N. 17 - 2019

Le Pacte global sur les migrations vu du Sud

photo du colloque réalisée par Massimo Sestini
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On tentera dans la présente communication de répondre à deux questions :

  • Quelles sont les dynamiques qui ont permis l’élaboration du Pacte global pour des migrations sûres, ordonnées et régulières (le Pacte), autrement dit quelle a été la préhistoire de ce document, qui a suscité lors de son adoption autant de désinformation ?
  • Est-ce que le Pacte pourra aboutir effectivement à une gouvernance internationale des mobilités humaines, à la fois respectueuse des droits fondamentaux des personnes concernées et contribuant à une meilleure coopération internationale ?

Une brève généalogie du Pacte

Depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale, la communauté internationale a élaboré, comme on le sait, plusieurs instruments concernant les réfugiés et les migrants, en  vue de protéger leurs droits fondamentaux, et mis en place divers outils et agences afin d’assurer la coopération internationale nécessaire.

Le plus connu est d’évidence la Convention de 1951 relative au statut des réfugiés et son Protocole de 19671. Parallèlement, et dès décembre 1949, l’Assemblée générale des Nations unies décide de mettre en place au 1er janvier 1951 un Haut commissariat pour les réfugiés dont le statut est adopté par l’Assemblée générale le 14 décembre 19502. Les flux de demandeurs d’asile sont alors majoritairement constitués de personnes fuyant les pays communistes et cherchant une protection dans l’un des pays d’Europe occidentale.

En matière de migrations, l’Organisation internationale du travail (OIT) joue un rôle pionnier en élaborant deux conventions : la Convention n° 97 sur la migration de travail (Migration for Employment Convention) de 1949 (ratifiée par 49 pays) et la Convention n° 143 sur les travailleurs migrants de 1975 (Migrant Workers (Supplementary Provisions) Convention), qui ne compte que 23 ratifications. Cette réticence des États à accepter une régulation internationale contraignante des migrations va encore être illustrée après l’ouverture à ratification de la Convention internationale sur les droits de tous les travailleurs migrants et des membres de leur famille. Adoptée par la résolution 45/158 du 18 décembre 1990, la Convention a été ratifiée à ce jour par 54 pays dont 24 pays africains, 18 pays de l’Amérique latine et des Caraïbes, 10 pays asiatiques et seulement 2 pays européens (Albanie et Bosnie Herzégovine).

Cette répulsion de nombreux États, et notamment de grands pays démocratiques qui sont aussi d’importantes terres d’immigration, à prendre en compte cette convention, contrairement aux autres composantes du droit international des droits de l’Homme est régulièrement dénoncée, mais malheureusement sans grand effet à ce jour. Ainsi, le 18 décembre 2003, journée internationale des migrants, le Secrétaire général des Nations unies, feu Kofi Annan, exhorte la communauté internationale à mieux gérer les migrations et les pays à adhérer à la Convention, tout juste entrée en vigueur, au mois de  juillet 2002.

A plusieurs égards, le mandat de Kofi Annan va être décisif dans le processus complexe d’émergence d’une gouvernance internationale des migrations.

Soutenu par quelques pays, le Secrétaire général met en place en 2003 la Commission mondiale sur les migrations internationales. Composée d’experts et de personnalités, la  Commission lui remet le 5 octobre 2005 un rapport intitulé Les migrations dans un monde interconnecté : une nouvelle voie. S’appuyant sur cette étude, Kofi Annan présente le 6 juin 2006 un rapport au  titre explicite et pionnier : Migrations internationales et développement3.  Le rapport met notamment en exergue la mondialisation des flux migratoires, leur féminisation croissante, la transformation de pays, de plus en plus nombreux, à la fois en terres d’émigration, de rebond et d’immigration, les tensions suscitées par les processus d’intégration, la progression de la traite des êtres humains et les violations des droits fondamentaux des migrants. Rappelant qu’il s’agit d’une « nouvelle ère des migrations », un « phénomène mondial », le Secrétaire général appelle à un double changement de paradigme : considérer les migrations humaines comme une opportunité, susceptible de contribuer au développement de tous les pays, quel que soit leur statut et mettre en place une gouvernance internationale concertée des migrations. Reconnaissant la souveraineté des États membres qui « tireront bien entendu leurs propres conclusions des faits qui sont exposés », le Secrétaire général  propose néanmoins d’établir « une instance permanente, de nature volontaire et consultative, en vue de poursuivre le débat, la mutualisation d’expériences et l’échange d’idées ». La configuration du Pacte adopté douze ans plus tard à Marrakech est déjà là : d’une part un cadre international souple, non contraignant et orienté vers des actions pratiques et le débat, et non la production de normes et d’autre part un strict respect de la souveraineté des États.

Six mois plus tard, l’Organisation des Nations unies organise les 14 et 15 décembre 2006 un Dialogue de haut niveau sur les migrations internationales et le développement et Kofi Annan, dont le mandat s’achève justement en ce mois de décembre, propose d’établir un Forum global migration développement (GFMD), dont la première édition se réunit à Bruxelles sous présidence belge en juillet 2007. Le GFMD est conçu comme une plateforme informelle et non contraignante de discussion entre États, organisations de la société civile, agences des Nations unies et chercheurs, dirigé par les gouvernements, et agissant comme un partenaire des Nations unies (le Secrétaire général assiste à pratiquement toutes les sessions annuelles et en informe l’Assemblée générale) mais ne faisant pas proprement partie du système onusien. Bien qu’ « informel, volontaire, non contraignant et mené  par les gouvernements »4, le Forum contribue incontestablement à installer l’idée d’une meilleure gouvernance internationale des migrations5.

Durant les dix ans qui suivent (2006-2016) et parallèlement aux réunions du GFMD, de nombreuses autres initiatives internationales sont prises comme, à titre d’exemple, la désignation en 2006 d’un Représentant spécial du Secrétaire général des Nations unies sur les migrations internationales, ou l’organisation de plusieurs événements et la publication de nombreuses études par l’Organisation internationale du travail, l’OIT6, renforçant encore plus l’idée d’une gouvernance internationale des migrations.

Ces dynamiques aboutissent à l’adoption le 19 septembre 2016 par les Chefs d’États et de gouvernements de la Déclaration de New-York pour les réfugiés et les migrants7, qui lance le processus d’élaboration du Pacte. Mais le pas décisif de 2016 n’aurait pas été possible, nous semble-t-il, sans cinq autres dynamiques déterminantes : la crise syrienne et ses conséquences  sur les pays d’Europe occidentale, abusivement catalogués comme LA crise des migrations ; la régionalisation du débat sur les migrations, y compris au niveau des pays du Sud ; l’instrumentation partisane croissante de cette problématique, notamment dans les pays du Nord ; l’émergence au niveau national, régional et mondial d’une société civile agissante, y compris au sein des diasporas et enfin, le jeu interne au système des Nations unies et de ses multiples agences, dont notamment l’Organisation internationale des migrations (OIM). Agence intergouvernementale, située depuis sa création en 1951 en dehors du système des Nations unies, l’OIM devient en vertu d’un accord signé le 19 septembre 2016 une organisation liée à l’ONU. Elle jouera un rôle fondamental dans l’élaboration du Pacte et s’assure une place  centrale dans le processus de mise en œuvre adopté à Marrakech.

Quelles conditions pour une gouvernance mondiale effective et pertinente des migrations ?

Le Pacte global pour des migrations sûres, ordonnées et régulières a été formellement adopté à New-York le 19 décembre 2018 et son corollaire, le Pacte sur les réfugiés, moins médiatisé et moins objet de polémiques et d’instrumentalisation, a été adopté par l’Assemblée générale le 17 décembre.

Prenant appui sur les exemples du Maroc et de l’Union africaine (UA) et évitant à cette étape le débat sur la teneur des deux instruments, et en particulier du Pacte, l’hypothèse que l’on souhaite défendre ici est que la mise en place d’une meilleure gouvernance des migrations internationales exige à tout le moins trois conditions.

La première est bien évidemment un engagement sincère et volontariste des États dans la mise en œuvre des deux pactes, engagement dont il est permis de douter, à voir les marchandages sur l’accueil des migrants illégaux et des demandeurs d’asile en perdition en Méditerranée ou les refoulements, parfois massifs de demandeurs d’asile, comme on vient juste d’y assister en Angola, qui a procédé à l’expulsion sans aucun égard de près de 300 000 ressortissants de RDC.

La seconde condition, qui nous semble centrale, est le type de politique adopté par chacun des pays au niveau national. A cet égard, la réaction des pays du Sud est fondamentale, si l’on considère que l’une des dynamiques migratoires des dernières décennies est le développement des migrations Sud/Sud, qui égalent aujourd’hui presque les migrations Sud/Nord. Nous savons que ces pays accueillent la majorité des flux de réfugiés, mais ils sont pratiquement tous dépourvus d’une législation sur les migrations, conforme au droit international. Dans ce contexte, la politique migratoire adoptée par le Maroc depuis septembre 2013 constitue à la fois une bonne pratique et un défi important, qu’il s’agit de soutenir sans complaisance mais avec énergie. Ayant pris connaissance d’un rapport du Conseil national des droits de l’Homme8, le roi du Maroc a immédiatement ordonné au gouvernement la mise en œuvre de ses recommandations. Cette nouvelle politique s’est illustrée par deux campagnes exceptionnelles de régularisation, l’adoption par le gouvernement d’une Stratégie nationale de l’immigration et de l’asile (SNIA), une scolarisation des enfants de migration, quel que soit le statut au regard du séjour des parents, la régularisation de la situation administrative de plus de 30 associations de migrants, sans attendre comme le CNDH l’a recommandé, le changement de la loi sur les associations, la création d’un Observatoire national des migrations, etc. Il est bien évidemment trop tôt pour une évaluation des résultats de cette politique et le pays, distant de l’Espagne de 14 kilomètres, reste confronté à la problématique de la gestion des frontières. Il n’en reste pas moins que l’initiative marocaine, pionnière, constitue un cas quasiment isolé au Sud. L’interpellation des pays développés en matière de migration et d’asile doit être maintenue et renforcée. Mais la responsabilité de chaque pays du Sud est tout aussi engagée.

Considérant le développement des migrations Sud/Sud, la troisième condition concerne l’élaboration et la mise en œuvre de politiques régionales en la matière. Les débats européens révèlent la difficulté pour l’Union européenne d’adopter une politique commune conforme au droit international. Mais la question se pose aussi au Sud. A cet égard les initiatives des sept Communautés économiques régionales (CER) établies par l’UA et de l’organisation panafricaine elle-même sont intéressantes à suivre et à soutenir. Ces diverses initiatives sont notamment rappelées dans le rapport du roi du Maroc à la Trentième session ordinaire de la Conférence des Chefs d’État et de gouvernement de l’UA (Addis Abeba, 28-29 janvier 2018), intitulé « Pour un agenda africain  sur la migration ». Désigné comme leader sur la question de la migration, le souverain a rappelé dans son rapport les efforts africains sur le plan normatif (Charte africaine des droits de l’Homme et des peuples, Convention de Kampala sur la protection des personnes déplacées)  et les politiques envisagées comme la libre circulation et le passeport africain (Conférence de l’UA, Kigali, Rwanda, 2016). Il a ensuite appelé à l’adoption d’un agenda africain propre qui comporte notamment le renforcement des actions des CER, l’établissement d’une politique continentale et enfin, une intervention commune de l’Afrique dans les négociations internationales. A ce niveau aussi, il est trop tôt pour faire un bilan circonstancié, mais l’Europe a intérêt à suivre les évolutions en cours en Afrique, en Asie et en Amérique latine et à nouer des partenariats gagnant-gagnant.

  1. États parties à la Convention : 145 ; États parties au Protocole : 146 ; États parties à la Convention et au Protocole : 142 ; États parties uniquement  à la Convention : 2 (Madagascar et Saint Kitts et Nevis) ;  États parties uniquement au Protocole : 3 (Cap-Vert, Etats-Unis et Venezuela). Chiffres arrêtés au mois d’avril 2015 (Site du HCR).
  2. https://www.unhcr.org/fr/about-us/background/4aeafff76/statut-hcr.html.
  3. Doc. A/60/871, 18 mai 2006.
  4. Cf. à cet égard l’analyse de Romeo E. Mastas : « L’apport du Forum mondial sur la Migration et le développement », Migrations société 2009/I (n° 123). https://www.cairn.info/revue-migrations-societe-2009-1-page-203.htm
  5. Onze sessions ont été organisées depuis 2007 sous la présidence de divers pays. La onzième édition a été organisée à Marrakech en décembre 2018 sous la présidence conjointe de l’Allemagne et du Maroc. www.gfmd.org.
  6. https://www.ilo.org/Search5/search.do?searchWhat=migration&navigators=languagesnavigator%1dlanguage%1den%1den%1edatestrnavigator%1dyearstr%1d2014%1d%5e2014%24&sortby=default&lastDay=0&collection=&offset=0
  7. http://www.un.org/en/development/desa/population/migration/generalassembly/docs/globalcompact/A_RES_71_1.pdf
  8. https://www.cndh.ma/fr/communiques/le-cndh-elabore-un-rapport-sur-lasile-et-limmigration-au-maroc.