constatations du 8 février 2022, communications n° 77/2019, 79/2019 et 109/2019, U.N. doc. CRC/C/89/D/77-79-109/2019, § 8). Il invite cependant l’État à « poursuivre ses efforts et à prendre toute mesure humanitaire utile et raisonnable en son pouvoir afin de protéger activement l’intégrité physique et psychologique de la requérante et des autres ressortissants belges détenus dans cette zone » (§§ 9 et 10), sans lui imposer d’obligation d’information. In fine, cette mise en exergue du principe de subsidiarité pourrait peut-être s’expliquer par le souci d’éviter d’imposer aux États un fardeau excessif vis-à-vis de l’ensemble de leurs ressortissants en détresse à l’étranger (M. Larché, op. cit., p. 638).